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Full text of "Annual report of the commissioners of the District of Columbia"

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af 








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LE 


CORRESPONDANT 





PARIS. — IMP. SIMON RACON EY COMP., RUE D'ERFUATH, 1, 








LE 


CORRESPONDANT 


RECUEIL PERIODIQUE 


a 


RELIGION — PHILOSOPHIE — POLITIQUE 
— SCIENCES — 
LITTERATURE — BEAUX-ARTS 


ae ee 


TOME QUATRE-VINGT-NEUVIEME 
DE LA COLLECTION 


BO@UVELLE SERIE — TOME CINQUANTE-TROISIRME 


Soe 


PARIS 
CHARLES DOUNIOL ET C", LIBRAIRES-EDITEURS 


29, RUE DE TOURNON, 29 





*(BODL: LI 
SRIODICL 


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Li 


CO RRESPONDANT 


LASSEMBLEE NATIONALE 


EN 4872 





| 


Le 8 février 1874, la France ne possédait plus ni armée, ni lerri- 
toire, ni argent, ni gouvernement. 

L’armée réguliére formée sous l’empire avait été condamnée pur 
Yempire 4 captiuler 4 Sedan et 4 Metz. Les troupes improvisées sous 
la diclature républicaine, la dictature républicaine les avait perdues. 
Une méprise de M. Gambetta avait précipilé l’'armée de Ja Loire vers 
une défaite inévitable; un oubli de M. Jules. Favre dans Ja .conclu- 
sion de \’armistice avail livré sans défense l'armée de l’Est; Parmeée 
de Paris enfin, aprés avoir attendu cing mois des secours et des vi- 
vres, venail de rendre ses armes et les forts. La moitié du territoire 
était envahie, et malgré les efforts du général Chanzy dans l'Ouest, 
du général Faidherbe au Nord, la portion qui ne |’était pas n’offrait 
plus aucun obstacle a l’invasion. 

me sfm. FT. Ui {LXXxIX* DB La coutect.). 1° tiv. 10 Ocrosne 1872. i 


6 L’ASSEMBLEE NATIONALE EN 4879, 


L’argent des impéts, l’argent des emprunts était dévoré; 1’Etat 
n’avait plus de ressource qui lui fat propre, il vivait au jour le jour, 
sur le crédit de la Banque. 

Un gouvernement de hasard, sans titre et sans loi, avait pu dispo- 
ser de nous sans nous, et jamais la longue série de nos expériences 
révolutionnaires n’avait présenté un si étonnant exemple de la pa- 
tience publique, que la soumission obtenue d’un bout 4 !’autre du 
territoire par ce dictateur d’aventure qui avait pu dissoudre les co- 
mices électoraux déja convoqués, briser dans la commune et le dé- 
partement, comme dans !’Etat, tout pouvoir électif, refuser 4 la na- 
tion dont il jouait l’existence tout représentant et tout organe; et 
tandis qu'il demandait a tous le dernier homme et le dernier écu, 
faire du pouvoir la proie d’un seul parti‘, el de quel parti! Ce n'est 
pas le calomnier, assurément, que d’aflirmer qu’il n’était dans le 
pays nile plus nombreux, ni le mieux préparé 4 gouverner. 

A peine quelques rares républicains, les meilleurs*, avaient-ils 
refusé une part dans cette confiscation des droits du peuple, aimant 
mieux, quand ils le pouvaient, prendre un fusil et se battre en sol- 
dats. Leur exemple n’avait pas été contagieux, et je rougirais de 
rappeler 4 qui nous avons obéi, si notre résignation, préparée d’ail- 
leurs par notre long engourdissement sous l’empire, n’avait eu pour 
excuse la défense nationale. Les vrais patriotes alors se souciaient peu 
de disputer le pouvoir 4 qui le voulait prendre; ils disputaient le 
terriloire 4 l’ennemi, et les hommes qui déclaraient ne point déses- 
pérer de la patrie, qui nous en promeltaient l’intégrité, quels qu’ils 
fussent, devaient {out obtenir. Mais, les malheureux! ils ne savaient 


4 « Dans le cours des rapports que j’ai eus avec M. Gambetta 4 Paris et plus 
tard, j'ai toujours jugé qu'il avait un ardent patriotisme; mais il portait en lui 
deux défauts originels incurables : ayant 4 invoquer pour I’ccuvre de salut commuu 
que nous poursuivions le concours de toutes les volontés, de tous les esprits, de 
tous les cceurs, il était persuadé que, pour utiliser ce grand effort, il fallait superpo- 
ser 4 cet effort méme un parti qui en devait étre le directeur. » 

(H. Jules Favre, ministre des affaires élrangéres : C'est trés-vrai.) . . . - 
Je le lui ai dit, quand il nomma 4 Paris les maires provisoires, je le lui ai dit quand 
a la méme époque il nomma les préfets dans les départements, T’assurant qu'il 
allait tout perdre au lieu de tout sauver. 

(M. le ministre des affaires dtrangéres : C'est trés—vrai !) 

(Discours du général Trochu, séance du 14 juin 1871.) 

2 1] faut citer a leur téte : le président de l’Assemblée nationale, M. Grévy, puis 
MM. Victor Lefranc, Bethmont, Lanfrey, sans oublier non plus les préfets qui ont 
refusé de s‘associer soit la dissolution des conseils généraux, soit au décret rendu 
par M. Gambetta, contre la liberté des élections : MM. Mestreau, Christophle, De- 
lorme, Lenoél. 


L’ASSEMDLEE NATIONALE EN 41872. 


pas plus faire la guerre que la paix! Le tout-puissant et trés-médio- 
cre personnage dont les déclamations furieuses avaient empéché 
M. Thiers de trailer quand Paris tenait encore, et qui, le lendemain 
de l’armistice, parlait de lutte 4 outrance, était celui-la méme qui 
enseignait aux troupes 4 se défier de leurs chefs, réduisait le brave 
Bourbaki au désespoir, brisait ’épée du vainqueur de Coulmiers ; et 
quand enfin, de harangue en harangue et de désastre en désastre, 
la France lui tomba des mains, il lui avait couté, pour son compte, 
une province et 4 milliards'. 

Nous croyions alors n’avoir plus rien 4 perdre, nous nous trom- 
pions. Le gouvernement de la défense nationale nous léguait, 4 la 
suite de la guerre étrangére, la guerre civile. En s’effondrant sous 
ses propres divisions en méme temps que sous le poids accablant de 
nos derniers revers, il laissait Paris livré 4 une bande de scélérats, 
les proyinces 4 une nuée d’administrateurs incapables ou indignes. 

La France allait-elle donc périr? 

Elle avait attesté sa force vitale, si j’ose ainsi parler, en survivant 
4 la ruine de toute organisation politique ou militaire, en tenant 
cinq mois, sans chefs ni armées, contre la plus redoutable puis- 
sance de |’Europe. La lutte, méme sans espoir, étant devenue impos- 
sible, elle l’attesta d’une autre maniére en élisant |’Assemblée na- 
tionale. 7 

Jamais élection n’avait été si soudaine et plus spontanée, et, si 
Yon veul en déterminer le vrai caractére, il faut reconnaitre que ce 
jour-la le peuple, secouant le joug d'un gouvernement éphémere, 
et ne recevant d'ailleurs d’aucun parti aucun mot d’ordre, chercha 
partout, par un instinct d’honneur, pour signer la paix les hommes 
qui s étaient le mieux battus, par un instinct de salut, pour réparer 
nos maux les hommes qui n’en étaient pas responsables, les hom- 
mes purs de toules les fautes qui avaient enfanté les désastres. C'est 
ace titre que M. Thiers, Pinfaillible censeur ét de l’empire et de la 
dictature républicaine, le patriote qui avait soulenu la paix et la 
liberté contre Napoléon Ill, la paix et le respect des droits de la na- 
tion contre M. Gambetta’, M. Thiers fut élu dans vingt-huit colléges. 


t « Ceux qui ont fait Ia guerre nous ont condamnés 4 la dépense nécessaire de 
quatre milliards ; ceux qui l’ont prolongée plus tard ont doublé le désastre et la 
dépense. » (Discours de M. Thiers, 20 juin 1871.) 

2 « Oui, messieurs, nous étions tous révoltés, je l’étais comme vous tous eontre 
cette politique de fous furieux qui mettaient la France dans le plus grand péril... 
Pour moi, j'ai lutté autant qu’on le pouvait a4 Tours et 4 Bordeaux contre cette 
prétention antinationale, atroce par ses résultats, arrogante, insolente, de vouloir, 
4 quelques-uns qu'on était, se substituer 4 tous, contre la France méme, quand il 
s'agissait de son salut. (Trés-bien ! trés-bien ! Nouveaux applaudissemenis. ) 

(Discours de M. Thiers, 8 juin 1871 


8 L’ASSEMBLEE NATIONALE EN 1872. 


Voila pourquoi aussi on a pu remarquer que les légitimistes, tenus 
par leurs principes a |’écart des gouvernements d'aventure et préci- 
pités sur les champs de bataille par leur patriotisme chevaleresque, 
arrivaient 4 Bordeaux plus nombreux ‘que notre génération ne les 
avait jamais vus dans la vie publique. A vrai dire, image fidéle de la 
France, cette Assemblée n’appartenait en propre 4 aucun parti. Dés 
le premier jour, il fut manifeste que rien n’y serait décidé que par 
un libre accord entre des hommes séparés par la diversité des anté- 
cédents et des souvenirs, rapprochés par le naufrage. Ses résolu- 
tions pourraient porter aussi loin que s’étendrait cet accord, pas au 
dela. Il y avait d’ailleurs bien des traits communs a la plupart de ces 
hommes divers : l’horreur du désordre, le godt des réformes , 
l'amour de la liberté', la foi en Dieu et dans sa Provide::ce; ajoutez 
le désintéressement et l’inexpérience : le désintéressement, vertu 
rendue facile, en vérité, par nos malheurs, car comment songer a 
soi quand on avait tant de choses, et de si cruelles, 4 exiger du 
pays? l'inexpérience, résultat inévitable de la longue interruption 
de la vie publique. Durant vingt ans, la végétation d'une terre jus- 
que-la féconde en hommes s'élait arrétée; tous nos grands parle- 
mentaires, sauf un seul , avaient achevé leur course avant qu’il edt 
été donné a leurs héritiers de commencer leur apprentissage. In- 
connus les uns aux aulres, nous entrions sans guide dans la car- 
riére. Et quelle carriére! un mandat sans limite, des sacrifices sans 
mesure ; au début, une paix aussi désastreuse qu’indiscutable ; aus- 
sitét aprés une insurrection plus détestable et plus terrible qu’au- 
cune autre ; devant nous, 4 Paris, la Commune triomphante ct mai- 
tresse; derriére nous, dans les grandes villes, la Commune préparée 
et menacante; tout autour les Prussiens immobiles, ne lachant pas 
leur proie; enfin, pour faire face 4 tant de périls, il faut que je le 
répéte encore, pas d’armée, pas d’argent, pas d’administration , pas 
d’institutions, rien que nous seuls. 

Vingt mois se sont écoulés : nous avons marché nous heurtant de 
toutes parts 4 des ruines, et maintenant la commune est vaincue ; 
pour la premiére fois, depuis quatre-vingts ans, une insurrection 
muitresse de la capitale ne l’a pas été de la France; l’ordre matériel 
est partout assuré, l’armée se refait, le terrifoire s évacue; la patrie 
est mulilée, mais elle subsiste, elle revit, elle travaille, elle acquitte, 
sans paraitre appauvrie, une rancon calculée pour l’écraser, et son 
crédit étonne l'Europe. Qui donc, ami ou ennemi, s’attendait 4 une 
si prompte convalescence? Certes la guérison n’est pas compleéte en- 


! « Cette assemblée est une des plus libérales que j’aie jamais yues... Elle est 
plus libérale que moi. » (M. Thiers, 27 avril et 8 juin 1871.) 


L’ASSEMBLEE NATIONALE EN 1879. | y 


core, |’avenir est incertain, et quand je considére ce qui nous reste a 
_ faire, je demeure effrayé; mais si, regardant en arriére, je mesure 
le chemin parcouru, je bénis Dieu des ressources de mon pays, et je 
reprends confiance dans son inépuisable et souple vigueur. 

4 Dieu, d’abord, en effet, a Dieu, qui a frappé ce pays non pour le 
perdre, mais pour le régénérer; 4 lui-méme, ensuite, a son lempé- 
rament, 4 son génie, qui plie et rebondit comme I’acier, est due 
celte sorte de résurrection. Mais les médecins, 4 qui le grand et cher 
blessé s’est livré au sortir des mains des charlatans et des empiri- 
ques, qui lont recueilli sanglant, épuisé, ct veillent aujourd’hui 
sur sa marche chancelante, ont-ils donc trompé sa confiance? évi- 
demment, non. L’auraient-ils perdue? Il arrive parfois aux malades 
les mieux trailés de se fatiguer de leur convalescence; 4 mesure 
qu’ils se raniment, ils sentent davantage ce qu’ils souffrent, s irri- 
tent de languir encore et, dans leur impatience, seraient tentés de 
changer de régime et de médecin. Tentation dangereuse, et que le 
dévouement le plus désintéressé doit combattre; car elle expose 
ceux qui s’y abandonnent 4 de mortelles rechutes. Au fond, je ne 
crois pas la France préte 4 s’y abandonner; je n’apercois guére de 
citoyens disposés & donner congé 4 ]'Assemblée nationale, si ce 
n’est ceux qui la redoutaient d’avance, n’ont rien épargné pour em- 
pécher son avénement, et sont, en effet, tombés devant elle. Mais 
les conservateurs, qui l’ont élue et ne lui pardonneraient pas de se 
dissoudre aujourd'hui, souffrent trop volontiers qu'on la discrédile. 
Prompts 4 se décourager eux-mémes, ils la laissent trop volon- 
tiers taxer d'impuissance, sans prendre assez garde qu'elle ne 
peut rien qu’avec leur appui. Voyons donc franchement ce qu’a 
fait cette Assemblée. Déja plusieurs de ses membres ont rendu 
comple de leur conduite 4 leurs électeurs. Avec la juste autorité 
qui leur appartient, ils ont apprécié les actes importants aux- 
quels ils ont pris part. Pour moi je voudrais 4 mon tour et venant 
le dernier, comme un simple témoin des travaux de l’Assemblée, 
en exposer l’ensemble, travaux d’affaires et travaux poliliques, me- 
sures urgentes et réformes en vue de l'avenir. Dans cette revue ré- 
trospective, je n’éviterai pas de répéter ce qui a élé dit avant moi 
beaucoup mieux que je ne le saurais dire. Mais peut-tre n’est-il pas 
inutile de répéter et de ressasser ce qui s'est fait 4 la Chambre pour 
entrevoir ce qui pcut et doit se faire encore. 


10 L’ASSEMBLEE NATIONALE EN 1572. 


II 


Quand je parle des actes de |’Assemblée, je ne voudrais pas sé- 
parer d’elle ce qui a élé son premier ouvrage : le gouvernement de 
M. Thiers. Il existe par elle, elle agit par lui. Geux qui cherchent a 
les opposer l'un & l’autre, alléguent, il est vrai, que Jes suifrages 
des électeurs avaient diclé d’avance le choix de la Chambre, et que, 
en réalité, M. Thiers est l’élu du peuple et non de ses collégues. Je 
n’ai pas 4 contester qu’en cette circonstance, comme en toute autre, 
l’Assemblée ait déféré au voeu du pays. Mais ce voeu du pays, que 
signiliait-il donc alors? a quels noms associail-il, 4 quelle politique 
destinail-il le futur président de la république? M. Thiers a été 
partout inscrit sur les mémes listes que nous tous conservateurs, 
.choisi par les mémes électeurs pour combaltre les mémes hommes, 
pour accomplir les mémes choses. Aux yeux de la France et de 
l'Europe, la majorité conservatrice prenait possession du pouvoir, 
en y portant son chef. Qu’on cesse donc de chercher 4 l’autorilé de 
M. Thiers une origine distincte de l’Assemblée. 

Quant aux actes du président, il est manifeste qu’il n’a rien pu 
qu’elle n’ait voulu, rien qu'elle n’ait ou imposé ou consenli. Com- 
bien de gens, pourtant, rapportent 4 M. Thiers tout le bien qui s’est 
accompli, imputent a l’'Assemblée le mal dont nous soulfrons encore! 
Ceux qui tiennent un tel langage croient servir la république; ceux 
qui l’écoutent cédent sans le vouloir 4 un vieux penchant monarchi- 
que. Accoutumée 4 un chef unique, la France se cherche un dicta- 
teur dés qu'elle n’a plus de roi; elle n’échappe a l’autorité royale 
que pour incliner vers ce qui en est a la fois la contrefacon précaire 
et Pexagération funeste : le gouvernement personnel. Aucun ora- 
teur dans l’opposition n’a mieux signalé que M. Thiers les vices et 
les périls du gouvernement personnel; aucun homme d’Elat aux 
affaires ne devrait étre plus propre 4 en déshabituer son pays; et 
jamais, enfin, le pouvoir exéculif.n’a semblé, par son institution 
méme, plus dépendant et plus subordonné qu’aujourd’ hui. Si, mal- 
gré lout cela, néanmoins, il parait encore agir seul, ou bien sil’on 
essaye de l’opposer au pouvoir souverain dont il émane, de tourner 
le bras contre la téte, il importe que cette illusion soit dissipée, 
cette manceuvre déjouée. Voila pourquoi je voudrais signaler ici ce 
qui, dans l’ceuvre commune de réparation et de salut, est dd spécia- 
lement a l’Assemblée, & son initiative, 4 son contréle, quelquefois a 
son abnégation. Non que je veuille par 14 méconnaitre |’action du 


L’ASSEMBLEE NATIONALE EN 4872. 14 


gouvernement et ses services: j'essaye seulement de remettre en 
lumiére ce que d’autres laissent dans l’ombre. 

Au début de notre carriére, j’admire par exemple ce qu’il a fallu 
au chef du pouvoir exéculif de résolution, de patience et d’activité 
pour bloquer la Commune dans Paris, atlendre des forces avant de 
l'attaquer, refaire ces forces et frapper & coup sur. Je ne conteste 
pas davantage ce qu'il a déployé d’adresse pour tenir en suspens Jes 
radicaux de province, tandis qu’il canonnait les radicaux de la capi- 
tale ; conjurer sur plusieurs points l’explosion de l’incendie, et n’a- 
voir pas 4 l’éteindre partout a la fois. Mais il me parait juste de rap- 
peler aussi l’atlitude de l’Assemblée gardant intact, sans provocation 
ni concession 4 la révolte, sans emportement ni défaillance, le dé- 
pot de la souveraineté nationale. Je la vois encore, le jour ow les 
maires de Paris, s’inspirant de la vieille tradition révolutionnaire, 
lui apportérent 4 signer une transaction avec cette Commune devant 
laquelle la plupart d’entre eux devaient capituler le lendemain. Ils 
pouvaient nous croire désarmés; ils n’avaient trouvé ni autour 
d’eux, ni méme sur la route de Paris 4 Versailles, de soldats préts 
au combat. Ils entrérent dans une de nos tribunes aux cris tumul- 
tueux de: Vive la république ! avec la théatrale arrogance des « dé- 
légués du peuple » qui se montraient aux heures de troubles 4 la 
barre de la Convention. L’accueil qu’ils recurent leur apprit prompte- 
ment qu’ils se méprenaient; ils se retirérent, doutant peut-étre si 
les représentants de Ja France triompheraient des maitres de Paris, 
mais assurés qu’ils ne fléchiraient pas. Le droit de la nalion a dis- 
poser librement d'elle-méme a été sauvegardé, et quel que soit le 
gouvernement sous lequel elle doive s’abriter un jour, la fermeté de 
ses mandalaires l’a préservée des coups de violence et de surprise. 

Aprés la défaite de 1a Commune, deux grandes mesures ont achevé 
de rendre au pays non-seulement lordre, mais la sécurité malé- 
rielle : la dissolution des gardes nationales; le maintien du gouver- 
nement hors Paris. La premiére de ces deux mesures a Olé 4 Ja guerre 
civile ses cadres; la seconde a sou-trait aux émeutes leur objet. 
L’une et l'autre sont dues a l’iniliative parlementaire. Sil’ Assemblée 
est venue a Versailles sur l’indication de M. Thiers, ce n'est pas sur 
sa proposition qu’elle a résolu d’y rester. Si le gouvernement a dis- 
sous les gardes nationales, on doit lui en savoir d’autant plus de gré, 
qu’il ne |’a fait ni sans appréhension, ni sans répugnance ; il redou- 
tait des troubles ; il n’a pas eu 4 les réprimer, et aujourd'hui il s’ap- 
plaudit sans doute d’avoir heureusement,exécuté ce qu’a fermement 
voulu l’Assembleée. 





42 L’ASSEMBLEE NATIONALE EN 1872, 


Ii! 


L’ordre rétabli, rien n’était plus urgent que le réglement de nos 
finances. I] fallait créer des ressources égales aux charges sans 
exemple qui nous avaient été léguées. 

Un emprunt de cing milliards était nécessaire au rachat du {terri- 
toire. Quelles recettes lui donner en gage ? Comment en assurer le 
service et remeltre ensuite le budget en équilibre? Le gouverncment 
a demandé d’abord cing cents, ensuite six cents, enfin sept cents 
millions de taxes nouvelles ; il les a obtenues du patriotisme de I’ As- 
semblée. : 

La répartilion laborieuse de charges si lourdes a provoqué, il est 
vrai, de longs et vifs débats. Mais d’ou est donc venue la difficulté 
principale? De la prédilection du gouvernement pour l'impot des 
matiéres premiéres et de sa résistance 4 tout impot imaginé pour 
remplacer celui qu'il préconisait. Tels qu’il les avait présentés d’a- 
bord, Jes drvils sur les matiéres premiéres auraicnt formé la plus 
importante de nos nouvelles receltes ; tels qu'il les a obtenus, ils 
ne figurent plus qu’a titre d’appoint dans le budget. Je regrette 
toutefois, pour ma part, qu’aprés les avoir d’abord repoussés, 1|’As- 
semblée les ait enfin acceptés. Car les débats qui ont suivi son pre- 
mier vote et précédé le dernier n'ont fait autre chose 4 mes yeux 
que montrer davantage la difficulté d’établir et de percevoir les sur- 
taxes de douane et l'incertilude de lcur produit. Que ceux qui les 
avaient adoptées d’abord, ne les aient pas repoussées plus tard, je le 
concois. Mais ceux qui les avaient rejetévs, c’est-a-dire la plupart des 
dépulés de Ja gauche, représentants attitrés des populations indus- 
trielles, partisans théoriques du libre échange, ont-ils donc changé de 
maniére de voir? Nullement; ils ont seulement changé de conduite. 
En hiver, ils volaient conformément aux.voeux de leurs commettants 
et 4 leurs propres opinions économiques ; en été, ils ont voté selon 
le désir du président. Reste & savoir quel prix ils ont attendu de 
cette complaisance. Mais il est dés 4 présent avéré que les dé- 
pulés de la gauche ont sacrifié ce qu’ils estimaient l’intérét de l’in- 
dustrie francaise 4 un intérét de parti. Les conservateurs au con- 
traire, quelles que fussent d'ailleurs leurs préférences pour le libre 
échange ou la protection, ont refusé jusqu’a la fin de transformer 
une question d’affaire en question politique. Mandalaires des cam- 
pagnes pour la plupart, dépulés ruraux comme on les a nommeés, ils 
avaient ayant tout 4 stipuler pour l’agriculture ; ils ont donc voulu 


L'ASSEMBLEE NATIONALE EN 41879. 13 


que ’industrie payat sa part des charges nouvelles, et c’était justice‘. 
Mais de quelle maniére devail-elle payer ? Sur cette question secon- 
daire 4 leurs yeux, le plus grand nombre a tort ou 4 raison n’était 
pas disposé d’avance a contester les projets du gouvernement, et 
voila comment M. Thiers, gardant d’un cdté les suffrages obtenus 
d’abord, acquérant de l’autre ceux qui lui manquaient, a pu enfin 
lemporter. A son succés ont également concouru la constance des 
membres de la droite et le revirement des membres de la gauche. 

Sil’on considére d’ailleurs non plus dans une seule de ses parties 
mais dans son ensemble ce budget des recettes, on y reconnait la 
forle et juste empreinte de la majorilé conservatrice et rurale. A 
peine ai-je besoin de rappeler l'impdt sur le revenu, et tout ce qui lui 
ressemblait, écarté. D’autres pays ol: régne encore la paix sociale le 
supportent impunément : dans notre patrie telle que les révolutions 
nous l’ont faite, il courrait risque de livrer les fortunes privées a 
linquisition et 4 V’arbitraire des partis. Cet été « un impdt de dis- 
corde,» a pu dire M. Thiers, aux applaudissements de la majorité; il 
afallu chercher d'autres ressources. 

Pai quelquefois entendu regretter qu’on n’ait pas purement et 
simplement doublé les impéts existants au lieu d’en inventer de 
nouveaux ; d'autres fois, au contraire, qu’on n’ait pas entrepris une 
réforme générale de notre systéme financier. Je crois ces deux cri- 
tiques mal fondées. Accroftre uniformément les impéts établis, c’edt 
été aggraver leur disproportion, surcharger la terre déja trop grevée 
de Paveu de tous et la surcharger d’avantage précisément 1a ot elle 
payait le plus. Qui ne sait, en effet, combien l’impét foncier est iné- 
gal? Une telle mesure aurait pu étre prise 4 Bordeaux, mais a con- 
dition d’étre remplacéc 4 bref délai par une répartition plus équita- 
ble; on a cherché cette répartilion immédiatement ou du moins 
aussitdt que la chute de la Commune nous a permisde nous occuper 
de nos finances. Onl’a cherchée sans esprit de systéme il est vrai: les 
besoins pressants s’accomodent mal de théories et d’expériences ; on 
Va cherchée en soupesant tour 4 tour en quelque sorte tons les im- 
pols qui pouvaient, sans fléchir, supporter une surcharge, en pas- 
sant successivement en revue tous les signes extérieurs de la ri- 
chesse, toutes les jouissances que procure |’aisance et qui la mani- 
festent au dehors. Pour atteindre tous les revenus, ona frappé toutes 
les dépenses. 


‘ Les représentants de l'industrie l’ont toujours reconnu. Voyez la déclara- 
tion apportée 4 la tribune, le 19 janvier, par M. Lucien Brun, et les protesta~ 
tions de la plupart des industriels qui ont pris part au débat, soit avant le 
19 janvier, soit au mois de juillet dernier. Voyez, notamment, les paroles si 
nettes de M. Feray. 





46 L’ASSEMBLEE NATIONALE EN 4872. 


Ainsi ont élé élevés peut-tre avec excés les impdts de consom- 
mation. A leur suite la taxe des patentes, acquiltée par le négociant, 
répercutée sur leconsommateur, sera révisée et augmentée, en épar- 
gnant toutefois ce qui courrait risque d’étre écrasé: le petit com- 
merce et la petite industrie. Le travail du plus grand nombre, I’a- 
griculture, qui payait avant nos malheurs les trois quarts de l’impét 
sans former pourtant les trois quarts de la richesse, l’agriculture 
devait étre ménagée : l’impdét foncier n’est pas accru. Non pas qu'il 
ne soit rien demandé 4 Ja fortune immobiliére : l’élévation des droits 
de timbre et d’enregistrement la frappe quand elle est acquise et se 
transmet ; l’impét sur les baux, rendu obligatoire, de facultatif qu’il 
étail jusqu’a présent, porte sur le revenu de la terre quand elle n’est 
pas possédée par qui la cultive ; mais quand, au contraire, elle ap- 
partient au cultivateur, ce revenu de la terre, qui se confund alors 
avec le labeur du propriétaire, est préservé des charges nouvelles. 
Enfin pour la premiére fois, les revenus de ja fortune mobiliére, 
formée et grandie depuis la création de notre systéme financier, sont 
atteints d’une taxe directe. 

Ces deux derniers impéts, l’impdt sur les baux et |’impét sur les 
valeurs mobiliéres, peuvent étre signalés 4 ceux qui reprochent a 
l’Assemblée de n’avoir point tenté de réforme fiscale. En exigeant 
Yenregistrement des baux 4 ferme, elle a fourni une base fixe a lé- 
valuation des immeubles ; elle a, non pas accompli, mais préparé 
l’égalité proportionnelle des impéts immobiliers. En frappant les 
valeurs mobiliéres, elle a tout au moins commencé de rétablir de- 
vant le fisc l’équilibre entre les deux sources de la richesse nationale. 
Ce dernier impét n’a point passé sans obstacle; présenté mais 
non soutenu par le gouvernement, il élait désapprouvé par le prési- 
dent de la république, faut-il rappeler pour quel motif? il devait 
éloigner les capitaux du marché francais. Le merveilleux succés 
de l'emprunt a sans doute aujourd hui dissipé cette crainte ; elle 
peut étre mise a cété de celle qu’inspirait d’avance le désarmement 
des gardes nationales. 

Il serait 4 souhaiter que le gouvernement ne se fut jamais trompé 
d’une autre maniére et que ses méprise§ ne nous exposassent point 
2 des mécomptes. Le ministére des finances vient d’avouer que le re- 
venu des impots indirects est notablement inférieur 4 ses évalua- 
tions‘. Mais il se hate d’ajouter que ce déficit, « inévitable dans le 
premier établissement d’impéts nouveaux,» ne sera point permanent ; 


‘ Impdts et revenus indirects. Comparaison des produits du premier semestre 
de 4872 avec les évaluations votées au budget de cet exercice. Diminution to- 
tale : 88,597.000 francs. Journal officiel du 14 septembre. Note du ministre des 
finances. 


L’ASSEMBLEE NATIONALE EN 4872. ; ; 43 


il rappelle, non sans raison, qu'une somme considérable, réclamée 
par lui a titre d’excédant, est destinée a le contrebalancer, et il per- 
siste 4 considérer les votes de 1872 comme suffisant pour assurer 
dans un prochain avenir notre équilibre financier’. Acceptons cette 
derniére assurance comme une garantie contre de nouvelles deman- 
des d’impdts, et si, néanmoins, l’équilibre promis nous échappait 
encore, ce n’est plus par des accroissements de charges, c’est par 
des économies qu’avant tout il faudrait le poursuivre. L’Assemblée 
a rempli la premiére partie de sa tache financiére, elle a créé les 
ressources; il lui reste la seconde, réviser et, s'il se peut, réduire 
les dépenses. Elle s’y est préparée déja dans ses bureaux et ses com- 
missions ; aussildt aprés son retour, elle va s’y appliquer tout entiére. 
et sans relache. | | 


IV 


Quoi qu’il en soit, on peut dés 4 présent l’affirmer, nos finances se 
rélablissent et leur rétablissement signale le retour de l’ordre, du 
crédit et du travail. Si la Chambre s’était proposé seulement de pan- 
ser les plaies du pays, ce résultat pourrait lui suffire. Mais elle vou- 
lait et devait davantage: elle avail sa guérison a entreprendre, et, 
pour cela, c’élait trop peu d’effacer sur le corps sanglant et mutilé 
du noble vaincu les traces extérieures de l’invasion et de la révolu- 
tion; il fallait encore remonter aux sources profondes du mal et 
changer le régime qui avait énervé le malade ; il fallait, selon la belle 
expression du général Trochu, prendre sur nous-mémes notre pre- 
miére revanche. Différer cetle revanche, c’était nous résigner 4 dé- 
choir; la tenter, c’était déja nous relever. 

L’Assemblée l’a tenté. A cété des mesures urgentes, elle a mis la 
main aux réformes durables, et ces réformes elle les a entreprises 
seule ; tout occupé de sa tache de chaque jour, le gouvernement les a 
quelquefois contestées, jamais proposées*. A aucune époque depuis 
1789, si je ne me trompe, il n’était donc sorti de l’initiative parlemen- 
taire tant de projets et de si considérables. Malgré la diversité des 
hommes qui les préparent, un méme esprit les anime tous, un esprit 


t « L’équilibre financier,... est donc en progrés visible, et tout prouve que, 
voté en 1872, il sera pratiquement réalisé dans le courant de 1873. » Méme note 
officielle. 

* Sauf pourtant la loi sur les tribunaux de commerce et la loi sur le jury, pré- 
sentées par M. Dufaure, ministre de la justice, et la loi sur instruction primaire, 
présentée par M. Jules Simon, ministre de linstruction publique. Mais si lon 
sen rapporte 4 la discussion préalable des bureaux, il y a peu de chance que. le 
projet de M. Jules Simon soit adopté par |’Assemblée. 





46 L’ASSEMBLEE NATIONALE EN 4872. 


que j’oserais définir : libéral, viril et chrétien; libéral, cette assem- 
blée souveraine, plus attaquée qu’aucun pouvoir l’ait jamais été peut- 
étre, n'a pas encore porté une seule loi d’exception ; viril et chré- 
tien, provoquer l’effort de chacun pour le salut de tous, voila par- 
tout et par-dessus tout ce qu’elle se propose, et c'est pourquoi, qu’il 
s’agisse des écoles ou de l’armée, chaque fois qu'elle rencontre de- 
vant elle la plus haute puissance morale qui soit sur la terre, la 
religion, elle ne la traite point en suspecte, sclon le voeu des déma- 
gogues, mais, au contraire, selon l’exemple des peuples qui savent 
rester maitres d’eux-mémes, elle lui ouvre libre carriére‘. . 

Ainsi, trois mots suffisent pour marquer quels principes inspirent 
l’ceuvre législative accomplie ou préparée par la Chambre. Mais 
combien il serait plus difficile et plus Jong d’exposer dans son éten- 
due et sa variété cette ceuvre méme! Propagation et liberté de l’en- 
seignement primaire*, propagation et liberté de l’enseignement su- 
périeur®, liberté ‘d'association *, condition des ouvriers , rapports des 
ouvriers et des patrons*, organisation judiciaire, tribunaux de com- 
merce*, jury’, magistrature*, réorganisation du conseil d’Etat, 
tous Ies problémes sont abordés, sinon résolus. Le public ne sait 
point assez quel labeur opiniatre se poursuit au sein des commis- 
sions parlementaires. Pour en donner unc idée complete, il faudrait 
d‘ailleurs ne pas se borner aux projets de loi, il faudrait rappeler 
aussi les grandes enquétes ouvertes sur la Commune’, sur les 
marchés passés durant la guerre“, sur le gouvernement de la dé- 


t Des membres appartenant 4 des partis politiques trés—divers ont été lorgane 
de ce sentiment : qu'il me suffise de rappeler les éloquentes paroles de M. Ber- 
thauld au sujet des associations religieuses, de M. Bethmont et du colonel Ram- 
pont dans la discussion de la loi militaire, et, derniérement encore, celles que 
M. Ducuing a adressées & ses électeurs. 

2 La commission de l’enseignement primaire, présidée par Mgr lévéque d‘Or- 

ans, a déposé son rapport et son projet de loi. Rapporteur: M. Ernoul. 

Rapporteur : M. Laboulaye. Ce rapport n’e-t pas encore déposé. 

4 Le projet de loi préparé par une commission que présidait M. Edouard Char- 
ton a subi une premiere lecture. Rapporteur : M. Berthauld. 

5 Proposition de M. Pelletreau-Villeneuve sur les gréves et coalitions. Le rap- 
port n'est pas encore déposé. Enquéte sur la condition des ouvriers, proposée et 
présidée par M. le duc d@’Audiffret-Pasquier. 

¢ Loi présentée par M. Dufaure, garde des sceaux, et votée sur le rapport de 


M. Batbie. 
7 Projet de boi présenté par M. Dufaure, garde des sceaux. Rapporteur : 


M. Desjardins. . 
8 Proposition de MW. Berenger, etc. Le projet de loi présenté par une commission 
que préside M. Piou a été mis en délibération. Rapporteur : M. Bidard. 
9 Commission présidée par M. le comte Daru. Rapporteur général : M. Delpit. 
Cette enquéte est publiée en 3 volumes in-4°, 
@ 10 Commission présidée par M. le duc d’Audifirct-Pasquier. Rapporteurs < 
MM. Ricart, de Saint-Victor, Jozon, etc. 


L’ASSEMBLEE NATIONALE EN 4872. 41 


fense nationale‘, investigations longues et patientes d’ot sont sorties 
déja, ,d’ob doivent sortir encore une lumiére et une justice ven- 
geresses. 

Mais laissons de cété tous les travaux qui ne sont pas achevés, tous 
les projets qui ne sont pas encore disculés et volés. Signalons seule- 
‘ment deux grandes lois que l’opinion publique réclamait comme le 
début de cette revanche al intérieur, la seule 4 prendre aujourd’ hui: 
la loi militaire et la loi départementale. 

Aprés nos désastres, notre ancien systéme de recrulement, dé- 
formé d’ailleurs par l'empire avec tout le reste, était condamné. 
Comme les victoires de la France avaient jadis imposé la conscrip- 
tion & tous les Etats du continent, ainsi les triomphies de la Prusse 
leur imposent aujourd'hui le service obligatoire, Est-ce un bien- 
fait? J'ai, quanta moi, peine a l’admetire; mais c'est une épreuve, 
peut-étre méme une expiation, capable de régénérer le peuple qui 
laceepte avec générosite. Comment accorder pourtant, au sein 
d’une sociélé aisée et laborieuse, d’une démocratie jalouse 4 Pex- 
cés de tout privilége, comment accorder cet enrdlement universe 
avec les exigences des carriéres libérales et méme du travail agri- 
cole et industriel; en un mot, avec la civilisation tout entiére? 
Comment l’accorder aussi avec la bonne éducation des soldats, 
dont on ne peut évidemment prolonger le temps de service qu’en 
limitant leur nombre? Accroitre sans mesure la quantité des trou- 
pes, n’est-ce pas inévilablement diminuer leur qualité? La grande 
commission parlementaire’* quia préparé et soutenu la loi n’a point 
méconnu ces difficultés. L’expérience seule montrera si elle les a 
toutes heureusement surmontées ; si, justement soucieuse de perpé- 
tuer en quelque sorte l'ancienne armée et de préparer une armée 
nouvelle, de rassurer le gouvernement, qui redoutait les innova- 
lions, et de satisfaire le sentiment public qui les réclamait, elle n’a 
pas mélé ensemble quelques dispositions contradictoires. Au sur- 
plus, Ja loi de recrutement doit étre complétée par la loi d’organisa- 
tion militaire et par les réglements administratifS qui se préparent 
dujourd hut; alors seulement pourront étre exactement mesurées les 
charges que cette loi impose au pays. Mais dés a présent il convient 
de reconnailre que ses auteurs n’ont du moins luissé de °4'é aucun 
des éléments du probléme si complexe qui se posait devant eux, et 
que leur profond et ingénieux palriotisme s'est applique a le résou- 
dre sous toutes ses faces. C’est un hommage que leur doivent tous 


! Commission présidée par M. Saint-Marc Girardin. On assure que son travail est 
achevé et va paraitre vers la fin de cette année. | 
* Présidée par. M. de Lasteyrie. Rapporteur de fa loi de recrutement: M. fe 
rirquis de Chasseloup-Laubat. 
10 Ucroens 1372. ) 


48 /ASSEMBLEE NATIONALE EN 4872. 


les témoins de leurs efforts, et que leur rendent volontiers ceux qui 
ont contesté quelques-unes de leurs propositions. Quand méme cer- 
taines portions de leur ceuvre devraient donc étre remaniées plus 
tard, ce qu’il ne faudra jamais décourager, calomnier ni renier, c’est 
Pesprit de dévouement et de sacrifice, supérieur & tout esprit de 
parti, qui a fait souhaiter et vouloir le service obligatoire par l’élite 
de la société francaise; ce qu’il faudra maintenir toujours, c’est le 
double principe sur lequel se fonde la loi : la communauté des de- 
voirs patriotiques attachés 4 la qualité de citoyen, la diversité des 
fonctions militaires répondant a la variété des professions et des ap- 
titudes. | 

A la difference de la loi militaire, la loi départementale est déja 
mise en pratique. Notre défaillance intérieure sous l’empire et aprés 
sa chule |’a provoquée. Elle a eu pour résultat de livrer aux élus du 
département la gestion des intéréts départementaux ; pout but, de 
multiplier sur toute la face du territoire les foyers d'indépendanca 
et de vie, et par la de susciter et former des hommes, Elle devait 
avoir pour résultat, si l'on en croyait ses détracteurs, d’introduire 
partout l’anarchie administrative. Eh bien, lexpérience est faite au- 
jourd’hui; elle s'est faite, avouons-le, dans des conditions singulié- 
rement défavorables ; les époques d’¢branlement politique se prétent 
mal a inauguration des libertés locales, et 11 n’est pas de liberté 
mise aux mains des radicaux qu’ils ne soient capables de briser en 
en abusant. Et pourtant, entre l’autorité centrale, représentée par 
les préfets, et les nouveaux pouvoirs issus des conseils généraux, les 
conflits n’ont éclaté & peu prés nulle part. Presque partout les com- 
missions départementales ont fuit les affaires du département, et 
n’ont pas fait autre chose‘. L’avenir seul montrera tous les avanta- 
ges de la loi nouvelle; les fruits qu’on en espére ne sont pas de ceux 
qui murissent en une saison. Mais dés a présent il est permis d’affir- 
mer qu'elle n’a pas les inconvénients qu’on redoutait. L’Assemblée 
n’a pas A se repentir de l’'avoir portée. 

Il faut maintenant qu'elle la compléte par une loi communale. 


‘ Il est vrai que, dans le conflit qui a éclaté entre la commission des Bou- 
ches-du-Rhéne et M. de Kératry, lautorité centrale a paru avoir le dessous, 
mais c'est parce que le gouverne:nent n‘a pas voulu, tandis que |l’Assemblée 
était réunie, user des armes que la loi mettait 4 sa disposition. Avec le concours 
de l'Assemblée il aurait-pu, non-seulement casser, mais remplacer la commission 
départementale qui dépassait ses droits. 

ncore moins faut-il imputer 4 la loi de décentralisation les récentes adresses 
des conseils ou des conseillers généraux, puisqu’elles n’ont pu étre signées 
qu’en violant, ou plutét en tournant cette loi, qu’elles sont une imitation de 
toutes celles que nous avons pu lire sous l'empire, et qu’enfin elles ont été encou- 
ragées par les billets trop courtois de M. Barthélemy Saint-Hilaire. 


LASSEMBLEE NATIONALE EN 4872. 49 


En exposant ce qu’a fait la Chambre, nous ne devons point perdre 
de vue ce qui lui reste a faire et, selon nous, elle n’aurait pas 
achevé sa tache, elle a’aurait pas réoryanisé et remis sur pied le pays 
sielle se séparait sans l’avoir pourvu de fortes et saines institutions 
municipales. La liberté ne peut s’établir dans ]'Etat tant que I’ordre 
n’est pas assuré dans les communes; or il ne lest pas quand les plus 
grandes d’entre elles sont livrées en proie 4 qui n’est nullement in- 
téressé 4 leur prospérité, 4 leur sécurité. Ajoutons que cette loi 
municipale est l indispensable préliminaire d'une loi d'élections. Non 
pas que les conditions de |’électorat communal et de !'électorat po- 
litique soient nécessairement identiques, non : mais qui ne voit que 
lexercice régulier du suffrage universel dépend avant tout d’une 
bonne organisation des municipalités? 

Viendra enfin le moment de Ja débattre, cetle loi d’élections, cou- 
ronnement des lravauxs législatifs, testament de l’Assemblée. Ce mo- 
ment n'est point arrivé et je n’ai nulle prétention d’indiquer ici 
d'avance comment devront étre résolues les questions que nous de- 
rons alprs aborder. Mais il n’est pas difficile d’apercevoir comment 
elles se poseront, comment elles se posent déja dans l’esprit de tout 
Francais soucieux de l'avenir de son pays. Le suffrage universel de- 
venu subitement, il y a vingt-quatre ans, la base de notre droit pu- 
blic, ne s’est encore jamais exercé d’une maniére normale. Il n’a été 
libre que dans Jes crises suprémes, en face des questions de vie ou 
de mort; dans les temps calmes il a toujours été contraint. A quelles 
conditions pourra-t-il done avoir enfin une existence a la fois indé- 
pendante et réguliére? Voila le probléme qui n’est pas résolu et qu'il 
faudra bien qu'on résolve; car si l’électorat a cessé d’étre la fonction 
d'une seule classe, s’il est devenu un droit attaché 4 la qualilé de 
citoyen, il n'est pas au monde un seul droit ou public ou privé, na- 
turel ou civil, dont l’exercice soit dispensé de toute garantie de dis- 
cernement et de capacité. Ce sont les despotes et les démagogues qu 
n’en demandent aucune au droil de suffrage; ils le veulent sans régle 
pour l’égarer et l'asservir. Les vrais conservateurs et les vrais libé- 
raux, au contraire, appellent ces garanties. Quand ils ne les font pas 
consister dans une participation quelconque aux charges publijues’, 
ils les cherchent, ceux-ci dans un certiin degré d’instruction *, ceux- 
ladans la maturité de l’Age*, dans la fixité du domicile‘, ou bien en- 


‘ Voir, a ce sujet, un travail de M. Paultre, député de la Niévre. 

* Voir la plupart des projets sur l’enseignement obligatoire. 

* La loi militaire, en interdisant le vote 4 tous les soldats sous les drapeaux, 
recule jusqua vingt-cing ans l'4ge ou voteront le plus grand nombre des ci- 
toyens. It a déja été proposé de fixer cet 4ge uniformément pour tous. 

4 MM. le duc de Broglie, Léon Say et Paul Bethmont ont proposé de distin~ 


20 L’ASSENBLEE NATIONALE EN 1872. 


core dans un droit d’examen préalable et de présentation des candi- 
datures légalement déféré aux: principaux citoyens‘ ; tous convien- 
nent que, pour rester libre, le suffrage universel a besoin d’étre 
réglé. 

La loi qui le réglera marquera !e terme ow s’arrétera la carriére 
de la présente Assemblée. 


V 


J'ai parlé jusqu'ici de la tiche et de lceuvre législative de l’As- 
semblée; je n’ai pas parlé de son action polilique, de la direction 
qu’elle s'est efforcée de donner ou qu'elle a laissé prendre soit au 
gouvernement, soit a l’esprit public. HI faut l’avouer, c'est a cet 
‘égard quelle est le plus défuvorablement jugée et parail le plus iné- 
gale asa mission; c’est quand les regards se tournent vers l'avenir 
ol s'achemine I Etat que s’élévent, soit au sein de la Chambre, soit 
autour d’clle, les inquiétudes et les récriminations, les malentendus 
et les équivoques. Essayons, non point de dissiper d'un souffle tous 
ces nuayes, mais de les regarder en face et d’expliquer, s’il se peut, 
comment ils se sont formés. 

La Chambre avait deux devoirs 4 remplir en méme temps : pré- 
parcr un gouvernement définitif, inspirer et soutenir le gouverne- 
ment temporaire établi par elle. 

Préparer un gouvernement définitif ! Nous étions convenus 4 Bor- 
deaux de réorganiser le pays avant de le constituer. Mais nul parmi 
nous, 4 quelque parti qu'il apparlint, monarchique ou républicain, 
nul n’admettait assurément que Ja France dat rester sans constitu- 
tion. Ajourner cette constitution, c était sagesse ; ne pas la prévoir 
edt été folie; la faire dépendre du choix de la nation, c’était patrio- 
tisme ; ne pas se tenir prét a offrir 4 la nation celle qu’on estimait 
la meilleure, c'eut été trahison. 

Les hommes monarchiques ont voulu se tenir préts sans rien pré- 
cipiter. Ils ont redouté, sils laissuient de leur cété la patrie sans 
perspective davenir, quelle fat abandonnée aux humiliants hasards 
d’une surprise et d’un coup de main. Ils savaient que, dans un pays 
naturellement monarchique, de ces surprises et de ces coups de 


guer, en ce qui concerne l’électorat municipal, entre les citoyens nés dans la 
commune et ceux qui s'y établissent u:térieurement, et, pour ces derniers, de 
subordonner le droit de vote a trois ans de domicile. 

‘ Vues sur le gouvernement de la France, par feu le duc de Broglie. Chap. HII. 
Voyez aussi Etude de M. le marquis de Castellane, député du Cantal, sur le suf- 


frage universe. 


L’ASSEMBLEE NATIONALE EN 4872. 21 


main sortent des Césars, tandis que la vraie monarchie, la monar- 
chie traditionnelle et représentativé, héréditaire et constitution- 
nelle, ne peut élre relevée que par l'accord libre et réfléchi des bons 
citoyens. Voila dans quelles pensées, sans agiler le pays, sans sou- 
lever aucun débat prématuré, sans bruit et sans relache, ils ont 
poursuivi l'union parmi les conservateurs, ils l’ont sollicitée dans la 
maison royale, n’atlendant rien d’ailleurs que du voeu de la nation, 
librement exprimé par ses mandataires. Que cet effort, of tant de 
réserve et dabnégation se mélait a tant de constance, ait été mé- 
connu, travesti, calomnié, qu’importe 4 ceux qui l’ont tenté? Ils sa- 
vent attendre sans se décourager ; l'avenir justifiera leur prévoyance. 

Mais en méme temps qu’ils s’occupaient de l’avenir, les partisans 
de la monarchie envoyés en si grand nombre a la Chambre avaient 
4 prendre souci du préscnt. Ils ne devaient pas, pour donner au 
malade un meilleur régime, provoquer une crise capable de com- 
promettre sa convalescence ; ils ne le devaient pas surtout en face de 
'étranger encore campé sur notre territoire. Le pouvoir précaire 
qu ils avaient contribué a instituer avait besoin de leur concours pour 
l’accomplissement de sa tache, et droit d’y compter. Ont-ils manqué a 
cette obligation? Quelle estJa mesure capable de rassurer la France 
que n’ait soutenue leur parole on leur vote? Quel jour, en quelle 
circonstance, 4 quel propos ont-ils interrompu, entravé l’cenvre de 
M. Thiers, ébranlé son gouvernement ? Deux fois depuis que M. Rivet 
a pris soin de consolider ce gouvernement, le président de Ja répu- 
blique a jelé sa démission comme enjeu dans la mélée* et deux fois 
c’était en face des votes ou des dispositions de la gauche. Les démar- 
ches ou les paroles de quelques membres de la droite ont pu parfois 
les compromettre eux-mémes ; quand ont-elles compromis I'Etat? 
Qu’on le dise, ou bien qu'on n’accuse pas de Ja rupture du pacte de 
Bordeaux ceux contre qui on voudrait le rompre aujourd hui. Qu’on 
sorte enfin des allégations vagues, des imputations dérisoires, ou bien 
qu’on cesse de signaler 4 d’aveugles et ingrates défiances d’hunnétes 
gens qui n’ont jamais violenté ni trompé leur pays, de bons citoyens 
sans le concours desquels aucun parti conservaleur ne peut se for- 
mer désormais pour tenir téte 4 la révolution radicale. 

Et non-seulement l'Assemblée, obligée parfois de se contenir clle- 
méme et d’opposer 4 des provocations inattendues une longanimité 
méritoire, n’a jamais ébranlé le gouvernement de M. Thiers, elle a 
fait plus: elle n’a jamais empiété sur lui. Sans étre liée par aucune 


‘ M. Thiers a donné sa démission aprés le vote du 19 janvier sur l’impét des 
maliéres premiéres; dans les débats sur la Joi militaire, il a annoncé qu'il .la 
donnerait si l’Assemblée réduisait 4 moins de cing ans la durée du service. 





93 L’ASSEMBLEE NATIONALE EN 4872, 


constitution, cette Assemblée souveraine a respecté dans la personne 
de son mandataire révocable toutes les attributions normales, toutes 
xes prérogatives habituelles du pouvoir exécutif. 

Je ne saurais, eneffet, quoi qu’on en ait dit, voir un empiéte- 
ment dans la nomination des conseillers d’Etat par l’Assemblée, ’ 
puisque ces conseillers doivent l’assister elleméme au moins autant 
qu’ils assistent le gouvernement, préparer ou compleéter les lois 
qu’elle vote et par cons¢quent étre imbus de l’esprit qui les inspire. 
Je n’apergois que deux commissions parlementaires qui se soient 
immiscées dans les fonctions propres au pouvoir exécutif: la com- 
mission des grades et la commission des graces. Qui oserait s’en 
plaindre? Toutes deux I’ont fait sur la demande formelle du gou- 
vernement, et parce qu’a lui seul il se sentait inégal 4 une tache en 
effet sans exemnple. La commission des grades a révisé et épuré tous 
les cadres de l’armée, restauré sa hiérarchie, mis un terme aux dis- 
sentiments qui menagaient de la déchirer, rendu vigueur aux ré- 
gles de la discipline et de l'honneur’, et si la bonne tenue de nos 
régiments commence 4 nous consoler aujourd’hui, il faut en remer- 
cier cette commission en méme temps que le président de la répu- 
blique et le ministre de la guerre. La commision des graces a suivi 
et soulenu Ja justice dans une opération jusque-la sans précédent ; 
le proces de trente mille insurgés : il a fallu son calme et ferme cou- 
rage pour assurer en la tempérantla répression judiciaire etla main- 
tenir sans emportement 4 l'abri de toute défaillance. 

Par la, par la commission des grades et par la commission des 
graces, l’Assembiée a bien prouvé qu'elle ne reculait devant aucun 
labeur, ni devant aucune responsabililé, et pourtant elle a eu la 
sagesse de ne pas retenir en ses mains la puissance exécutive, de la 
déléguer et, l’ayant déléguée, de n’en rien reprendre. Pouvant ¢tre 
une Convention, elle ne l’a pas voulu. 

Louable réserve, assurément; car la confusion des pouvoirs méne 
a la tyrannie, et il n'est pag de pire tyrannie que celle des Assem- 
blées. Qu’on y prenne garde pourtant, si les deux pouvoirs doivent 
demeurer distincts, il n'importe pas moins qu’ils marchent unis. 
S’il ne convient pas plus d’administrer que de négocier du haut de 
la tribune, il faut que Vesprit de l'administration soit conforme & 
lesprit de la Chambre, que lune et l'autre se montrent au pays 
sous le méme aspect, avec mémes vues, mémes tendances, et, par 
conséquent, mémes amis, mémes adversaires. Or, qu’en est-il au- 
Jourd’hui? L’accord éclate-t-il 4 tous les regards? Oui, si l’on se 


‘ Cette commission a été présidée par le général Changarnier. Un rapport de 
M. Witt est la seule trace de ses travaux dans les documents parlementaires; 
mais il en résume trés-bien l’esprit et en fait pressentir l’excellent résaltat. 


L’ASSEMBLEE NATIONALE EN 1872. 3 


reporte 4 l’origine du gouvernement de M. Thiers, institué précisé- 
ment pour mettre de cOté ceux qu’il appelait alors les mauvais 
républicains, c’est-h-dire les hommes qui avaient confisqué le pou- 
voir depuis le 4 septembre. Non, si l’on tient compte du langage et 
de l’altitude récente de ces hommes qui, dans les élections, se sont 
fait passer pour amis de M. Thiers, a la mairie du Havre et ailleurs, 
ont porté 4 M. Thiers les hommages recueillis auparavant par 
M. Gambetta et, dans les conseils généraux, enfin, confient & 
M. Thiers leurs veux, contre qui? contre |’Assemblée. 

En caressant ainsi le pouvoir, avaient-ils donc changé d’mstincts 
aussi bien que d’allures? Avaient-ils cessé d'étre radicaux et jaco- 
bins? La plupart des républicains de la veille ont-ils cessé del’étre? | 
Hélas! méme avant les invectives, les déclamations et les menaces 
qui viennent de s'échapper de leurs banquets, illusion n’était pas 
permise : la république dont ils ont voulu féter l’avénement au 
22 septembre est celle de Quatre-vingt-treize. 

Que de tels hommes aient fait au gouvernement la sanglante in- 
jure de compter sur lui pour leur frayer passage, que le suffrage 
universel s'abuse jusqu’a ne pas distinguer toujours entre eux et 
lui, et se soit imaginé ¢a et la les soutenir en les portant, il ya 
Ja manifestement un désordre et un péril. S'il était opportan de 
rechercher & qui en remonte la responsabilité, pent-étre ni le pays, 
m lAssemblée, ni le gouvernement, -ne seraient-ils trouvés sans 
reproche. 

I faudrait accuser le pays d’avoir trop peu soutenu ses manda- 
taires, aprés qu’il leur avait imposé la plus immense, Ia plus in- 
grate et la plus redoutable tache; non pas qu'il ait changé, comme 
on le veut dire; au fond, il est conservateur aujourd’hui comme 
hier; aujourd’hui comme hier, il entend qu’on le mette, de quel- 
que maniére que ce soit, 4 l’abri des révolutions; mais voulant étre 
sauvé, il s’est trop promptement lassé de travailler lui-méme 4 son 
propre salut; et la majorité conservatrice, retombant dans l’inertite 
qu’avait entretenue }’empire, a laissé le champ libre & la minorité 
radicale. 

Il faudrait confesser qu’a son four l’Assemblée, par crainte d’abu- 
ser de sa puissance, a laissé douter de sa volonté; qu’embarrassée 


1 « Vous avez songé 4 une seule chose : 4 enlever le pouvoir..... aux des- 
potes qui prétendaient retenir la France dans leurs mains. (C'est cela! Trés-bien! 
au centre et a droite.)..... Vous avez. voulu éter la république aux mauvais répu- 
blicains; vous n’avez pas voulu renverser la République. i, a 2 ee 2 
ft fallait changer l’administration; vous vouliez la donner 4 des conservateurs 
libéraux. » (Discours de M. Thiers, 8 juin 1871.) 


24 L'ASSEMBLEE NATIONALE EN 41872. 


de sa souveraineté, elle n’a pas exercé, jusqu ‘ici, toutes les prérogati- 
ves d'un simple parlement; car la distinction des pouvoirs n’empé- 
che ni ne dispense un parlement d’avoir une politique, de la mani- 
fester et de l'imposer a l’'administration qu'il contréle. 

I] faudrait reconnaitre enfin que le gouvernement, au lieu de vou- 
loir s’appuyer sur un grand parti parlementaire homogéne et solide, 
a trouvé plus commode de se tenir en équilibre entre les diverses frac- 
tions de l’Assemblée, de pencher tantét 4 droite tantét & gauche, en 
jetant dans la balance le chef de ]'Etat en personne, et de se composer 
ainsi sur chaque question une majorité souple, hétérogéne et chan- 
geante. Cette politique, en effet, a rendu plus facile l’exécu- 
tion de quelques-uns de ses desseins, et jusqu’ici c’était vraiment 
merveille de voir comment les radicaux s'apprivoisaient rien qu’en 
écoulant M. Thiers prononcer le nom de la république autrement 
que ne semblait le comporter le pacte de Bordeaux. Mais qu’est-ce 
donc, en vérilé, que la république entendue et pratiquée de la sorte, 
sinon dans le present le pseudonyme d’un gouvernement personnel, 
et pour l’avenir le passeport du jaccbinisme? 

Quoi qu'il en soit, nous avons mieux a faire que nous abandonner 
réciproquement a des plaintes rétrospectives. Le danger qui nous 
menace est de ceux que le pays, la‘Chambre, le gouvernement ne 
sauraient braver qu’en fermant les yeux. Qu’ils les ouvrent et ils 
saccorderont 4 le conjurer. Le moment n’en est-il pas venu? Si 
jen crois certains sympt6mes, si je préte loreille 4 certaines haran- 
gues, les radicaux ont jeté le masque, leur patience s'est lassée ; 
bientét, sans doute, va se lasser envers eux la tolérance de |’ad- 
ministration. N’est-il donc pas temps qu’il se forme, pour leur 
tenir téte, une majorité compacte et résolue? ou plutét elle est for- 
mée, elle s'est prononcée sur toutes les questions d’ordre public et 
d’ordre social, elle a marqué de son empreinte souveraine toutes 
les lois conservatrices et libérales dont nous venons de présenter le 
. tableau ; il ne lui manque, pour faire croire en elle, que de prendre 
ou reprendre le pouvoir, et pour cela pas n'est besoin, en face de 
‘’étranger victorieux qui n’a pas encore abandonné notre territoire, 
de provoquer une crise gouvernementale, de proclamer demain la ré- 
publique ou la monarchie, non; il suffit, dans l'état de choses actuel, 
de pratiquer le gouvernement parlementaire' d’accord avec le premier 
parlementaire de France investi du pouvoir exécutil ; il suffit d'un 


! Le 31 aott 1871, en proclamant M. Thiers président de la république, I’As- 
semblée a déclaré vouloir « assurer le maintien des principes parlementaires, tout 
4 la fois la sauvegarde et 'honneur du pays. » Quatriéme considérant du décret 
relatit 4 l’organisation du pouvoir exécutif. 


LASSEMBLEE NATIONALE EN 1872. 9% 


ministére en qui la majorité conservatrice soit personnifiée, qui se 
concerle avec elle et fasse peur 4 ses ennemis. | 

Avec cela le sort de la France ne sera point fixé, sans doute, mais 
son plus proche péril sera écarlé; nous lui aurons assuré, non pas 
un avenir, mais un lendemain. Ce n'est pas tout, c’est quelque chose, 
c'est assez pour mériter l'effort commun des conservateurs, et bien 
fous seraient ceux qui, dans leur empressement & disputer le loin- 
fain avenir, dédaigneraient de se soucier d’abord du Jendemain qui 
les menace, car ce lendemain peut tout perdre. Une Assemblée fran- 
caise, qui n’a pas le pouvoir exécutif avec elle, tombe 1dt ou tard 
discréditée et désarmée, et si |'Assemblée actuelle vient 4 succomber, , 
en effet, devant ses adversaires, si, sous le regard encore avide de 
nos impitoyables vainqueurs, le flot montant de la démagogie la ba- 
laye, que deviendra la France? 

Cette Assemblée a pu méler a ses services des erreurs et des fautes, 
elle en pourra méler encore ; mais il doit étre permis au plus hum- 
ble de ses membres de le dire : 4 Pheure ob nous sommes, Ia dé- 
fendre et la respecter c’est défendre et respecter la patrie malheu- 


reuse. 
C. pe Meavux. 





L’ ALLEMAGNE 


ET LES GERMANISANTS FRANCAIS 


a ED 


M. Saint-René Taillandier, QEuvres completes. — M. Legrelle, La France et la 
Prusse devant V'histoire. — Hillebrand, QEuvres diverses. 


Il y a quelques semaines, un moraliste profond qui est en méme 
temps un éminent écrivain, M. Caro, dans un intéressant volume 
consacré aux graves questions de l'heure présente, nous montrait le 
double courant de Popinion en Europe sur la Prusse : l'un, celui 
d'une enthousiaste sympathie, qui remonte au livre de |’ Allemagne 
de madame de Staél; l'autre, celui de la critique et d’une clair- 
voyante sévérité, lequel vient de Henri Heine. Par malheur, les deux 
voix, quoique dignes d’une autorilé au moins égale, n’ont pas eu le 
méme crédit auprés du public frangéais. Dans notre pays, malgré nos 
gouls railleurs, on aime fort 4 admirer; aussi les phrases éloquen- 
tes de madame de Staél ont eu plus d’auditeurs que les prophétiques 
avertissements du poéte de Francfort. Au moment ot madame de 
Staél écrivait, l’Allemagne longtemps vaincue et humiliée avait l'air 
d'une victime ; cela suffisait pour aveugler un peu l’Ame généreuse 
de l’illustre opposante. Il est certain que, au fond, l’Allemagne de 
madame de Staél n’est qu’un pamphlet un peu long contre la France 
impériale; c’est en haine de I'Empereur et de l’empire qu'elle aime 
PAllemagne ; elle va méme jusqu’a la préférer 4 la France. Cela seul 
aurait du mettre les lecteurs en garde contre l’éloquente et passion- 
née critique. Mais en France nous sommes ainsi faits : opposition & 
toutes les autorités et & tous les pouvoirs est toujours la bienvenue; 
nous lui passons tout et quelque chose encore, ce quelque chose res- 





L’ALLEMAGNE ET LES GERMANISANTS FRANCAIS. 27 


semblat-il 4 ce que les Allemands appelleraient I’antipatriotisme. Au 
contraire, H. Heine, un vrai Allemand pourtant, et d’un libéralisme 
qui parait a bon droit effrayer madame de Staél, a beau nous aimer 
jusqu’a nous dire la pensée tout entiére et méme l’arriére-pensée de 
ses compatriotes 4 notre endroit; il a beau nous montrer ce lourd 
et hypocrite teutonisme de la Prusse se préparant dans ]'ombre et 
réparant le gigantesque marteau de Thor pour écraser cette France, 
qu'il aime si fort et dont il dit que le métier de fantéme et de 
revenant 4 Paris serait plus gai que celui d’homme en vie et en santé 
4 Berlin; il a beau nous donner l‘antidote du livre de madame de 
Staél, et, pour que son antidote soit plus vite populaire, il a beau 
Ini mettre la méme étiquette; rien n’y a fait. Nous n’avons pas cru 
a celui qui nous estimait au point de nous faire sur son pays les 
plus complétes confidences ; nous n'y avons pas cru, et nous avons 
ea fort. 

Nous voulions rester sous le charme du livre de madame de Staél; 
cette réhabilitation de l’Allemagne, qu’elle avait commencée, devait 
étre reprise en sous-ceuvre par les esprits les plus élevés, par les in- 
telligences les plus droites et les plus honnétes, et ce pauvre Henri 
Heine en fut pour ses frais de prophétie ; il ne fut pas plus heureux 
que I'hirondelle avertissant les étourneaux, ou que Cassandre don- 
nant des avis aux Troyens. 

C’est méme un piquant chapitre de critique semi-littéraire, semi- 
morale, que I’histoire de nos sympathies —j’allais dire de notre en- 
gouement — pour |’Allemagne depuis un demi-siécle, et, dans ce 
chapitre, l'alinéa le plus curieux est bien, sans contredit, celui qui 
concerne le réle des publicistes ou, pour parler plus exactement, 
des germanisants dans cette agitation de l’esprit francais en faveur 
dan pays pour lequel, instinctivement, il a toujours eu une sorte de 
répulsion naturelle. 

Noublions pas qu’au seizi¢me et au dix-septiéme siécles I’ Allema- 
gne existe A peine pour nous : alors notre pays n’entend parler d’elle 
que de loin en loin; ses reftres, ses lansquenets, son pédantisme et 
la eapacité des buveurs allemands obtiennent en passant une mention 
dans la grande littérature du dix-septiéme sictcle ; elle a bien autre 
chose 4 faire que de s’occuper des barbares. Savoir l’allemand, a 
cette époque, était chose presque inouie; il n’y avait guére que 
Saint-Simon qui fit capable d’une pareille singularité. C’était le 
temps ot l’ingénieux Bouhours éerivait une piquante dissertation 
sur la question de savoir si un Allemand peut avoir de !’esprit. 

C était bien impertinent, si l’on veut, mais c’était tout & fait fran- 
(ais. 
Au dix-huitiéme siécle, Frédéric Hi donna, malheureusement pour 





28 L'ALLEMAGNE 


notre pays, une éclatante réponse 4 la question qu’avait posée le spi- 
rituel jésuite. Leibnitz eut la bonne fortune d’étre loué par Fonte- 
nelle ; mais Frédéric Il et Leibnitz ne servirent nullement a la réha- 
bilitation de esprit allemand prés de |’esprit francais. Notre pays, 
qui se voyait lourdement imité dans ses gouts, dans ses plaisirs et 
surtout dans ses vices, ne put se décider & prendre I’ Allemagne au 
sérieux, méme aprés la Théodicée de Leibnitz, méme aprés la jour- 
née de Rosbach et aprés la guerre de Sept ans. 

Voltaire avait essayé de s’acclimater a Ja civilisation prussienne ; 
on sait comment avait fini cet essai loyal soi-disant, et le grand-duc 
ni son pays n’eurent a se féliciter de ce qui s’en suivit. Les Mémoires 
de Voltaire, le réle grotesque que le grand railleur attribue, chez 
Candide, aux natifs de Westphalie, depuis ceux qui sont élevés dans 
le chdteau de Thunder-ten-Tronck jusqu’au docteur Pangloss, tout 
cela ne fit qu’ajouter au ridicule dont on affublait volontiers chez 
nos péres les descendants d'Arminius. Cette dédaigneuse répulsion 
est d’autant plus & remarquer qu’a la méme époque |’Angleterre, 
qui avait été bien plus longtemps, et pour des causes bien plus pro- 
fondes, l’oljjct de notre anlipathie, bien qu’en 1763 elle nous edt en- 
levé le Canada et les Indes, devint chez nous aussi populaire qu'un 
peuple de race germanique peut l’étre chez un peuple de race latine. 
L’anglomanie ne connut plus de bornes & un certain moment, et la 
correspondance de Grimm aussi bien que le journal de Collé sont una- 
nimes sur ce point et abondent en anecdotes, toutes plus p:quantes 
les unes que les autres, au sujet de cet enthousiasme souvent mala- 
droit, et qui en tout cas n’allait pas jusqu’a comprendre Shakes- 
peare. 

Il est 4 remarquer que c’est par deux protestants, j'allais dire 
par deux étrangers, par madame de Staél, fille du Genevois Necker, 
et par Benjamin Constant, que la France a été initiée au germa- 
nisme ; car l’auteur d’ Adolphe, dans la préface de sa traduction du 
Walstein de Schiller, nous donnait un avant-gout des idées chéres & 
l’école romantique, et magnifiait le théatre allemand aux dépens du 
thédtre francais, qu'il ne comprenait pas assez peut-étre, parce que 
Pélévation morale lui faisait défaut et, qu’aprés tout, pour com- 
prendre ce grand langage et ces nobles crises de la tragédie fran- 
caise, il ne suffit pas d’étre un sceptique intelligent et d’avoir été 
conseiller d'Etat pendant les Cent Juurs, ou méme d’avoir été le me- 
neur du parti révolutionnaire pendant la longue et déloyale guerre 
quil iit 4 la Restauration. Tout cela ne donne ni le gout ni le sens 
moral, sans lequel on ne comprend rien 4 l'art classique. Il faut 
avouer, d ailleurs, que notre profond éloignement pour la langue 
allemande a singuliérement favorisé les promoteurs de paradoxes 


ET LES GERMANISANTS FRANQGAIS, 29 


sur }'Allemagne. Aujourd’hui, 4 peine sur cent personnes qui ont 
recu une éducalion libérale trois ou quatre comprennent 4 fond 
allemand, et une douzaine au plus sont en état de l’épeler ; il ya 
un demi-siécle et, pour nous rapprocher de Vheure présente, il y a 
vingt ans, c ‘était bien pis : l’ignorance du public était presque uni- 
verselle et compléte ; un homme vraiment competent sur les lettres 
ou sur les affaires si compliquées de l’Allemagne était un personnage 
aussi rare qu'un hébraisant ou qu'un indianisant; les germanisants 
étaient une petite tribu a part : ils se connaissaient, ils s’entendaient 
entre eux pour faire de l’admiration mutuelle et collective; le pu- 
blic les laissant faire et dire, il ne se métiail pas d’eux. D’ailleurs 
cétait un fort honnéte homme que M. Loewe Weymar, et lcs trois ou 
quatre adeptes qui a sa suite nous parlaient de !’Allemagne dans la 
Revue de Paris du docteur Véron ou en tel autre lieu plus ou moins 
liitéraire. 

Parmi ces germanisants, qui nous contaient ainsi ce qu’ ils voulaient 
sur cette fabuleuse région dont ils ététent les uniques ex plorateurs, il 
est juste de remarquer M. Edg. Quinet. Il est un de ceux quiont cru a 
l’'Allemagne. MM. Michelet et Philaréte Chasles en parlaient bien par- 
fois avec quelque sympathie; mais ils étaient trop fins et de tempé- 
rament trop francais pour élre dupes du germanisme. Au contraire 
M. Edg. Quinet, chez qui la naiveté s’allie volontiers 4 l’obscurité, se 
retrouvail chez lui en Allemagne. Sa préface de Herder est un chef- 
d'ceuvre de galimatias ; }’ai essayé de la relire il y a quelque temps, 
et cela de bonne foi, sans parti pris, je n’en ai pas compris un trai- 
tre mot. Je me demande |’effet que dut produire cette préface de 
structure germanique sur les lecteurs intelligents d’alors. J’espére 
bien que ni M. Guignaut, ni Philaréte Chasles, ni Léeve Weymar, ni 
Ampére n’y entendirent rien. Je viens de nommer les plus illustres 
des germanisants : M. Guignaut venait de traduire la Symbolique de 
Creutzer, Léeve Weymar Ics Contes d’Huffmann ; Philaréte Chasles et 
Ampeére, dans leur chaire et aux Débats, nous parlaient de 1’Allema- 
ghe avec esprit et feu: ils nous disaient ce qu’ils voulaient, et, 
comme cela ne nous forcait pas d’apprendre |’allemand, nous ne de- 
mandions pas mieux que de les croire sur parole. Il y a les lacunes 
les plus singuliéres dans les renseignements que nous fournit sur 
PAllemagne la premiére école de nos germanisants. Aussi on se de- 
mande comment il se fait que jamais, ni dans les journaux ni dans 
les revues, mais ce qui s'appelle jamais, nos publicistes d’alors 
n'aient pris corps a corps devant le public cette convoilise de l’Al- 
sace et de la Lorraine qui depuis soixante ans fait le fond du teu- 
tonisme. Cette convoilise s’était manifestée dés le traité de Paris : la 
Russie ni 1’Angleterre ne l’avaient encouragée, mais la Prusse n'y 


30 L’ALLEMAGNE 

avait pas renoncé. Les Allemands en faisaient si peu mystére, que 
dans la préface de la Germania, en 1845, H. Heine ne craignail pas 
de dire en toutes lettres & ses compatriotes qui lui reprochaient de 
trop aimer les Frangais, de leur céder trop volontiers les provinces 
rhénanes, et surtout de ne pas guerroyer assez vaillamment pour 
rendre ]’Alsace et la Lorraine 4 la grande Allemagne : Quant a U'Al- 
sace et d la Lorraine, je ne puis pas les incorporer aussi facilement 
que vous & lL empire allemand. Les gens de ce pays tiennent fortement 
ala France, & cause des droits civiques qu’ils ont gagnés a la Réevolu- 
tion francaise, & cause de ces lois d éyalité et de ces institutions libres 
qui flattent l'esprit de la bourgeoisie, bien que cela laisse encore beau- 
coup a désirer pour l'estomac des grandes masses. Les Lorruins et les 
Alsaciens se ratlacheront a [ Allemagne quand nous finirons ce que les 
Francais ont commencé, le grand euvre de la Révolution, la démocra- 
tie universelle... quand nous aurons chassé la misére de la surface de 
la terre, quand nous aurons chass¢ le servilisme de partout, quand nous 
aurens rendu sa dignité au peuple déshérité; alors ce n'est pas seule- 
ment lL Alsace et la Lorraine, mais la France, mais [ Europe entiére, 
qui viendront & nous. Oh! oui, alors le monde entier sera allemand, 
s'il ya encore une Allemagne ence temps-la. 

Encore une fois, comment nos germanisants ne nous ont-ils jamais 
rien dit de tout cela? Ce n’était un mystére que pour eux... et pour 
nous. 

N’oublions pas d’ailleurs qu’é la méme époque le théatre de Geethe 
nous élait pour la premiére fois révélé par un habile traducteur, 
M. Stapfer, l’oncle, je crois, du spirituel humoriste qui derniére- 
ment vient desi bien juger M. Victor Hugo et sa modestie. M. ‘de Ba- 
rante nous donnait Schiller, avec la maniére d’en profiter, dans une 
‘magisirale introduction. L’Académie francaise paraissait écouter ces 
bruits venus d’outre-Rhin en recevant M. Lebrun, |’éloquent et ori- 
ginal auteur de cetle Marie Stuart qui semblait imitée de allemand, 
el qui était.devenue une ceuvre si frangaise entre les mains de Ihar- 
monieux novateur. Quelques années plus tard, lillustre compagnie 
accordait des prix 4 M. Marmier, a la baronne de Carlowitz, qui eux 
aussi traduisaient des livres importants et y mettaient des préfaces 
ou, naturellement et comme il convient 4 tout traducteur, ils sur- 
faisaient leur auteur et nous disaient que, dans notre littérature, 
nous n’avions rien de comparable a l’écrivain qu’ils nous présen- 
taient. Aprés tout, ils faisaient leur métier ; nous seuls sommes les 
vrais coupables. De notre ignorance de la langue allemande décou- 
lent toutes nos erreurs sur l’Allemagne :- nous mous en sommes 
rapportés aux journalistes, aux traducteurs et & leurs préfaces. 

Seulement dans notre pays, chaque fois qu'on fait une sottise, 





ET LES GERMANISANTS FRANQAIS. 9 | 


qu’il y a un engouement un peu ridicule pour quelqu’un ou pour 
quelque chose, il y a toujours, grace a Dieu, une sorte d’avertisse- 
ment qui nous est donné, tantédt sous une forme, tantét sous une 
autre ; de sorte que, si nous tombons du cété ot nous penchons, 
nous pouvons nous dire que c’est bien notre faute, que c’est nous 
qui l’avons voulu. 

Cela ne guérit pas ceux qui se sont cassé les reins ; mais enfin cela 
les aide 4 rentrer en eux-mémes quand ils sont sur le lit de souf- 
france et que le médecin les exhorte a la résignation. 

Il y eut donc, ala fin, un réveil vers 1845 ou 1848. Le Journal 
des Débats eut alors la bonne fortune de confier la rédaction de sa 
partie étrangére 4 un homme d intelligence clairvoyante et de haute 
probité politique, Alexandre Thomas, que peu de personnes con- 
naissent aujourd hui, mais que n’oublieront jamais ceux qui ont eu 
Phonneur d’étre de ses amis. Je le vois encore, cet homme au coeur 
vaillant et chaud,.au lendemain des journées de Février, versant 
des larmes sincéres devant ce recul que la civilisation libérale venait 
de faire, grace aux barbares de !’intérieur déchainant sur nous cet 
esprit révolutionnaire qui, semblable 4 un chien enragé, mord les 
gens, les rend fous, et finit par en faire des insurgés de Juin ou 
des soldats de la Commune. Il entrevoyait déja la carmagnole d’0- 
lympio, qu'il allait livrer 4 la risée des honnétes gens. Qu’eut-il 
dit, mon Dieu, s'il edt vu son képi légendaire? s'il edt vu revenir 
au pinacle tous les fruits secs de 1848? Mais ne parlons que de 
ses articles des Débats et des nombreuses et profondes études qu’il 
consacra 4 l’Allemagne et 4 ses hommes politiques. C’est lui qui, 
le premier, fit justice des phrases de madame de Staél sur la 
candeur des Allemands; il y mit une 4preté que nous ne comprenons 
qu’avec effurt aujourd’hui, mais qui fut une véritable surprise pour 
le public d’alors. Alexandre Thomas ne fut dupe d’aucun mensonge 
allemand ni en Autriche, ni surtout en Prusse. Mais il n’eut pas le 
temps de dire tout ce qu'il avait sur le coeur, 4 ce sujet. Le coup 
d’Etat en l'exilant, en le condamnant aux dures nécessilés de |’exil 
et & la polémique souvent démosthénienne du Bulletin francais, in- 
terrompit le redressement de l’opinion frangaise sur l’Allemagne, 
sur sa polilique et ses idées, qu’il avait si bien comprises. Heureuse- 
ment, un ami allait reprendre sa tache, et continuer sous une forme 
philosophique et littéraire ce que Thomas avait commencé en po- 
lémiste et en publiciste conservateur. 

Cet ami, c’était M. Saint-René Taillandier, le premier, par l'im- 
portance de son ceuvre, de nos germanisants. 

Ecrivain plein de mesure dés ses débuts, et qui n’a, pour 
ainsi dire, pas connu les tatonnements de l'inexpérience, profes- 


é 





32 L'ALLEMAGNE 


seur en tout temps trés-populaire dans une des villes les plus 
intelligentes du Midi, le nouveau publiciste, qui avait longtemps 
séjourné en Allemagne, avait tout ce qu'il fallait pour étre l’intro- 
ducteur de l’Allemagne devant le grand public. Il était libéral au 
meilleur sens du mot, au sens ot ce mot elt été un éloge sous la 
Restauration aussi bien que sous le régime qui I’a suivi : car son 
libéralisme se composait de respect et de sympathie pour les idées 
honnétes et généreuses, et pour ceux qui les professent en toute 
sincérilé et sans arriére-pensée. Le seul défaut qu’on edt pu souhai- 
ter A M. Saint-René Taillandier, c’était peut-étre d’avuir un peu 
plus mauvaise opinion de l’humanité, et de se méfier des paroles 
du prochain, surtout quand il est allemand, encore plus que de ses 
actes. Cet optimisme de notre publiciste tient 4 mille qualilés char- 
mantes de coeur et d’esprit, 4 une générosité chrétienne que je ne 
me sens pas la force de condamner. Elle tient aussi 4 ceci, qu’il y a 
en lui un poéte qui se cache, mais ne disparait pas loujours sous le 
prosateur. 

Le premier ouvrage de M. Saint-René Taillandier avait élé un 
poéme, un peu mystique d’inspiration, Béatrice. Le Dante avait été 
son inspirateur, le Dante de la Vita nuova; dans ce livre de début, 
Jes beaux vers n’étaient pas rares. De ce commerce avec la muse 
des douces pensées, il lui est toujours resté un fonds de bienveil- 
lance et de courtoisie intellectuelle qui a pu tromper beaucoup de 
vens. Qui, M. Saint-René Taillandier, dans sa jeunesse, a été poéte ; 
en tout temps il a adoré la poésie. C'est 4 son foyer qu’est mort ce 
pauvre Brizeux. H. Heine portait 4 M. Taillandier l'affection la plus 
profonde et la plus respectueuse. Les poétes lui savaient gré de 
montrer un si curieux inlérét pour leurs sentiments et leurs idées, 
alors qu'il semblait surtout le propagateur des sévéres conceptions 
de la philosophie ou de la liltérature politique. | 

Mais laissons tout ce qui ne tient pas 4 notre sujet, et n’éludions 
en M. Saint-René Taillandier que le germanisant apprenant au pu- 
blic francais ce que celui-ci avait tant d'intérét & savoir. M. Saint- 
René Taillandier, disions-nous, est certainement celui qui nous a le 
plus souvent et le plus a fond parlé de |’Allemagne. Pourtant son 
muvre est facile & résumer. En réalité, le docte publiciste n’a eu en 
vue que trois résultats. Avant tout, il a voulu et poursuivi, par {ous 
Jes moyens dont il disposail, le triomphe du spiritualisme dans les 
leltres, et il a passé sa vie 4 combattre son éternel ennemi, qui avait 
trouvé dans ’hégelianisme une sorte de rajeunissement. Il a donc 
couru sus a tous les matérialismes du roman, du drame et de l’école 
qui pullulaient en Allemagne. 

Mais en poursuivant le matérialisme, il s’est bientot trouvé face 4 


ET LES GERMANISANTS FRANGAIS. oo 


face avec un autre adversaire, avec la démagogie, celte digne fille du 
matérialisme, quia eu de si beaux jours en Allemagne vers 1848, 
et a qui un si bel avenir est encore réservé, grdce 4 M. de Bismark 
et aux doctrines, renouvelées de Machiavel, qui se rattachent A lui. 
La démagogie a donc élé, pour parler comme on fait aujourd’hui, 
le second objectif de M. Saint-René Taillandicr. 

Quant au troisiéme but qu’il a toujours eu en vue, ¢’a élé, si je 
puis ainsi parler, la fraternilé des littératures curopéennes. Il n’a 
pas tenu 4 M. Saint-René Taillandier que depuis longtemps la langue 
et les lettres allemandes aient dans notre systéme d’études classi- 
ques une part sinon égale aux letlres anciennes, & tout le moins 
plus cn rapport avec notre intérét et nos besoins. On ne I’a pas 
écouté, ct l’on n’a pas eu lieu de s’en féliciter. Pour lui, toujours 
altentif, 11 suivait d'un regard intelligent et curicux tout ce qui se 
pensait, tout ce qui se disait d'inléressant au dela du Rhin, et il 
nous en faisait part. 

On reconnut tout d’abord combien cette vigilance était active et 
perspicace dans l'histoire de la jeune Allemagne. Ce recucil d’essais, 
composés pendant quatre ans pour une grande revue en ce temps- 
la trés en vogue, Clait dédié précisément a ce vaillant Alexandre 
Thomas, alors en disgrice prés.des vainqueurs de 1848, et dont, 
pour cette raison, M. Saint-René était plus que jamais l’ami. Le pu- 
bliciste ne craignait pas de dire que la jeune Allemagne, en somme, 
n’était, a bien des égards, qu’une plaisanterie un peu lourde et un 


peu longue a l’usage d’un peuple qui s'y préte. « En somme, con-. 


cluait le docte historien, la jeune Allemagne et Ja jeune école hége- 
lienne, l'une avec sa frivolit¢ d’emprunt, l'autre avec sa violence 
démagogique, ont renic }’éternel génie de leur pays. Elles ont atta- 
qué le spiritualisme. C’est 14 une polémique folle. Le spiritualisme 
ne saurait périr nulle part; comment serait-il jamais affaibli dans 
le pays de Kant et de Schiller? » 

Daus cette jeune Allemagne, M. Saint-René Taillandier ne désar- 
mait qu’en faveur de Henri Heine; mais qu’il avait raison d'étre 
impitoyable 4 ces tristes successeurs d’Edouard Gans et de Berne, 
qui allaient devenir les grands hommes du 1848 tudesque! 

Seulement peut-élre crovail-il un peu trop 4 la sincérilé du spiri- 
tualisme allemand, qui est tout superficiel, et qui saccorde trés- 
bien avec lcs convoilises les moins philosophiqucs. 

L’auteur de La jeune Allemagne allait nous remettre sous les yeux, 
dans ses Etudes sur la révolution en Allemagne, la plupart des hé- 
géliens qu’il avait déji eu l'occasion de nous signaler précédemment. 
Celle fois, malgré sa bienveillance ordinaire, il parle haut et ferme 
4 ces aveugles qui lui reprochent de prendre trop au sérieux les 

40 Ccrosas 41872. 3 


o€ L’ALLEMAGNE 


périls de ces obscurs systémes. « Ce sont eux, dit-il, qui manquent 
de clairvoyance. Gomment donc ont-ils fait pour ne pas entendre ces 
cris de rage, ces clameurs forcenées, ces hennissements de la ma- 
tiére. Comment n’a-t-elle pas retenti 4 leurs oreilles cette formida- 
ble invective de Bossuet, qui n'a jamais été mieux justifiée qu’ici: 
« Ah! malheur a la terre, malheur a la terre, encore un coup mal- 
« heur a la terre d’ou sort continuellement une si épaisse fuméc. » 

Et M. Saint-René Taillandier finit en conviant l’esprit allemand a 
se retremper dans le spirilualisme chrétien. Au milieu de la confu- 
sion générale, au milieu desincerlitudes et des angoisses d’un siécle 
si profondément ébranlé, il lui montre ce qu’il croit le fond de 
Yame germanique, pour que l’Allemagne se retrouve ct revienne 4 
elle-méme. Ce livre n’a qu'un tort 4 mes yeux, il est trop généreux. 
Sans doute, l'auteur préfére l’Autriche 4 la Prusse, c’est déja quel- 
que chose; mais il a le tort de ne pas regarder jusqu’au fond de 
leur dme ces Teutons, auxquels il souhaite si ardemment le senti- 
ment religieux et libéral. 

Ilya, d'ailleurs, des passages, écrits dés 1848, bien curieux et 
qui, aujourd'hui, sont plus que jamais remplis d’enseignements. « Il 

a désormais trois Allemagnes : l’Autriche, la Prusse et le groupe des 

tats secondaires. Ni la Prusse n’esf aussi faible, ni l'Autriche n’est 

aussi forte qu'on pourrait le supposer d’aprés les circonstances ré- 
centes. Toutes deux elles ont besoin de cette troisiéme partie de 
Allemagne, dont il est impossible de ne pas tenir compte. Si I’Al- 
lemagne ne respecte pas les lois 1mpérieuses que lui fait sa situa- 
tion; si des intelligences téméraires veulent, soit au profit de la 
Prusse, soit pour la gloire des Habsbourg, violer des droits vivants, 
et ressusciter ce qui est mort, il n'y aura que troubles, anarchie, 
créations impuissantes, prolongement sans fin d'une crise funeste. » 

Espérons que M. Taillandier a prophétisé juste, aussi bien que 
Henri Ifeine, le jour ot il écrivait au docteur des démagogues et des 
athées du Nord : « Sachez que le jour ot se fera la révolution alle- 
mande, on verra que !a révolution francaise n’a été qu'une églogue. » 

Dans ces Etudes sur la révolution en Allemagne, nous assistons 
aux débuts oratoires de M. de Bismark, s’écriant « qu’il est de la 
Marche de Brandebourg, du sol méme ou la monarchie prussienne 
a été batie et cimentée avec le sang, et que cela lui suffil pour ne 
pas vouloir que son roi deviennc le vassal de la fédération démo- 
cratique, présidée par M. Simon de Tréves. » 

Bien des passages analogues donnent un singulier attrait a ces 
deux volumes. 

Dans celui qui a pour titre : Histoire et philosophie religieuse, le 
publiciste abonde de plus en plus dans ce spiritualisme cordial, qui 





ET LES GERMANISANTS FRANCAIS. 35 


est si contraire au génie allemand. If] faut voir comme il dit son 
fait 4 Gervinus et 4 tous ces teutomanes, qui ne demanderaient pas 
mieux que de croire que, si Dieu a créé le monde, ¢/a été pour la 
glorification de l’Allemagne du Nord, je dis du Nord, car dans les 
Etats allemands catholiques on a plus de modestie. 

C’est la aussi que nous voyons tout le palriotisme intellectuel qu il 
y achez M. Saint-René Taillandier, et qui est ]’4me de son aposto- 
lat en faveur des liltératures élrangéres. Pour bien étudier et bien 
comprendrel'Allemagne, il veut que nous soyons deux fois Francais. 
«Ces conseils, en effet, ces indications que nous allons demander a 
une race différente de la nétre, c’est a Pesprit francais de les con- 
tréler avec rigueur. Finesse, précision, rectitude, tous les instru- 
ments de notre génie s’aiguisent et se perfectionnent dans ce travail. 
Quoi donc! on serait moins Frangais parce qu'on obéirait 4 l’esprit 
intelligent et expansif de la France! » 

A la bonne heure : voila dans quelle mesure il est permis d’étre 
germanisant, et non pas comme semblent faire certains écrivains, 
depuis la guerre, en copiant tout de l’Allemagne, sa pédagogie, son 
pédantisme, sa curiosité pour les niaiseries qui ont Vair d'étre 

ves. 

e Rien n’est antipathique comme tout cela 4 l’esprit si élevé de no- 
tre publiciste. Il faut lire le beau morceau sur la mission intellec- 
tuelle et morale du dix-neuviéme siécle, pour voir combien M. Saint- 
René Taillandier répugne naturellement aux idées absolues et 
exclusives qui sont trop ordinaires aux admirateurs 4 outrance de 
lesprit allemand. C’est méme une chose singuliére de voir comme 
son impartialité craint de donner dans aucun excés. Ainsi M. Saint- 
René Taillandier aime Henri Heine parce que c'est un grand poéle, 
parce que c’est le plus Francais des Allemands; mais sa sympathie 
ne l’aveugle pas. Ouvrez le volume des Ecrivains et poétes moder- 
nes (1861), il n’hésite pas a voir dans Henri Heine le représentant des 
maladies morales de notre temps, le poéte fantastique de l’hégélia- 
nisme et de toutes les théories qui aboutissent a Ja destruction de la 
personnalité humaine. Les dmes religieuses reliront avec fruit les 
études consacrées a l'austére Sealsfield et & Jérémie Gotthelz, le male 
chrétien. 

Mais, 4 dire ma pensée tout entiére, de ces nombreux travaux 
que M. Saint-René Taillandier a consacrés a |’Allemagne, le plus 
agréable, le plus instructif et aussi le plus populaire, c’est la Corres- 
pondance de Gathe et de Schiller, en deux volumes, qui datent, si 
mes souvenirs sont exacts, de 1858 ou 1859. 

Peut-étre Goethe nous est-il montré sous un jour trop favorable : 
aujourd’hui nous ne sommes plus aussi complaisants a l’égciste sé- 


56 L’ALLEMAGNE 


rénitédu poéte olympien. Nous aimons mieux Schiller, plus Francais 
de coeur et d’esprit. M. Saint-René Taillandier fait comme nous. Ce 
qui donne le plus vif intér¢t 4 cette correspondance, ce ne sont pas 
les lettres échangées entre ces deux chercheurs d’originalité, c’est 
l’affectueuse sympathie que ressent pour eux celui qui nous les pré- 
sente, ce sont les pages émues et respeclueuses que leur consacre 
le doux critique. La bienveillance souffle et circule entre ces lettres 
d’un intérét parfois plus académique qu’universel, ct cela n’est pas 
un ornement inutile 4 la prose des deux poétes. M. Taillandier a eu 
la main heureuse dans ses coupures : nombre de ces lettres étaient 
beaucoup trop germaniques pour le lecteur francais. 

En effet, nous ne pouvons prendre de l’'Aliemagne qu’a petite dose, 

et encore faut-il, quand on nous en sert, y mettre un certain arran- 
cement. Le commentaire vaut done mieux que le texte. Goethe et 
Schiller, dans leur Jaboratoire intellectuel , dans le pensoir, comme 
eat dit Aristophane, n’ont qu’a se louer de i’art avec lequel leur in- 
terpréle nous les a parfois dérobés. 
. Nous assistons a Ja jeunesse de Goethe et ala maturité de Schiller. 
Nous voyons leur instinctive antipathie jusqu’au jour ou, sous pré- 
{exte que la science les a rapprochés, commence une liaison voulue, 
destin¢e 4 produire certains effets psychologiques sur la galerie, et 
of il entre bien de l’apparat ct du spectacle, surtout du cété de 
Goethe. 

L’histoire de cette amilié, qui date de 1794, doit une partie de son 
charme aux développements que lui a consacrés M. Taillandier. On 
voil jour par jour, heure par heure comment, par l’échange des 
idées entre ces deux Dioscures de la pensée, se sont formées ces ceu- 
vres laboricusement simples d’Hermann et Dorothée, el aussi la 
grande trilogie de Wallenstein. 

Tout cela c’est le triomphe de la volonté, du parti pris et suivi, et 
parfois aussi du procédé. [Il n'y a presque rien de trouvé au fond 
de toute cette littérature allemandc; mais c’est une nation ot |’on 
sait vouloir, c'est quelque chose. 

Le deuxiéme tome est tout plein de Schiller. La sympathice y dé- 
borde, et pourtant la critique n’y manque pas : M. Taillandier est 
plus sévére que madame de Staél aux laborieuscs combinaisons de 
Schiller, et il a bien raison. 

Schiller mourut en 1805; son amilié échappa aussi aux décep- 
tions inévitables avec un égoiste comme Geethe, et qui étaient dail- 
Jeurs presaue fatales entre deux natures aussi dissembla!.les. 

Des livres comme cette Correspondance sont de vrais services ren- 
dus au public ct aux lettres. C’est dans celte mesure qu'il est bon 
que la jeunesse francaise s’opproche de l’esprit allemand. Les admi- 


——— ———— 


ET LES GERMANISANTS FRANCAIS, 37 


rer davantage ce serait trop ; les admirer moinsce ne serait pas assez. 
Que des délicats comme M. Schérer fassent aujourd'hui de nom- 
breuses et justes réserves, qu ils meltent des sourdines a l’enthou- 
siasme pour Goethe, je ne le trouve pas mauvais, au contraire, c’est 
méme ce que je souhaite; mais ces sévéres écrits ne populariseront 
pas la langue ni la poésie allemande. Or, il faut que par la poésie de 
Yl Allemagne nous arrivions a sa prose, 4 sa philosophie si elle en a 
une; il faut, en un mot, que nous sachions ce qu'elle a sous la mam- 
melle gauche. M. Saint-René a donc, cette fois encore, travaillé dans 
l’intérét de cette expansion littéraire qui n’a rien d’internalional, car 
elle ne peut, entre des mains comme les siennes, que nous ramener 
a notre vrai naturel. 

De tous les livres de M. Taillandier, sa Correspondance de Gethe 
etson Maurice de Saxe, qui est un siintéressant chapilre de notre his- 
toire nationale, sont les plus populaires. Il faut savoir gré a l’émi- 
nent biographe de nous avoir rendu dans toute sa vérilé ce sympa- 
thique personnage. C’est une restitution faite 4 la France que celle 
de cette héroique figure. Aussi le public met-il ce livre encore au- 
dessus de Madame d’Albani, cette délicale et romanesque esquisse 
si pathéliquement curieuse d'un bout 4 l'autre. 

Aprés ces deux publications, M. Saint-René Taillandier, professeur 
trés-gouté.a la Sorbonne, fut appelé 4 un grand emploi administra- 
tif dans Université. Il vient, me dit-on, de le quilter. Le grand per- 
sonnel qu'il administrait avec une loyale et bienveillante impai lia- 
lité le regrettera vivement. A partir de 1869, ses Essais sur I’ Alle- 
magne vont avoir un autre caraclére. Il va désormais s’occuper, non 
plus seulement de l’Allemagne, mais de ses ennemis. Dés lors un 
instinct l'avertit que les peuples qui n’aiment pas l’Allemagne, et 
dont l'Allemagne parle avec dédain, méritent que la France les re- 
garde avec sympathie. 

Voila qui est bien caractéristique dans le livre sur la Serbie, qui a 
paru cette année-ci seulement, mais quia élé composé dés 1869 ; 
Aussi je livre ce passage sans commentaire aux réfiexions du lecteur : 
« Vest un orgucil propre a ]’Allemagne, dit M. Taillandier, et sur- 
foul a la Prusse, de croire 4 sa prééminence morale sur les races, et 
cet orgueil prend un caraclére particulier, surtout quand il s’agit 
des Slaves. On dirait que les purilains de la Prusse espérent justifier 

par 1a les iniquilés dont ils sont les complices envers la Pologne. 
Partout oi le Germain est en contact avec le Slave, disent-ils, le 
Slave doit s’effacer devant le Germain, comme les qualités super- 
ficielles s’effacent devant les vertus solides. Aux Slaves les appa- 
rences trompeuses, les élans qui ne durent pas; aux Allemands le 
travail, la constance, en un mot la moralité. 








38 L’ALLEMAGNE 


M. Taillandier n’est pas dupe de ce pharisaisme prussien; il rap- 
pelle vertement 4 |’ordreM. Léopold Ranke, Vhistorien de la Serbie, 
et l’on croirait, 4 Pentendre, quoique tout ceci ait été écrit avant 
1870, qu’il sent que l’orgueil berlinois, en parlant des Slaves, pense 
4 notre pays. En tout cas, le publiciste qui révéle 4 notre ignorance 
les populations slaves et madgyares mérite que nous l’écoutions avec 
une curiosité passionnée. Car, hélas! ce n’est pas seulement la géo- 
graphie, comme disait Goethe, que nous ignorons, c’est surtout no- 
tre temps, notre siécle, recentium incuriosi, indifférents que nous 
sommes aux événements contemporains qui se passent lvin de nos 
yeux. Eh bien, 4l’est de l'Europe, entre l’Allemagne et la Turquie, 
il y a pour le jour ot nous aurons contracté avec la Russie cette al- 
liance étroite qui est conforme 4 ses intéréts aufant qu’aux ndlres, 
pour le jour ot nous aurons laissé rendre Constantinople au chris- 
tianisme (car, aprés tout, pourquoi nous occuper de |’Angleterre? 
est-ce que l’Angleterre ne nous pas laissé écraser en se croisant les 
bras?), pour ce jour-la, dis-je, Dieu tient en réserve d’héroiques po- 
pulations qui seront le contre-poids entre la Russie complétée et 
l’Allemagne rentrée dans de justes proportions; elles seront aussi, 
pour la revanche, un énergique appoint. Ce jour-la, les Serbes, les 
Hongrois, les Bohémes formeront une grande confédération sous 
lempire tutélaire de Habsbourg; ce jour-la il y aura véritablement 
un empire de |'Est, QEstreich, et la Prusse ne pourra plus réver, 
comme aujourd’hui, Phégémonie de l'Europe entiére, sous prétexte 
que la race germaine seule est faite pour les grandes choses, et que 
seule elle a cet esprit de suite qui rend les peuples maitres du pré- 
sent et de l'avenir. 

Ce sont de nobles races, aprés tout, que celles chez lesquelles, 4 
un moment donné, éclosent des hommes comme Kara-Georges et 
Milosch Obrenowich, les deux héros serbes de 1804 et de 1830. En 
lisant leur éloquent historien, nous nous croirions parfois en pleine 
Iliade. Et Mérimée, s’il vivait encore, serait, 4 tous les égards, en- 
chanté du livre de M. Taillandier. 

Pour moi, ce qui m’en plait encore plus que la valeur littéraire, 
c’est que je sens que dans ce pays révélé 4 notre ignorance il y aura 
tét ou tard de grands mouvements qui ne seront pas inutiles 4 notre 
chére France, et qui l’aideront 4 se relever. On voit qu’il y a de ce 
cété un gros point noir pour la Prusse. 

Ce sentiment consolateur, on l’éprouve aussi en lisant les Drames 
et Romans de la vie littéraire du méme publiciste, et pourtant il n’y 
a rien d’héroique ni de grandiose dans ces histoires empruntées a la 
réalité, voire méme au réalisme le plus poignant. On est heureux de 
voir que cette Prusse qui fail tant de bruit de ses prélendues vertus, 


es ap = 


ge 


ET LES GERMANISANTS FRANQAIS. 39 


elle aussi, elle a sa bohéme littéraire tout comme nous, et celte 
bohéme est une immense région qui va des cliiteaux aux brasse- 
ries. Espérons que les naturels de cette vastg région arriveront, eux 
aussi, aux affaires dans leur pays, et ce jour-la nous n’aurons plus 
rien 4 envier ni plus rien 4 craindre de }’Allemagne. 

On pense bien que, malgré sa bienveillance, M. Taillandier n’a pu 
échapper aux coléres patriotiques que les événements de 1870 jus- 
tifient trop; il est vérilablement éloquent quand il s’écrie: « Ah! 
quand je songe a tant d’hypocrisic et de férocilé ; quand je vois ces 
armées d’espions dix ans 4 l’avance précéder les armées régulicres ; 
quand je me retrace ce systéme de terreur sauvage, intitulé droit de 
la guerre par les casnistes berlinois; quand je pense aux prétres 
fusillés, aux paysans assassinés, aux femmes brulées; quand je me 
souviens de ce Werder, incendiant la cathédrale et anéantissant la 
bibliothéque de Strasbourg; quand mon esprit se reporte 4 Paris 
bombardé, aux serres du Muséum détruites, au Louvre menacé; 
quand je vois fous ces gentilshommes voler, piller, emplir leurs 
poches, bourrer leurs sacs, charger leurs fourgons, ct avec quelle 
méthode, quels scrupules de teneurs de livres; quand Vidée me 
vient que Jes chefs de la politique allemande avaient la main dans 
Pémeute du 31 octobre, dans Ja tentative du 22 janvier, dans l'in- 
surrection du 18 mars... Quand je me dis que ce peuple de France, 
si bon, si géméreux, si prompt 4 oublier le mal, est condamné a des 
haines qu’il n’oubliera pas, quand je me représente la civilisation 

‘ retardée par l’Allemagne pour plus de cent ans, 6 Prusse abhorrée, 
je Vapplique 4 toi seule ces paroles terribles que le plus humain 
el le plus tendre des poétes, le doux Virgile, adressail 4 la race en- 
liére des scélérats : « Non, eussé-je cent langues, cent bouches, une 
« voix de fer, non jamais je ne pourrai dire tous les crimes que tu as 
« commis, tous les genres de supplice que tu as mérilés. » 

Voila donc le chemin qu’a parcouru cet esprit bienveillant et 
sympathique, qui appartenait tout entier a l'art, a la philosophie, a 
la morale. Au moins, M. Taillandier n’a pas été dupe, car depuis 
son entrée dans la vie littéraire il a toujours, et sans tréve ni merci, 
guerroyé contre les mauvaises doctrines religieuses, philosophiques, 
politiques ou liltéraires dont l’Allemagne était rongée; et en agis- 
sant ainsi, c’était moins a elle qu’A nous qu'il songeait. Mais il 
savait l’électricilé contagieuse du mal moral, et il nous le signa- 
lait, 4 nous, comme aux Allemands; car ce qui était son idéal, 
cétait cette union de toutes les forces civilisatrices, disponibles en 
Europe, pour arréler la marche des deux fléaux destructeurs qui 
s‘appellent le matérialisme et la démagogie. C'est pour cela qu'il 
aurait voulu que tous les bons esprits en France fussent au courant 





40 L’ALLEMAGNE 


des idées de l’Allemagne et de ses aspirations. C’avait élé aussi le 
réve d’Alexandre Thomas. M. Taillandier a été plus heureux que lui; 
erace 4 lui, ceux qui avaient des yeux n’ont eu qu’a les ouvrir, ceux 
qui avaient des oreilles n’ont eu qua écouter. Certes, le jour ob 
l’Académie francaise accueillera ce galant homme, elle ne fera que 
donner un digne successeur 4 Ampére, a ce coeur généreux et 
chaud, dévoué de ceeur, lui aussi, ala fraternité des littératures. 

M. Taillandier est certainement le premier, par ’importance, de 
nos publicistes germanisants. Il a par devers lui au moins douze ou 
quinze volumes A la fois sérieux et agréables. Les autres germani- 
sants sont loin d’avoir un bagage aussi considérable. Aussi me 
bornerai-je 4 les mentionner en passant. MM. Laboulaye et Renan 
ne nous parlent de l’Allemagne qu’a propos d’autre chose. Ils ont eu 
lqngtemps des illusions sur la science des Allemands, peut-étre les 
ont-ils encore. Les maitres allemands ne sont pas ce que nous croi- 
rions, 4 nous en rapporter 4 ces deux illustres partisans de la science 
rhénane. Sauf quelques rares exceptions, ils manquent de clarté et 
de méthode; et les jeunes gens qui, aprés avoir éludié en Allema- 
ene, viennent prendre chez nous les grades supérieurs de la licence, 
du doctorat ou de l’agrégation, sont toujours entachés de cette in- 
délébile obscurilé ct, je dois le dire, sont, en général, de médiocres 
professeurs. M. Schérer, lui aussi, a souvent parlé de l’Allemagne, 
mais 4 propos des intéréts du protestantisme; et sil en a eu trop 
bonne opinion, il l’expie maintenant, et en fait volontiers son mea 
culpa. Dernicrement, il a écrit sur Goethe les meilleures pages qui 
soient sorties de sa plume. Sainte-Beuve, dans ses excellents lundis, 
n’a jamais rien écrit de plus net, de plus rigoureusement vrai, a 
tous les égards. 

Parmi les germanisants qui ont beaucoup parlé de la Prusse, 
mais nous ont peu éclairé sur son compte, une mention particu- 
liére est due & M. Karl Hillebrand, qui a déja par devers lui cing ou 
six volumes d’Essais. Les Débats l’adoptérent alors qu’il fut ques- 
tion de nous faire accepter l’unité prussienne. Aujourd’hui, cet 
écrivain est rentré dans l’ombre, et il n’est pas vraisemblable qu'il 
reparaisse de longtemps dans la mél¢e politique et littéraire. Son 
premier ouvrage, une traduction d‘Olifried Muller, était précédé 
d’une lourde introduction, 4 la fin de laquelle il appelait ses com- 
patriotes 4 la vie politique, leur disant que l’dge héroique de la 
science était passé, qu'il fallait aujourd’hui des choses plus pra- 
liques. Tout cela était bien singulier dans une préface d’Ottfried 
Miller. Le public francais ne la lut guére, il applaudit de confiance 
et passa outre. L’ouvrage le plus connu de ce germanisant, c’est La 
Prusse contemporaine. C’est une longue série d’articles insérés aux 


ET LES GERMANISANTS FRANCAIS. 4l 


Débats, entre 1866 ct 1868. Voici en quels termes I'apprécie M. Le- 

erelle, un de nos jeuncs germanisants, qui, lui, n’a pas d’illusions 
sur !’ Allemagne, qu’il a étudiée de visu. « Dans ce volume, dit M. Le- 
grelle, l’autcur enseigne que la Prusse est essentiellement libérale, 
quelle a été « forcée » par la Diéte, en 1866, 4 tirer son épée du 
fourreau, que tout commandait la neutralilé au Hanovre, a la 
Hesse, etc., la neutralité! c'est-a-dire la violation du devoir fédéral. 
Le coq gaulois flairait, sans manifester la moindre répugnance, ces 
boulettes d’opium, et quelqnefois méme en faisait sa padture. Rien, 
il est vrai, n’élait plus propre 4 Pendormir que cet ouvrage, dont 
la verlu dormitive a quelque chose de vraiment fantaslique. » (Le- 
srelle, La France et la Prusse devant Vhistoire, p. 49.) 

Jereprocherai autre chose encore 4 M. Karl Hillebrand, c'est de ne 
pas nous avoir dit un traitre mot de la diplomatic allemande, a ses di- 
vers degrés : de la diplomatic au grand jour, d’abord; et surtout de 
cette diplomatie occulte, qui procéde en s’infiltrant dans nos admi- 
nistralions, dans nos salons, ct qui, 48 un moment donnée, produit 
pour la Prusse les résultats que nous savons. 

Evidemment, il y a 14 une lacune considérable 4 combler. Dans 
son second ouvrage, Sur la réforme de l’enseignement supérieur, Vau- 
teur propose de supprimer toutes nos écoles, I’Ecole polytechnique, 
Saint-Cyr, etc., et de leur substituer des facullés au grand complet. 
M. Duruy, qui avait confié une mission en Allemagne 4 l’auteur de 
ce plan, le trouva bizarre, dit-on, et cela l’empécha d’étre nommé 
professeur dans une de nos grandes écoles. 

Et telle est la légéreté du public, son peu de clairvoyance, qu'il 
ne trouvait pas du tout étrange qu'un Allemand naturalisé vint nous 
offrir de pareils conseils, et criliquer ainsi le pays qui l’adoptait! 
M. Willebrand était un ancien libéral de 1848, qui avail, disait-on, 
souffert en Allemagne pour la liberté; et quoiqu’il y ait dans La 
Prusse contemporaine un chapitre plein de caresses pour M. de Bis- 
mark, il passait un peu pour un martyr du despotisme. 

Ce n'est pas M. Legrelle qu’on edt si facilement converti 4 un 
enthousiasme peu justifié. M. Legrelle, si j’en juge par le volume, 
intitulé : La France et la Prusse devant (histoire, est un esprit trés- 
fin, trés-perspicace, trés-honnéte; il est de l’école d' Alexandre Tho- 
mas et de M. Saint-René Taillandier. Sun livre est le développement 
de cette pensée de Montesquieu, « que le véritable auteur de la guerre 
n’est pas celui qui la déclare, mais celui quila rend nécessaire ; » car, 
preuves en main, il élablit ce fait, et cela bien avant qu’eussent paru 

les livres de MM. Benedetti et de Gramont, c est que la guerre avec 
la France n’a été pour la Prusse que la plus délicieuse des contra- 
riétés et la surprise la plus passionnément atlendue du monde; a 





42 L’ALLEMAGNE 


telles enseignes, que la Prusse, avant que la France edt déclaré la 
euerre, avait déja rappelé son ambassadeur. 

M. Legrelle, par son bon esprit, semble appelé & un bel avenir 
dans la presse sérieuse. J! connait bien ct les hommes et les choses. 
Sa diction est vive et spirituelle; elle l’cst méme un peu trop par- 
fois. Qu’il se tienne prét, les grandes questions vont se dérouler 
bientét, non-seulement celles relatives 4 l’Allemagne, mais aussi 
celles qui nous touchent de bien plus prés, et qui se rapportent a la 
réforme des études. 

Depuis qu’on a eu le malheur de lacher la fameuse phrase qui 
dit que Sadowa étlail la victoire des instituteurs, c’¢st une maladie 
dans notre pays d'imiter, de copier / Allemagne. MM. Bréal, Bau- 
dry, G. Perrot, et d'aulres encore, par exemple ce solide et piquant 
esprit de M. G. Boissier qu’on est bien surpris de voir se préter a 
de pareilles réclames, car le mot de réclamation est trop indulgent, 
sous prétexte qu'ils connaissent les petites miséres de |’Universilé, 
lui crient sur tous les tons de se mettre a I’école de Allemagne ou 
plutét de la Prusse. N’allons pas si vite; car, je lespcére, méme 
en y tachant beaucoup, nous ne deviendrons jamais de bons Alle- 
mands. Efforgons-nous simplement de tirer tout le parti possible de 
nos qualités natives et méine, s'il se peut, de nos défauts. Réfor- 
mons-nous, mais, pour Dieu, ne faisons plus de révolutions. Ne 
croyons pas que les grances générations du dix-septiéme et du 
dix-huitiéme siécles aient été si mal élevées qu’on nous le dit; ne 
renoncons pas 4 nos plus nobles traditions. Les Rollin, les Joubert, 
les Leclerc, les Patin, les Saint-Marc Girardin. Jes Guigniaut et tous 
les doctes maitres que je ne puis nommer ici, tous ces hommes-la 
valent bien, j’imagine, les célébrités universitaires de Berlin, de 
Goellingue et autres lieux, ot J’on déblatére contre la France et ot 
l’on fait moins bien que chez nous. 

Quel si grand besoin avons-nous de faire de nos enfants des pe- 
tits Teutons, d’en faire des archéologues dés la mammelle? Est-ce 
pour voir arriver cet avenir vengeur, aprés lequel nous soupirons? 
Comptons sur Dieu, comptons sur les passions humaines, comptons 
sur ce défaut de mesure, qui est le vice originel des Allemands, 
ct des Prussiens en particulier. 

Ce n’est pas la France qui aura la peine de prendre la revanche 
de la guerre de 1870; c’est l’'Allemagne révolutionnaire qui nous 
vengera de l’Allemagne pillarde et perfide. Oh! elle est toujours 
vraic la ballade que Je vieux chantre du teutonisme, Maurice Arndt, 
jetait comme une prophélie, il y a déji de Jongues années : « O 
peuples! écoutez. Vous aussi, rois allemands, si vous le pouvez en- 
core, écoutez-moi! Nous touchons au quatri¢me acte de la grande 


ET LES GERMANISANTS FRANCAIS. 43 


tragédie épique de l'Europe et de l’Allemagne. Le premier acte, ce 

sont les années 1813 et 1815; le second, c’est 1850; le troisiéme, 
cest 4848... Quand sera représenté le cinquiéme? je n’en sais 
Tien ; mais prenez garde au dénoument, 6 rois de |’Allemagne, il 
nest peut-étre pas bien loin. Si vous me dites : — Que viens-tu 
nous prophétiser 1a, vieux corbeau blanchi par la neige des ans? 
do te vient tant d’audacc, vieux plébéien? qu’est-ce que ce cin- | 
quiéme acte dont tu menaces les princes et les rois? — Non, non, 
je Ne menace pas, j'avertis avec calme et avec paix...; je n’agite 
pas devant vous des signes prophétiques et terribles, c'est Dieu lui- 
méme qui vous menace avec les signes de sa colére. » 

Cest a la France que l’Allemagne doit celte unité qui nous a été 
si funeste; c’est 4 nous aussi qu'elle devra l’esprit révolutionnaire, 
lequel, cette unique fois, sera bon 4 quelque chose, car il nous ven- 
gera plus et mieux que nous n’oserions l'espérer. Qui, sur ce sol 
imprégné de matérialisme hégélien, oX n’a jamais fleuri l’esprit de 
mesure, oti la générosité est inconnue, notre quatre-vingt-treize, 
nos journées de Juin, la Commune, tout cela sera vite dépassé; la 
férocité native et systématique, la misére, plus sinistre conseillére 
encore, auront alors leurs grands jours en Allemagne. Et peut-ctre 
nous trouverons-nous trop vengés. Mais il faut espérer qu’alors la 
France se croisera les bras, et regardera avec calme, et sans le 
moindre apitoiement, le grand spectacle de cette immense ruine. Ce 
jour-la, Jaissons passer la justice d'en haut, qui souvent punit le 
crime des péres par le malheur des fils. Laissons, comme dit Henri 
Heine, laissons les tisserands silésiens tisser le linceul de la vieille 
Allemagne, méler d leur tissu mainte malédiction. Et jusqu’a ce que 
sonne cette heure vengeresse, que nos publicistes livrent tout sim- 
plement l’Allemagne 4 elle-méme, 4 son orgueil, 4 toutes les mau- 
vaises passions qui dorment dans son sein, et que la moindre cir- 
constance suffit 4 réveiller; ne pensons plus qu’d’-nous, qu’a nos 
devoirs; ne poussons de cri d’alarme que quand la France vu les 
peuples quil’aiment et n’en sont pas jaloux sont en péril, quand chez 
eux ou quand chez nous le sens patriotique et moral vient & fléchir; 
en un mot, ne soyons plus, comme I’ont été trop longtemps et trop 
souvent nos publicistes libéraux, dupes de ces généreux et sympa- 
thiques instincts qu’a exploilés le pharisaisme teutonique, et dont il 
a fait arme pour nous jouer et pour préparer dans l’ombre les men- 
songes et les ruses qui, contre un peuple loyal, sont des engins 
d'un effet plus sir encore que les canons Krupp, ou que la science 
diplomatique du prince de Bismark. 

En un mot, et pour conclure, que nos germanisants s occupent 
moins désormais de ce qui se passe en Allemagne dans les hautes 


ad L'ALLEMAGNE ET LES GERMANISANTS FRANCAIS. 


sphéres intellectuelles; qu'ils ne croient plus que sous bénéfice 
d’inventaire aux aspirations religreuses et philosophiques des gens 
d’Allemagne; qu’ils aient toujours ceil sur les livres usuels et 
pratiques des Allemands; qu’ils suivent d’un regard investigateur 
ce qui se fait la-bas en géographie, en histoire, en politique, en 
stratégie, voila le devoir pressant. Que si en Allemagne il parait 
quelque bonne méthode qui simplifie bien l’étude de la langue alle- 
mande, clarifions-la encore pour la rendre plus utile 4 notre jeu- 
nesse. Quand nous mettrons les écrivains allemands entre ses mains, 
surtout gardons-nous de l’engouement. En France, nous avons mieux 
que les Goethe et les Schiller, qui sont les meilleurs de V’Allema- 
gnc; lisons-les cependant, assimilons-nous tout ce qu’ils ont de bon, 
pour joindre leurs qualilés aux nétres. Les Allemands n’ont qu’une 
seule vertu, la patience, Ja volonté suivie, qui fait qu’un peuple 
devient ‘puissant parce qu'il fait croire 4 sa force : possunt quia 
posse videntur. Nous aussi, le jour ot nous le voudrons, nous aurons 
celle qualité d’apparat et de montre; ne la dédaignons pas, et si nous 
gardons les ndtres avec soin, celles de la vieille France, en un mot, 
si nous conlinuons de croire 4 nous et a Dieu, Dieu ne nous man- 
quera pas, et il saura bien amener l'heure propice aux vues de sa 
justice et aux intéréts les plus séricux, les plus immuables de 
la civilisation occidentale. 


F. Coiincaye. 


THER MIDOR 





DEUS-IEME SERIE 


MARIE-THERESE ET DAME ROSE 


=e 


PREMIERE PARTIE 


LES JACOBINS DE LA BANLIEUE 


VI' 
LE FRERE DE DAME ROSE ETL’ ENFANT ARISTOCRATE. 


— Ah! dit Jacques Bry’, je vois ce que c'est. Ce qui cause ce tu- 
multe sont les voisins d’Endymion Piqueprune, ces deux ¢étres peut- 
élre astucieux, peut-étre fous, en tous cas vraiment bizarres qui 
demeurent 4 la Ferme de Vilbon, entre le chateau du méme nom, 
habité par ce Piqueprune, et la grange Dame-Rose, li a la lisiére mé- 
ridionale du bois. 

— Ah! bon! tu veux dire Pierre-Liéven Monbayard, le frére de 
la belle Rose et son voisin le musicien. Je l’atlendais en effet ce ma- 
lin, ce Liévin Monbayard. Il doit me rapporter une réponse d’ou 
dépead mon bonheur. Ié! Jacques, continua Pourvoyeur, avec un 
ricanement ironique qui essayait en vain de dissimuler l’ardeur 
sincere et étrangement passionnée du sentiment que cette ame 


‘ Voir le Correspondant du 25 septembre 1872. 

* Cest par erreur que le personnage Pierre-Jacques Bry, ancien clere d‘huis- 
sier, ancien garcon fouetteur du colléye de Navarre, a été nommé Trois-Septembre 
‘la neuviéme ligne de la page 4155 du numéro précédent. C’est bien rhercule 
Agricola qui portait le surnoim de Trois-Septembre. 


46 THERMIDOR. 


basse et féroce éprouvait tout en maudissant cette faiblesse, hé! 
Jacques, tu entends, tout mon bonheur! Apprends, toi, coquin, a 
parler plus respectueusement d’un homme qui aura l’honneur d’¢tre 
mon beau-frére, et qui, 4ce titre, peut, dans un mois, étre appelé 
3 commander les armées de Maximilien. Il n’est ni astucieux, ni 
complétement fou, ou plutdt il a des moments d’égarement et d’hu- 
meur sombre. C’est un brave, mais une ame sans ressorts éner- 
giques. Il élait sergent aux gardes-frangaises, ct je te raconle en 
quelques mots son histoire, bien que je puisse t’imposer, sans dis- 
cussion et sans phrases, de respecter et révérer un homme qui 
me touchera de si prés quand j’aurai épousé dame Rose. Il était 
donc sergent aux gardes-frangaises et c’était déja un brave, mais 
incapable de s’élever & la hauteur du génie de la Révolution. Sa 
sceur Rose, créature pure et vertucuse, qui avait naturellement 
toutes les fiertés d’une Ame républicaine, et qui, pour des raisons 
dont je n’ai pu percer le mystére, délestait avec rage Varistocratie, 
sa sceur Rose, te dis-je, P’enflamma de son ardeur patriotique. 
C’est a celle peut-ctre que I’on doit la prise de la Bastille, ou elle entra 
la premicre, 4 la téte des gardes-frangaises et du peuple qu elle avait 
illuminé par les appels de son impérieux génie. C’est elle encore 
qui conduisit le peuple, les Fédérés et la Garde nationale, a l’attaque 
du 410 aout, elle toujours, et verlueuse et escortée par son frére alors 
capitaine. Mais tu sais cela, hé! Pierre-Jacques Bry. 

— Oui ou non, si tu veux, répondit le dréle en clignant des yeux, 
mais ce que je ne sais pas, c’est la suite, 4 moins que tu veuilles 
que je le devine, auquel cas le génie de la liberté, dont tu es l’enfant 
chéri, m’illuminera sans doute. 

— Ne tentons pas l’épreuve pour cette fois, et prends garde de 
devenir trop malin. Le gouvernement républicain aime la candeur 
dans les subalternes. Je te parlais du 40 aout, c’est a partir de ce 
moment ou le tyran fut renversé que Rose parut tourner 4 l’indul- 
genlisme. On dit que ce fut a la suite des dégouts dont Pabreuva 
cette autre Rose, aussi célébre qu'elle, sa rivale en gloire et en pa- 
triolisme, mais non en pudeur, Rose Lacombe, la présidente des 
Républicaines révolutionnaires. Mais je crois plutét, continua Pour- 
voyeur d’un air sombre, que d¢ja l’infame girondin Descluziers com- 
mencait 4 exercer sur elle son influence de vil modéré. Elle voulut 
arréter son frére sur la pente des augustes destinées de la Révolu- 
tion. Il se révolta, aidé par le souffle puissant du sans-culottisme, 
contre cette influence jusque-la respectée. Il fut un de ceux qui opé- 
rérent dans les prisons en septembre 1792. Toutefois il n’avait pas 
lame a la hauteur de lattitude majestueuse des Maillard et autres 
vénérables exécuteurs de la volonté ‘du peuple en cette prestigieuse 





THERMIDOR. 47 


eirconstance, et il se fatigua plus vite que ses compagnons de punir 
les aristocrates prisonniers. Qu’arriva-t-il ensuite? Je ignore. Je 
sais seulement qu’il tomba dans cet état de bizarrerie ou tu le vois. 
Mais pourquoi ces clameurs et ces rires qui continuent? 

— Ah! c’est autre, tu sais, ce musicien insensé qui va chantant 
ou proclaimant et qui s'est donné la mission de convoquer, au son de 
la guitare, les ci-devant internés ici. kh bien, a ce que je vois, 
Pierre Monbayard a affublé d’une autre guitare ce jeune louveteau 
qu'il a sauvé dans les prisons lors de ces massacres de septembre, 
ce fils d’aristocrates qu'il a adopté pour l’élever selon les principes 
de la démocratie et faire respirer 4 sa Jeunesse l’encens d’un pur 
civisme sans-culotte. Je suppose qu'il veut lui faire exécuter un 
duo avec l’autre vielleux, ce qui excite la joic et les acclamations 
du peuple. Mais le voila, il se dirige par ici, suivi de son louveteau. 

Quelques instants aprés, la porte poussée violemment et enfoncée 
plutdt qu’ouverte s’ouvrit. Elle livra passage 4 un homme de taille 
moyenne et bien prise, dont les membres et toute l’habitude du 
corps indiquaient plutét la légéreté, la vivacité, la prestesse que la 
force. Ses yeux noirs, ronds, a fleur de téte, sa face rondelette, ses 
traits fins figuraient 4 l’imagination une nature légére, étourdie, 
hardie et pourtant faible, dont toute l’énergie tenait de l’emporte- 
ment. Mais en voyant aujourd'hui les cent rides qui zébraient cette 
figure amaigrie, les plis profonds de ce front jadis si ouvert, |’ex- 
pression sombre et la fierté de ce regard autrefois si riant, on se de- 
mandait ce que les événements, l’excitation démesurée de la volonté, 
la vanité exaltée avaient fait de lui. On se demandait surtout ce que 
la brusque pratique du commandement et l’exercice, cette part de 
tyrannie que la Révolution offrit aux Frangais de la basse classe 
comme une récompense méme de la bassesse, de ignorance et de 
la violence, avaient pu faire de cette nature fonciérement bonne, 
simple et si admirablement créée, comme toute nature du popu- 
laire francais, pour s’embellir ou grandir par la discipline. Etait-il 
devenu féroce, brutal, Jache, imbécile comme une grande partie 
des prolétaires parisiens d’alors? Etait-il atteint de quelqu’une de 
ces é(ranges monomanies que les accidents de cette époque dévelop- 
pérent en tant de cerveaux ? : 

Il était vétu d’un vieil habit de garde national de 1792, usé, re- 
prisé, mais bien brossé, habit bleu 4 collet rouge, a revers blancs ; 
il portait veste longue et culoltes blanches, les longues guétres 
noires, le sabre pendu 4 un vieux baudrier de cuir fauve. fl était 
téte nue, ses cheveux courts et hérissés lui donnaient un air sau- 

vage. On disait qu’il passait parfois des journées, des nuits, des 
semaines entiéres dans la forét de Meudon, dans les bois du voisi- 





48 THERMIDOR. 


nage. De fait, maint promencur atlardé ou matinal, avait ren- 
contré tapi derriére les buissons, au bord des halliers, grondant, 
menacant, pérorant, gesticulant le sabre en main, au grand effroi 
du passant qu’il n’avait jamais paru voir. 

Quand il entra dans la piéce o¥ se tenaient le prince républicain 
ct son confident, il s’arréta brusquement, jela un regard fixe sur 
les deux personnages, et il se baissa comme pour écouler quelque 
bruit gui vint des chambres voisines. Il se redressa en frissonnant 
ct revint vers la porte d’entrée. 

— Viens ici, Venfant-aristocrate, cria-{-il d’une voix rauque. 

Un petit garcon entra, un pauvre ¢tre pale, maigre, chétif, 4 peine 
vétu. Un pantalon de toile grise trop long tombait en s’effilochant 
dans des sabots trop grands et semblait vouloir remplacer les bas 
qui manquaient ; une chemise de grosse toile et un bonnet rouge, 
gras ct sale complétaient le costume. L’enfant, qui avait réellement 
douze ans, paraissait en avoir 4 peine dix tant il élait gréle, mais 
son regard froid et impassible était celui d’un homme. I] y avait 
quelque chose de frappant dans cette petite créature, 4 la face rigide, 
4 Veil doux et impassible, et dont le corps mince se redressait si 
fiérement dans ses haillons. On sentait 14 une volonté ferme, une 
obstination noble, une réflexion précoce. Le pauvre petit étre était 
soumis a une tyrannie odicuse qu'il ne pouvait ou ne voulait fuir, 
mais qui ne l’écrasait pas, dont il méprisait instrument et: les 
coups, et laquelle il savait étre supérieur. ll semblait que celte ré- 
flexion virile et ce noble orgueil fussent inscrits dans cette étrange 
ride qui coupait transversalement ce petit front. 

L’enfant, en entrant, avait jeté un regard indifférent, sans curio- 
sité, sans mépris, sans colére, sur les trois personnages, et il alten- 
dit impassible. 

— Va dans ce petit coin, aristocrate, lui cria Monbayard de sa 
voix rauque. Toi, — et il prit Jacques Bry par le bras et le poussa 
violemment vers la partie de la piéce ow l'enfant s'était rendu, — 
toi qui as la figure d'un vil comédien, va avec lui et apprends-lui 
une belle chanson d’amour de |’Ancien régime. Mais prends garde, 
car tu as la figure d’un hideux coquin, prends garde qu’il y ait 
que}que chose de vilain dans cctle chanson, je te couperais la 
langue. La musique me fait bien, dit-i] en passant la main sur son 
front, Ja bonne musique gate ct dansante du temps passé. 

Pourvoycur regardait le nouveau venu d’un ceil tantdt défiant, 
tanlot railleur. En ce temps ott tout ce qui n’était pas ignoble était 
force de prendre un masque, ow tout ce qui était ignoble élait occupé 
a chercher 4 lire sous ce masque, en ce temps aussi ow la folie avait 
frappé, non-seulement sur les victimes, mais sur les bourreaux mé- 


THERMIDOR. 49 


mes plus de coups quelle n’avait encore jamais fait, ce maitre 
des inquisiteurs révolutionnaires se demandait tantét si Mon- 
bayard jouait un rdéle, tant6t jusqu’a quel point il était devenu 
fou. 

— Noublie pas, enfant-aristocrate, continuait Monbayard d’une 
voix plus douce, qu'il est juste que fu serves aux plaisirs de la 
démocratie. Quand tu auras bien servie et que tu auras ainsi expié 
un peu de tes crimes féodaux, je verrai, je te l’ai promis, si tu es 
digne d’étre soldat et de mourir pour la patrie. Tu Uappelles Liévin, 
comme moi, et c est pour cela que je t’ai sauvé, Liévin de Mimont. 
Ton pére et les parents étaient chatelains, c’est-d-dire des monstres. 
Je les ai connus, c’élaient des monstres, comme toute l'infame 
aristocratie de notre pays du Boulonnais, de la France et du monde. 
Eh bien, ton pére est fou, dans ce moment; ta sceur est mariée 
avec un cabarelier sans-culottes. Tu n’as donc pas & espérer de rede- 
venir jamais chatelain. Tache pour lors d’étre un bon domestlique 
de la démocratie et je te promets que tu seras soldat. Apprends une 
belle chanson, je Vapprendrai ces coups d’escrime que tu désires 
tant connaitre. 

Lenfant était resté immobile et comme indifférent. Mais quand 
Jacques Bry se fut approché, il Ic regarda fixement, puis lui dit a 
voix basse : 

— Sais-tu le nom du cabarelier qui a épousé ma sceur? Dame 
Rose m’a dit que c’était vral que ma sceur avait été maltrailée et 
dame Rose ne ment pas. 

— Qui, je le sais. 

— Dis-le-moi, je te donnerai un louis d’or. 

— Qu’est-ce que ca peut te faire? D’ailleurs, ot: est-il, ton louis 

d'or? 
— Il est caché. Mais c’est dit. Quand tu voudras parler, je te le - 
donnerai. Je le jure, foi d’aristocrate. Si ce n’est pas toi qui le 
dis, ce sera un autre. J'ai le temps ; Je suis si petit et je ne sais pas 
encore bien me battre. 

Puis il reprit sa,pose indifférente, tandis que Jacques éclatait de 
rire, ct il resta muet devant toutes les questions, toutes les plai- 
santeries que l’ancien domestique du collége de Navarre faisait. I] 
he scmblait méme pas les cnlendre, et on edt pu croire qu'il es- 
sayait plutdt de suivre la conversation engagée entre Pourvoyeur et 
Liévin Monbayard. 

— Eh bien, citoyen capilaine, avait dit le premier, as-tu faitma 
commission auprés de la belle ciloyenne Rose, {a sceur? lui as-tu 
remis ma lettre? 

— Oui, répondit celui-ci d’un air renfrogne. 

{0 Ocrosre 1872. 4 








30 THERNIDOR. 


— Et, demanda Pourvoyeur avec une légére émotion, qu’est-ce 
qu'elle a répondu ? 

— Elle a déchiré la lettre sans la lire et elle en a jeté les morceaux 
avec mépris. 

— Ah! fit le président, dont les joues déja rouges s’empourpré- 
rent. Il me semble que j’éprouverais du plaisir... 

Il gringa des dents, serra les poings, et sa phrase s’acheva en un 
murmure indistinct. Mais il reprit vite l’'apparence du sang-froid. 

— Continue, dit-il. Qu’est-ce que tu as fait ensuite? 

— J'ai tenu ma promesse, j’ai insisté. Elle m’a regardé alors 
dédaigneusement et elle m’a dit: « Va dire 4 ce misérable qui 
déshonore la République et qui ferait regretter les plus impurs tyrans, 
va lui dire que la Rose de la Liberté ne le craint pas. Elle pense a 
lui comme on pense 4 un immonde reptile ; et pour montrer le cas 
que je fais de son amour et de ses menaces, dis que demain, dés 
l’aube, je m’en irai 4 Paris annoncer 4 nos amis mon mariage avec 
Louis-Victorien Descluziers, tandis que Victorien, de son cdté, ira 
l’annoncer & Robespierre lui-méme. » Puis elle m’a chassé. 

— Kt tu t’es laissé chasser ? 

— Jai peur d’elle, murmura Liévin d’une voix sombre. Il ya deux 
étres dont j’ai peur, murmura-t-il, elle et le Sagamore. Mais je ne 
tremblerai pas toujours. 

— Bon, tout cela, dit Pourvoyeur en ricanant. L’histoire romaine 
nous apprend ce que deviennent les Sabines ; on les enléve et elles 
s’humanisent. Mais toi, que vas-tu faire maintenant? tu sais ce que 
je tai promis? 

— Je tiendrai mes promesses comme tu tiendras les tiennes, ré- 
pliqua vivement Liévin. Tu m’as juré que tu me livrerais cette belle 
aristocrate Marie-Thérése qui loge chez la centenaire Capeluche. 

— Qui, dit Pourvoyeur avec son ignoble sourire, tu veux l’épouser 
comme le vertueux Marat épousa sa femme, 2 la face du soleil, un 
jour qu'il faisait beau. 

— Que timporte, répondit le fou avec gravité. Je sais ce qu’elle 
est et j’ai juré que je mettrais 4 mes pieds tous les aristocrates de 
ma province, et cela, Rose I’a juré aussi. Alors tiens ta promesse, je 
tiendrai la mienne. Je veux que ma sceur soit ta femme, parce que 
tu es un misérable et que je ne rougirai pas en ta présence, tandis 
que Victorien Descluziers est un homme austére que je serais obligé 
de respecter. Livre-moi celle qu’on nommait chez nous mademoiselle 
Marie-Thérése de Lugniéres, livre-la-moi ce soir, demain je tuerai 
Victorien, je l’ai promis, et je verrai couler son sang. 

Il s’arréla et regarda autour de lui ; ilse baissa de nouveau comme 
s'il écoutait et se releva en frissonnant. Ses yeux étaient devenus ha- 


ae 


THERMIDOR. 51 


gards, ses joues avaient pali sous la couche de hale qui les cou- 
vrait. 

— Du sang! murmura-t-il d’une voix rauque, du sang!... N’en- 
tendez-vous pas des cris de femmes et d’enfants, des chansons pa- 
trioliques, 1a, derriére la muraille. Ah! ca ira! ga ira! du sang... je 
vois bien du sang, Mais les cris! c’est plus horrible encore. Ah! 
comme il coule,... il passe sous les portes. Le voila, il baigne mes 
guétres, le sang! il me poursuit! 

Iitira son sabre, bondit vers la muraille et y mesura quatre fois la 
hauteur de son arme. 

—TIl y en avait haut comme cela, des cadavres, 4 la Force, en 
septembre, murmura-t-il. Tous sans téte, et de ces cous ouverts 
coulait du sang, du sang! Ah! que de sang! Et cet enfant, tout 
rouge, la, caché derriére les cadavres. Qu’est-ce qu’il faisait 14, ce 
pelit Liévin de Mimont, a la Force, au 3 septembre? Ah! jel’ai pris. 
Le sang avait monté jusqu’a.mes genoux. J’ai tué deux citoyens qui 
voulaient m’empécher de l’emporter et ’égorger. Et me voila. Eh! 
enfant-aristocrale, dis si ce n’est pas vrai. 

Mais en dirigeant son regard vers la fenétre prés de laquelle se 
trouvail l’enfant, ils’arréta brusquement, et sa voix devint plus rauque 
encore : 

— Ah! le voici, celui qui ne voulait pas tuer et qui regardait tuer 
les jeunes filles. C’est lui qui a fait, sauver mademoiselle de Lugnié- 
res. Ah! ne lui dis pas qu’elle lui a échappé et qu’elle est ici. Il me 
la prendrait, et je te tuerais, misérable Pourvoyeur | 

Il agita son sabre d’un air menacant vers la fenétre ouverte, 
dans l’embrasure de laquelle un profil fier venait de se dessiner en 
paraissant s’avancer vers l’entrée de la maison. 


VII 
UN FILS DE LOUIS XV ET UN MUSICIEN. 
e 


Quelques instants aprés, un personnage de haute, élégante 
et vigoureuse stature, ouvrit d’un coup de pied la porte de la piéce 
ot se trouvaient nos personnages. Mais a peine eut-on le temps 
de l'apercevoir. Montbayard s’était jeté sur lui. L’élan avait été tel- 
lement violeut, l’attaque tellement inattendue, que, bien que le sur- 
yenant fiat renommé dans tout Paris pour sa force herculéenne, bien 
que la troupe des gardes du corps de Robespierre et les gens de 
main des Jacobins et de la Commune aimassent 4 voir en lui une 





52 THERMIDOR. 


belle incarnation de lirrésistible vigueur de la Révolution, il fut 
renverseé. 

— Scélérat, hurlait Montbayard, vil batard d’un tyran, du plus 
corrompu de tous les tyrans! toi, plus corrompu encore que ton pére 
Louis XV, je te connais bien. Tu veux me prendre ma fiancée Marie- 
Thérése! Tu es mort. 

L’>homme renversé avait en vain fait effort pour se relever. La 
pointe du sabre qui cherchait sa gorge effleurait son épaule, lors- 
qu’un nouveau personnage vint paraitre a la fenttre, attiré peut- 
étre par les cris de Montbayard. On ne distinguait nul trait du vi- 
Sage, on voyait seulement un vieux chapeau de paille, entouré 
de cent rubans flétris et de fleurs fraiches. Puis on entendit, joué sur 
la guitare, lair doux et mélancolique de la chanson : « Je lai planté, 
je Vai vu naitre. » Bientét sur ce méme air une voix fraiche et vi- 
brante chanta l’une de ces romances sentimentales qui étaient alors 
4 la mode en méme temps que le bruit de la guillotine. 


Vous qui vantez l'amour fidele, 
Coeurs sensibles et généreux, 
Venez admirer le modéle 

D’un amour tendre et malheureux. 


En entendant cet air et cette romance, Montbayard se redressa 
légérement et desserra les doigts qui tenaient l’inconnu a la gorge. 
Celui-ci essaya de se soulever, ct sa main chercha ses pislolets ou 
son stylet, que la violence de sa chute avait fait sauter de sa cein- 
ture. Montbayard s’en apercut et resserra ses doigts. La téte ornée 
du chapeau de Némorin continua : 

A peine au printemps de son age, 
L’ingénue et belle Bobi 


Par les noeuds d'un doux mariage 
Est unie & son jeune ami. 


Cette fois Montbayard se releva d’un bond, et avant que son anta- 
goniste sc fit redressé sur le coude, il avait sauté par la fenétre. 
La voix s’éloigna en continuant sa chanson : ° 


Mais, 6 malheur, 4 l’instant méme 
Qu’elle va passer dans ses bras, 
L’amant qui l’adore et qu'elle aime 
Sent les atteintes du trépas. 


Le petit Liévin, en voyant son étrange protecteur sauter par la 
fenétre, s’avanca vers la porte. Ils arréta un instant, devant ]'étran- 
ger, luijeta un regard froid et impassible, mais d'une étrange pé- 
nétration, puis se baissa et ramassant subtilement et sans que per- 





THERMIDOR. So 


sonne le vit un petit poignard trés-effilé et 4 garde carrée que ce 
personnage avait laissé tomber pendant la lutte de Montbayard, ik 
le cacha entre sa chemise et sa peau, et disparut. La chanson de- 
venait de moins en moins dislincle : 


Sous le coup fatal il succombe, 
On le porte au dernier séjour ; 
Bobi le suit, et sur sa tombe 
Elle habite depuis ce jour. 


Pourvoyeur avait considéré la scéne précédente avec un sourire 
de satisfaction. Mais aussitét que Montbayard fut éloigné, il se pré- 
cipita vers ]'étranger comme pour l’aider et le relever. Celui-ci le 
repoussa, se redressa, et d’une voix séche et sonore, d'une de ces 
voix qui semblent faites en méme temps pour le commandement et 
la raillerie, il lui dit : 

— Tu ne tes pas trop pressé de venir 4 mon aide, Pourvoyeur. 
C'était un concurrent de moins, mon garcon, hé! si j’avais été 
tué, et un concurrent qui vaut un maitre, n’est-ce pas, dréle! Il 
me prend je ne sais quelle envie de chanter sur ton dos le Te déon 
raboteux. Mais ce sera pour plus tard, faquin. Je vois sur ta face 
de Basile révolutionnaire que tu te réjouis de mon ayenture. Si je 
pouvais croire, mouche de ruisseau, que tu y fusses pour quelque 
chose, je te ferais faire le plongeon. Mais Maximilien et moi nous 
avons encore besoin de toi pour quelques jours ! Aprés quoi, pi- 
loyable chenapan, je ferai couvrir ton nez de picheneltes par un 
essaim tout entier de vieilles tricoteuses, ta digne parenté, plat-pied 
démocratique ; — mais voila deux mots qui font double emploi, 
— et je te ferai jeter dans les boues puantes de la Biévre. 

Et, sans s’inquiéter de la fureur folle du vaniteux tyran, il alla 
ramasser ses pistolets dans les-jambes de Pourvoyeur. 

— Tiens, mon stylet a disparu! Me laurais-u volé? coquin de 
basse fosse !_ Qu’importe, je te le laisse. Je le remplacerai par celui 
dela calomnie dont vous autres, plats-gueux démocratiques — encore 
un double emploi -- m’avez appris le maniement et oti je suis passé 
votre maitre. Tiens, dit-il en regardant Pierre-Jacques Bry, qui s’ef- 
fagait de son mieux, quelle est cette autre face patibulaire. Je veux 
gager que c'est ton secrétaire. Ila une mine de scribe de galére. 

ll alla tranquillement vers l’ancien huissier, le prit sous les bras 
el le portant, comme il eut fait d'un enfant, au-dessus de la fe- 
nétre, il le laissa tomber dehors. Puis, fermant la croisée, il revint 
vers Pourvoyeur. 

— Ton peuple, prince de banlieue, me fait l’effet d’étre curieux, 
il y avait déja vingt tétes qui s’avancaient toutes réjouies 4 la pensée 





54 THERMIDOR. 


que j’allais te donner les étriviéres. Les sujets d’un roi ou d'un ja- 
cobin sont toujours les mémes, d’une ingratitude ineffable! Mainte- 
nant, qu’est-ce que ce fou furieux, qui travaillait de si bonne grace, 
hé! 4 mecouper la gorge, voulait dire avec Marie-Thérése. As-tu ici 
une jeune fille noble de ce nom-la ? 

— Je ne m’occupe pas des jeunes filles, répondit Pourvoyeur en 
grondant. 

— Tant pis pour toi, rustre immonde. 

— Et j’imagine que ce n’est pas pour que je te renseigne sur quel- 
que pécore d’aristocrate que Robespierre, en un moment comme 
celui-ci, t’a envoyé vers moi ? 

L’étranger éclata de rire. ° 

— Me voila donc ambassadeur de Robespierre, dictateur fran- 
cais, auprés de trés-haut et puissant Pourvoyeur, prince de Meudon ! 
Tiens, mais au fait, c’est vrai ! ce que c’est que de nous! Robespierre 
4 qui j’eusse peut-étre confié mes enfants 4 fouetter, et Pourvoyeur 
qui edt été honoré de laver ma vaisselle ! Donc, c'est vrai, Maximilien 
m’a donné une commission pour toi et il parait méme que de cette 
commission dépendent la vie de Robespierre et le succés de ses pro- 
jets pour aprés-demain. Mais crois-tu donc, pauvre sot, que je fais 
passer les affaires, la vie, le salut de Maximilien et de la République 
avant mes fantaisies et mon intérét ! 

Cette fois, c était trop fort. Pourvoyeur, quelque avili, tyranni- 
que et ambitieux qu'il fut, avait un fond de sincérité, il s’était 
enivré des grands mots qu’il avait appris & prononcer et, son 
intérét personnel aidant, il en était venu acroire 4 la sainteté de la 
démocratie, a la divinité de la République ; il partageait la supersti- 
tion qu’il avait contribué 4 créer. Il représentait en cela un type 
commun alors, et sans l’exislence duquel cette époque est incom- 
préhensible. 

A force de se livrer 4 livresse de l’enthousiasme, les chefs de 
la démocratie étaient restés comme alcoolisés d’enthousiasme, et 
ils adoratent sérieusement l'idole d'argile qu’ils avaient pétrie. 
Quant 4 la populace démocratique, comme on lui avait enlevé 
tout autre culle, tout autre occasion de vénérer, de respecter, d’ado- 
rer, elle avait fait de la Révolution son Dieu, et des majtres révolu- 
tionnaires des pontifes vénérés. 

En voyant toucher 4 ces objets de son respect, en entendant trai- 
ter si légérement les choses saintes, le salut de la République et de 
ae » Pourvoyeur perdit patience. Il mit la main 4 son 
sabre. 

— Tiens, tiens, dit ’étranger, un simulacre dé courage! ce n’est 
pas possible! Je gage que cela ne va pas continuer. 


THERMIDOR. 55 


Et avec une hauteur indicible, avec une tranquillité et une inso- 
lence que rien ne peut rendre, il s’avanga vers le président du Co- 
milé révolutionnaire et lui tira l’oreille. Pourvoyeur poussa un cri, 
se recula, enleva son sabre du fourreau et revint vers son ennemi. 
Celui-ci, les bras croisés, la bouche railleuse, le regard inquisiteur 
comme s'il assistait 4 un spectacle, resta immobile..Le président, 
lancé sur Il’étranger, lui porta la pointe du sabre a |’épaule sans 
que celui-ci bougeat. Puis Pourvoyeur hésita, et, avec un geste de 
fureur, il jeta son arme sur le sol et la piétina dans Yaceés d’une 
rage qui se sentait impuissante. 

— Je le savais, dit l’étranger. Tu me hais comme tu n’as jamais 
rien détesté, — et tu as pourtant le coaur bien porté 4 la haine, — et 
tu n’oses pas me toucher. Veux-tu que je te débrouiile les pensées qui 
ont traversé ton immonde cervelle, plat-gueux? Elles se résument 
toutes en ceci : Si je le tue, Maximilien, défiant comme il est, croira 
que c'est uniquement par jalousie que je l’ai fait périr et pour me 
débarrasser d'un rival d’influence et de faveur. Quoi que je puisse 
affirmer, il ne voudra pas croire que son favori est indigne et qu’il 
l’a insulté devant moi, lui, Maximilien, Maximilien lui-méme et la 
République ; non, quoi que je puisse affirmer, Robespierre ne croira 
rien contre son favori, il me prendra en haine, et, dés lors, non- 
seulement je perds les chances de grande fortune que me promet 
lamilié du futur dictateur, mais je m’expose presque srement a 
la guillotine, car Maximilien est implacable pour ceux de ses servi- 
teurs qui abusent ou se montrent indignes de sa faveur. 

Il éclata de rire. 

— N'est-ce pas du premier bon, continua-t-il; de voir ces miséra- 
bles, non-seulement se couper le col les uns aux autres, mais trem- 
blerl’un aprés l'autre sous le coup de la Terreur qu'ils ont créée, 
dont ils sont les agents et dont ils se croient les maitres. 

Il enveloppa Pourvoyeur d'un regard hautain et méprisant. 

— Au moins, reprit-il, tu m’as prouvé que si tu es une brute et 
un lache, tu nes pas un imbécile. Je t’emploierai dans les ambas- 
Sades, mon garcon, quand j’aurai renversé du pied l’escabeau qui 
me sert 4 monter, et par cet escabeau j’entends Maximilien, ton 
Dieu, pour qui je créerai un ministére, le ministére de la canaille. 
Allons, espéce, reprends tes esprits, je te donne cing minutes. Sur- 
tout, tache de te rappeler ce qui concerne cette Marie-Thérése dont 
ce fou, ton complice, a parlé. 

Et pirouettant sur ses talons, il se promena de long en large, 
sifflant l’air de la Monaco, baillant et chassant de l’ongle quelques 
grains de poussjére qui miroilaient sur sa carmagnole en fin drap 
bleu de ciel. Un gilet tricolore 4 larges revers, qui laissait voir une 


56 THERNIDOR. 


fine chemise de batiste sur laquelle pendaient les bouts d’une cravate 
en dentelle de Malines; un bonnet rouge, d’un tissu extrémement 
fin; des culottes en peau d’un grain trés-menu, d’une nuance jau- 
ndtre, d’une souplesse extraordinaire, et dont le porteur laissait dire 
volontiers qu’elles étaient en peau humaine ; des bottes 4 retroussis 
jaunes, 4 talons ornés d’éperons ; enfin une ceinture rouge qui sou- 
tenait un beau sabre de cavalerie et une paire de pislolets 4 crosses 
damasquinées d’argent compleétaient son costume. 

Ii le portait avec une grande aisance, et il passait pour le plus beau 
et le plus élégant des révolutionnaires. Les Jacobins le chérissaient 
4 cause de sa beauté, dont ils étaient naivement fiers. Il est vrai 
que Barbaroux, |’ Antinois de da Gironde, si fier de ses succés auprés 
des belles et si exposé aux vivacilés de l’admiration de Manon Phli- 
pon, femme Roland, avait souvent considéré avec colére ce type de 
beauté noble auprés duquel il se voyait tel qu'il était réellement, 
un bon, grand, gros bourgeois, uniquement fait pour ravir les 
coeurs de toutes les Manon, de toutes les Phlipon et de toutes les 
femmes Roland. 

A cété de Pourvoyeur, un autre type, lui, un représentant du pro- 
létariat et de la force démocralique, notre étranger symbolisait 
mieux encore la beauté, la force, la distinction de ces males races 
que produit l’aristocratie quand elle sort & peine de l’exercice du 
commandement militaire et qu'elle n’est pas encore tombée dans la 
courtisanerie. 

Il était de fort haute taille. Son visage reproduisait cet admira- 
ble, ce fier et délicat profil de Louis XV, mais plus net, plus accusé, ° 
poussé en énergie, ét toute cette face, qui rappelait les traits de jeu- 
nesse de l’avant-dernier roi, étajt rendue plus frappante encore par 
un teint plus vif, par un rayon plus ardent dans I’ceil brun, par 
toutes les qualités qu’avaient pu joindre a la beauté royale les graces 
vigoureuses d’un riche et noble sang méridional. _ 

Ce personnage était bien, en effet, un fils naturel de Louis XV. Il 
était, au moment ot nous le présentons au lecteur, dgé de plus de 
trente-cinq ans. Il y avait cn lui des élans étranges que l’on n’a pas 
bien expliqués, des luttes intérieures qui s’étaient toujours résolues 
dans le sensd’une aide considérable apportée 4 la Révolution. Il avait 
eu en ses mains le sort de Louis XVI et on pouvait le considérer 
comme le principal, le véritable assassin de l’honnéte roi. Il parais- 
sait, depuis lors, avoir rompu.avec tous ces combats intimes qui 
avaient rendu, au début de la Révolution, sa physionomie si cu- 
ricuse 4 étudier. 

Il était devenu un des plus énergiques favoris, gardes du corps 
et conseillers de Robespierre. Celui-ci estimait en ce courtisan d’é- 


THERMIDOR. 57 


nergiques qualités qu’il n’avait pas lui-méme. Et ce favori du maitre 
commun était arrivé a faire taire la jalousie dans la petite et grande 
cour de Maximilien, @ dominer parmi les forts gourdins du numéro 
366 de la rue Saint-Honoré, comme parmi les Jacobins, en por- 
tant a l’excés tous les vices qui distinguaient les uns et les autres. Il 
avait poussé aussi a l’extréme tous les défauts de sa race, de son sang 
et en avait détruit soigneusement toutes les qualités. Il prétendait 
que la Révolution avait déchainé la béte humaine, et il affirmait 
que la victoire définitive appartiendrait 4 la plus déchainée de toutes 
les bétes. Il joignait a cette théorie d’émancipation universelle une 
intelligence hors ligne, un sang-froid complet, une habileté rare, une 
force et une beaulé admirées. I] ne dissimulait pas qu’il succéderait 
ala République aprés que les républicains auraient fini de la tuer, 
mais il avail soi de ne jamais parler franchement de ses projets que 
quand ses paroles ne devaient pas étre répétées ou, répélées, ne 
pourraient pas étre tenues pour sincéres. 

On le connaissait sous le nom de Vingt-et-un-Mai, de capitaine 
Tambour, de citoyen Front, selon qu’on voulait faire allusion 4 tel 
ou tel de ses exploits révolutionnaires'‘. 

— Eh bien, bon drille, dit-il en regardant attentivement Pour- 
voyeur, es-tu revenu a tes coquineries ordinaires? I] me semble que 
ton odieux visage est rentré dans sa laideur habituelle, sans suppleé- 
ment de rage. Voyons, et cetle jeune fille? 

— Jc n’aurais, pour me venger et te faire entrer en rage, dit 
Pourvoyeur d’une voix sombre, qu’un mot a dire, qu’un nom a pro- 
noncer, le nom de l’avant-dernier Capet. 

— Ne le dis pas! cria !homme en bondissant sur lui et en lui 
saisissant les bras avec une force qui fit pousser un cri au vigou- 
reux démocrate. Raille-moi, insulte-moi, je te le permets, tant je te 
méprise; mais pas cela, pas ce nom! Tu ne saurais comprendre 
pourquoi, misérable dréle! Pas un mot de cela, ou tu es mort!, J’é- 
tranglerais Maximilien lui-méme, quelque besoin que j’aie de ce 
marchepied ! Mais — et sa voix perdit peu & peu de son dprelé, pour 
reprendre la légéreté railleuse, le son métallique qui lui étaient ha- 
bituels — les deux qui restent encore au Temple, le fils et !a fille de 
Louis XVI, le petit-fils et Ja petite-fille de l'autre, sont ma part de la 
vicloire dans trois jours. Robespierre me les a promis, et dans trois 
jours, dans quatre jours (car il faudra bien un jour pour savourer 


‘ Ce personnage a fait souche d’honnétes gens et je tais son nom, qui est de 
bonne noblesse d'Auvergne. Les historiens de Ja Révolution parlent peu de cet 
enfant naturel de Louis XV. J’ai pu pourtant réunir des renseignements certains 
sur cet homme — monstre ou vengeur? — dont la situation m’avait frappé. Il est 
bien vrai que sans lui Louis XVI aurait pu étre sauvé. 


58 THERMIDOR. 


ma vengeance), l'on pourra dire ce que l’on voudra. J’aurai perdu 
mon unique faiblesse, je serai invulnérable; j’aurai vengé la honte 
de ma mére. 

— Soit. Mais retiens-le, moi aussi je veux me venger, me venger 
de tes injures, répliqua Pourvoyeur de sa voix toujours rude, et en 
regardant son antagoniste en dessous, ala fagon de la béte enchai- 
née qui gronde sans oser attaquer. 

— Tu as bien tort de Je dire, triple sot. On fait ces choses-la, on 
ne les dit pas. Va, je crains bien que tu ne paraisses pas méme bon 
4 étre ambassadeur. Voyons! Et cette jeune fille? 

Pourvoyeur secoua la téte. 

— Je te dis, drole, s’écria son interlocuteur, que j’ai des wues 
sur elle, des vues que tu peux bien connaitre. Je veux l’épouser, il 
faul que je l’épouse. 

— Tu es marié, tu as un fils, et tu dis que tu ne crains pas ma 
vengeance ? 

— Niais! Je veux done épouser Marie-Thérase de Lugniéres, et il 
y a longtemps que j’ai fait cet arrangement-la. Je l’avais vue; elle 
me plaisait. Elle était richissime. Je l’ai sauvée de la Force, pendant 
que toi et tes pareils égorgiez une foule de vicilles femmes et de 
vieux abbés. J’étais encore jeune alors. Elle pleurait tellement, & 
l’idée de laisser 1i-bas, exposé & tes coups, un enfant, Liévin de Mi- 
mont (son parent), qu’on avail pris comme elle aux Tuileries, et 
emprisonné avec elle, que, voulant lui plaire, je rentrai pour sauver 
enfant. Je ne le trouvai plus, et quand je revins 4 l'endroit ot j’a- 
vais laissé et caché la jeune fille, Poiseau élait envolé. S’était-elle 
sauvée? avait-elle élé reprise et égorgée? J'ai fait quelques recher- 
ches sans résultat, mals je n’ai jamais oublié Marie-Thérése de Lu- 
gnicres! Marie-Thérése n’est pas un nom bien commun, et c’est ce- 
lui que cet homme a prononcé ici au moment ou j‘entrais. 

Pourvoyeur continuait de secouer la {éte. 

— Je suis bon prince, tu vois; je t’explique les choses par le 
menu; fort bon prince, eh! ch! quand on a besoin des gens! Je ne 
te dis pas que cetle enchanteresse me plait, pourlant c’est vrai. 
Mais parler d'un tendre sentiment 4 une-face parcille, pouah! Je 
ne te dis pas non plus qu’elle est destinée a étre prodigieusement 
riche. Tu comprendrais mieux cela; mais que peut faire la fortune... 

— A unhomme qui doit posséder la France entiére? dit ironique- 
ment Pourvoyeur. 

— Justement; tu comprends les choscs... Voili ’'ambassade qui 
remonte sur eau, beau sire. Mais, outre qu’avec des coquins comme 
toi et les tiens, qui dominez la situation actuelle, et 4 qui l'on a tou- 
jours & demander quelque ignoble service, il faut avoir de quoi 











nnn pi el 


THERMIDOR. 59 


graisser la patte, j'ai besoin de cette riche fille pour mieux tromper 
ton dieu Maximilien. 

— Ah! fit Pourvoyeur, qui reprenail peu 4 peu son sang-froid. Et 
tu crois, citoyen Front, que je vais ainsi te fournir des armes pour 
plonger Robespierre et la république dans l’abime? 

— Niais! Je veux bien essayer de te prouver que tu dois le faire; 
puis, si tu ne me les fournis pas, ces armes, je te les prendrai. Tu sais 
quel est le plan de Maximilien. Il veut continuer 4 habituer la popu- 
lace 4 ne voir que lui seul ; il veut se trouver au pouvoir supréme sans 
y étrearrivé. Me comprends-tu? Il veut qu’on I'y voie sans qu’on l’ait 
va y marcher. Il croit que le bon peuple démocratique n’est pas en- 
core assez habitué a le voir 4 la téte et seul en avant. lla la ténacité et 
la patience de l'ambition anglaise, el il a bien étudié la vie de son com- 
patriote Cromwell, ce monsieur de Roberspierre. ll a donc décidé, 
enattendant mieux, que la France sera régie par un conseil de gou- 
vernement dont Maximilien sera le président. Saint-Just aura l’exé- 
cotif, Couthon l’extérieur. Et voila le triumvirat en apparence, la 
dictature en réalité. Robespierre, qui songe 4 l'avenir, et qui veut 
avoir une cour et une noblesse démocratique dont tu seras, coquin, 
eh! eh! si je le permets, sent bien que ce ne sera pas en volant les 
biens des aristocrates, en les éparpillant et en les donnant 4de sales 
vilams magols comme toi, qu’il reformera une société décente. Il 
faut faire venir ces biens aux mains des amis de Robespierre, sans 
les gaspiller, et par des moyens usités et de bon ton, comme de tuer 
les péres et les fréres et de faire épouser les filles et héritiéres 4 des 
gens d’esprit que l'ambition aura ralliés 4 mon dit seigneur le prési- 
dent du conseil du gouvernement de la république frangaise. Pouah! 
comme si un titre aussi long avait quelque chose de frangais! Ne 
trouves-tu pas, Pourvoyeur, que ce qu'il y a de plus répugnant dans 
tous ces révolutionnaires, c’est leur cuistrerie et leur pédantisme 
lourdaud? Mais je reviens, et je te dis que Maximilien désire me voir 
épouser cette jeune fille, parce quelle est riche; moi je n’y répugne 
pas, a cause de cela, et parce qu'elle m’a séduit. Puis (et voila le fin 
du fin), en me voyant prendre cette belle épouse, qui me rendra un 
des riches propriétaires de France, ton Maximilien, qui est défiant, 
Simaginera qu’il n’a rien 4 craindre de mon ambition, quand il me 
verra si bien gorgé, tandis que si je restais un pauvre sire, jamais 
il ne me croirait assez simple pour vouloir en demeurer 14? Me com- 
prends-tu? m écoutes-tu? 

— Je técoute comme si nous étions unis par le titre sacré de 
frére, Vingt-et-un-Janvier, et je te comprends autant que la créature 
éveillée brusquement peut comprendre le soleil qui lui brile les 
yeux. Mais — et je le jure sur les manes de Barra et de Viala, et de 


60 THERMIDOR. 


tous les martyrs de la liberté—cette jeune vierge n’est pas ici. Cetle 
Marie-Thérése dont parlait ce fou furieux, tu -te rappelles qu'il la 
nommait sa femme, c'est une paysanne coquine qui a rendu ce sol- 
dat fou 4 force de jalousie. Quant 4 cette jeune aristocrate dont lu es 
épris, je crois bien me souvenir de ton aventure, et je te jure par le 
bonnet auguste de la liberté que la prochaine décade ne se passera 
pas sans que j’aie retrouvé ses traces. 

Vingt-et-un-Janvier jeta sur son interlocuteur un regard railleur; 
puis son visage redevint impassible. 

- Et maintenant, continua Pourvoyeur, veux-tu me dire quelle 
est cette commission dont Maximilien t'a chargé pour moi? Elle doit 
étre importante, pour qu'il ail dérangé un homme comme toi, a une 
heure aussi matinale. Hale-toi. Tu le sais, les moments sont précieux. 
Il faut tout préparer pour que décadi prochain, dans trois jours, Maxi- 
milien trouve tous scs ennemis sans force et abattus. J’ai ici & suivre 
une trame importante, et j'ai promis ‘4 la démocratie de Meudon, 
dont j’ai besoin d’enflammer le zéle, un discours que je vais pronon- 
cer, et qui va enthousiasmer sa sensibilité. 

— Tu as raison, Pourvoyeur. Voici le billet que Robespierre m’a 
donné pour toi. 

Il lui remit un papier plié, non cacheté. Pourvoyeur ne put s’em- 
pécher de tressaillir et ses yeux s'illuminérent de Joie, en voyant 
celte petite écriture, nalurellement rondelette et réguliére, que les 
circonslances avaient rendue aigué, fiévreuse, impatiente, sans 
qu'elle put perdre complétement pourtant ses allures formalistes et 
réglées. Robespierre avait vraiment quelque chose de saint et de vé- 
nérable pour ces natures brutales, grossiéres, exaltées, corrompues 
et dévouées qui l’approchaient; et il est diffictle de rendre tout ce 
que Pourvoyeur avait souffert en entendant maltraiter son idole par 
les railleries de ce muscadin. 

Il s’était promis d’en tirer une rude ct raffinée vengeance, et il 
s‘était td a force d’énergie morale, en comprenant qu’il avait les 
bras liés par l’infatuation de Robespierre en faveur de ce faux ré- 
publicain. 

Le billet contenait ces mots: 


« Le capitaine Tambour te dira de quoi il s’agit. Sois actif, zélé et 
habile. Le salut de la république et le mien, le tien et celui de tous 
les bons patriotes, dépendent de la réussite. Je compte sur toi, Pour- 
voyeur. 

« Ropespienre. » 

Pourvoyeur plia le précieux billet d’une main qui tremblait d’aise, 
et ille placa entre chemise et chair avec un geste & la fois picux et 





THERMIDOR. 641 


fier; puis relevant son front, qui respirait l’ardeur et la résolution : 

— Parle, Vingt-et-un-Janvier. Je suis prét 4 tout. Oublions nos 
querelles, pour nous rappeler seulement que nous avons 4 sauver 
Maximilien et la république. J’estime ton courage et ta haine des 
Capets. Parle, dis-moi quelle est cette commission. Je jure de 
réussir ! 

— Quelle commission? répondit Vingt-et-un-Janvier avec un 
flegme railleur. Je le jure sur les manes de Barra et de Viala, et de 
tous les martyrs de la liberté, j'ignore de quoi tu veux parler. Je 
crois bien me souvenir que Maximilien m’a parlé de quelque chose 
te concernant, et je te jure par le bonnet de la liberté que la pro- 
chaine décade ne se passera pas sans que j’aie retrouvé ses traces. 

Il éclata en un rire si franc et si insolent, et cette réponse était tel- 
lement inaltendue, que l’Observateur de l’esprit public resta un in- 
stant abasourdi. 

— Triple niais! continua l'autre en s‘éloignant. As-tu entendu 
nommer un procureur nasillard, qui ne parlait jamais mieux du 
hez que quand il se préparait 4 mentir et 4 voler plus outrageuse- 
ment que d’habitude? Vous autres, vils orateurs d’égout, cuistres 
de démocratie, vous vous décelez yous-mémes, et quand on vous en- 
tend employer les mots les plus sonores et les plus pompeux de votre 
grotesque vocabulaire, on peut gager que vous allez redoubler d’hy- 
pocrisie. Quand tu as invoqué le bonnet de Viala et les manes de la 
liberlé, j’ai eu la certitude que tu connais cette jeune fille. 

— Mais, s’écria Pourvoyeur avec angoisse, si cette jeune fille était 
nécessaire 4 la réussite de nos plans. Suppose qu'elle est indispen- 
sable, comme un appat dans une souriciére. 

— Adieu. Quand tu auras retrouvé cet appat, je retrouverai la 
commission. 

Il continua son chemin. Arrivé 4 la porte, il se retourna. Pour- 
voyeur l’ajustait avec son pistolet, mais d’une main hésitante. 

— Tu me manqueras, mon garcon, et tu empireras tes affaires. 
J'ai déja éveillé la méfiance de Maximilien, et au premier geste que tu. 
fais contre moi, tu seras convaincu d’hébertisme! Et penser que la 
France a été jouée et gagnée par des nigauds de cette trempe! 

Il sortit de la maison en éclatant de rire, regarda avec une gaieté 
impertinente cette petite assemblée d’ouvriers hébétés, de paysans 
prudents et de bourgeois craintifs, qui se grillaient au soleil et par- 
laient respectucusement 4 mi-voix, en altendant qu'il plut a Pour- 
voyeur de venir débiter le discours promis. 

— Aprés tout, murmura-t-il, voila la France; et dés lors, pour- 
quoi les Robespierre et les Pourvoyeur ne la domineratent-ils pas? 

Il se dirigea vers son cheval qu’il avait confié 4 la garde d’un ci- 











62 THERMIDOR. 


toyen. Le citoyen avait cédé son poste & un enfant porteur d’une gui- 
tare, qui attacha sur Vingt-et-un-Janvier un regard étrange. Celui-ci 
donna 4 l'enfant un assignat d’une livre que le petit porte-guitare 
jeta dans la poussiére, et un coup de pied 4 Jacques Bry, qui rédait 
autour de l’animal. Il sauta lestement en selle et se précipita au ga- 
lop dans ta route qui descendait vers le Val. 

Quand il eut perdu Meudon de vue, il quitta la route et conduisit 
son cheval au pas dans les sentiers tracés au milieu des vignes. Il 
marcha quelque temps en regardant a droite et 4 gauche, puisil 
sauta 4 has de sa monture. Il venait d’apercevoir 4 mi-céte une ex- 
cavation qui existe encore aujourd'hui, et qui, alors comme aujour- 
d’hui encore, était obstruée d’arbrisseaux, de ronces, et abritée par 
les branches tombantes de cerisiers et de marronniers poussant sur 
la déclivité. 

Il prit son cheval par la bride et le conduisit jusqu’au fond de 
l’excavation. Il le caressa, lui parla, le bouchonna avec des bran- 
ches, et remonta. Il s’orienta un instant, et, courbant sa grande 
taille, il regagna les abords ‘du bourg. 

Il se cacha dans un enclos abandonné qui avoisinait l’église, et 
duquel, avec quelques précautions, on pouvait voir ce qui se passait 
devant la porte de Pourvoyeur. | 

Quelques instants aprés qu’il avait eu quitté la maison de ce der- 
nier, on avait vu apparaitre au bas de la rue des Princes le Sagamore, 
marchant de son pas rapide, etle regard a terre, comme un homme 
qui suit des traces invisibles pour tout autre. Il suivait une piste en 
effet: il avait rencontré en chemin: Vingt-et-un-Janvier. A son as- 
pect, aprés avoir constaté la route que paraissait vouloir suivre le 
cavalier, il était retourné sur ses pas ct s’en revint vers Meudon, & 
la suite de ! homme. 

Il s’arréta & la maison de Pourvoyeur, et sans rien dire, sans de- 
mander nul renseignement , toujours l'ceil baissé, il s’éloigna et fit 
ce qu'on nommerait, s'il s’agissait d'un chien de chasse, une ran- 
donnée. Il arriva ala place ot le cheval avait été fenuen bride. 

I] trouva 1a l'enfant & la guitare, celui que Montbayard appelait 
l’aristocrate. L’enfant fixa sur Sagamore son regard si étrangement 
froid, et quis’adoucit pourtant aprés s’éire arrété quelque temps 
sur la face énigmatique du garde-bois. Il paraissait évident que ces 
deux étres n’élaient pas étrangers lun a l’autre. Pourtant Phomme 
ne demanda rien, l’enfant ne prononca pas un mot. Sagamore re- 
connut la direction qu’avait prise le cheval ct la suivit. 


THERMIDOR. 63 


Vil 


COMMENT ON PARLAIT AUX REPUBLICAINS EN CE TEMPS-LA. 


Pourvoyeur était resté comme hébété aprés la sortie du favori de 
Robespierre. 

— ll est plus fort que moi! murmura-t-il. Mais patience, i] fera 
bien un jour quelque imprudence. D’ailleurs je vais rendre aujour- 
d’hui 8 Robespierre assez de services pour qu’il ne doute plus de 
moi, pour qu’il m’estime, et pour pouvoir parler haut 4 mon tour. 
Mais cette commission, cette chose que je dois faire, et qui, faite ou 
non, doit sauver ou perdre la situation! Voyons, voyons, ne per- 
dons pas le sens. J’ai deux mesures 4 prendre immédiatement : 
cacher cette jeune aristocrate aux yeux de cet homme immoral, 
puisque cette jeune fille est nécessaire pour attirer ici un homme 
qui est peut-étre un des chefs de la faction monarchique et de la 
Conspiration de l’étranger; en second lieu, il faut avertir Maximi- 
lien. 

Il ouvrit la fenétre et appela le secrétaire-greffier. 

— Tu vas, dit-il, ordonner, au nom de la république, a la ci-de- 
vant Marie-Thérése Lugniéres, qui demeure chez la centenaire Ca- 
peluche, de ne pas sortir de chez elle pour quelque cause que ce 
soit, ou la mort. Puis tu me trouveras un émissaire sir 4 envoyer 
immédiatement 4 Paris. Moi, je vais parler au peuple. Annonce aux 
citoyens assemblés que je sors 4 l’instant méme. 

Quand Pourvoyeur reparut sur le pas de sa porte, une bonne par- 
tie du bourg était rassemblée. I] avait suffi pour cela d'indiquer 
que le proconsul le désirait, qu'il allait parler; et parmi ceux que 
Ja curiosité ou le patriotisme n’eut pas appelés, aucun n’osa man- 
quer 4 la convocation. Faire faute d’obéir edt été s’exposer sire- 
ment a étre taxé pour le moins d’égoisme, d’indifférentisme, et de 
manque de zéle, d'amour pour la Révolution. On entrait dés lors 
dans la catégorie des suspects, sous cette classification qui mena 
tant de milliers de citoyens en prison ou 4 la guillotine: On était sus- 
pect d’élre suspecté d’incivisme. 

Eleuthérophile était revenu. I] se tenait respectueusement devant 
laporte, en attendant que le président du Comité révolutionnaire 
sortit, pour lui rendre compte de sa mission. 

— Eh bien? demanda Pourvoyeur 4 mi-voix. 

— Citoyen président, le vieillard vénérable a été recu. 


Gh | THERMIDOR. 


— Par qui? 

— Par une femme entre deux dges qui porte sur ses traits les si- 
gnes de l’austérité plus que les traces augustes de la maternité. 

— Ah! oui, la vieille servante Manon. Et prends garde de m’in- 
duire en erreur, il y va du salut de la patrie et du tien; veille donc 
bien 4 tes paroles. Ici le moindre signe est d’une importance su- 
préme. Qu’a-t-elle dit? quel geste a-t-elle fait en voyant le vieillard? 
Rélléchis bien, et montre-moi si tu es un observateur digne de ser- 
vir la république dans les plus haules fonctions, ou un simple pé- 
dant bon pour étre régent dans une école de village. 

— Eh bien, dit Eleuthérophile aprés quelque réflexion, oui, il 
me semble bien que la femme austére a laissé échapper un de ces 
gestes que la surprise arrache a |’émotion, et que la prudence con- 
tient, mais trop tard pour que I’ceil de homme doué du génie dela 
perspicacité ne puisse le saisir, et en conclure, par un effort de son 
jugement, et en tirant la conclusion d’un dilemme soulevé dans sa 
judiciaire, par le geste échappé au premier mouvement de... 

_— En un mot, la vieille servante a reconnu le vieillard, et elle a 
voulu cacher qu’elle le connaissait ? 

— Tel est du moins l’argument, la iad ou pluldt l'hypothése, 
qu’un esprit sagace, profond et persp.. 

— C’est bien, Eleuthérophile; tu n’es pas enti¢rement imbécile. 
Jen sais assez. Va reprendre ta place. 

Le ci-devant maitre és arts s éloigna courbant le front, qu’il releva 
bientot. Il avait depuis longtemps bu toute honte, et depuis long- 
temps aussi la fierté avait cédé Ja place au lache désir de vivre, fut-ce 
dans la boue et dans le mépris, fut-ce au milieu des coups et des in- 
sultes. 

La figure de Pourvoyeur s’élait illuminée. Sa perspicacité allait 
étre récompensec. Les faits se déroulaient comme il l’avait supposé. 
Ji se voyait déja tenant les fils, ces fils qu'il avait devinés avant méme 
d’entrevoir le premier noeud d’attache, les fils de cette double con- 
spiration qui mettait en danger la république. li se voyait donnant 
le pouvoir supréme 4 son idole, & Robespierre, qui le récompensait 
en parlageant avec lui la puissance, la toute-puissance! Il avait mo- 
mentanément oublié le capitaine Tambour. 

— Citoyens, s‘écria-t-il d'une voix sonore, Meudon est une petite 
cité; mais dés aujourd’hut elle va prendre sa place dans Jes annales 
des nations, et l’impérissable histoire va la confier, de sa voix d’ai- 
rain, 4 la postérité la plus reculée. Meudon va devenir le salut de la 
France. 

« Ne me demandez pas encore de vous dire exactement com- 
ment ccla arrivera ; je puis seulement déchirer un coin du voile, car 


THERMIDOR. 65 


Jes aristocrates, ces étres dont l’Ame est un issu d’horreurs, seraient 
assez laches pour profiter des renseignements que Je donnerais, assez 
vils pour m’écouler, afin de sauver leur téte immonde, youée a la 
guillotine. D’ailleurs, ces serpents rampant dans l’ombre sont assez 
astucieux pour envelopper leurs trames de voiles qui les cachent 4 
l'eil vertueux des sans-culottes simples et candides. 

a Mais le génie de la liberté a illuminé mon esprit. Oui, c’est le 
génie de la république qui a entr’ouvert pour moi qui suis, comme 
vous le savez, son enfant chéri, c'est lui qui a entr’ouvert pour 
mes yeux les portcs de l’antre of toutes les factions réunies, les 
royalistes, les fayetlistes, les fédéralistes, les alarmistes, les brisso- 
tins, les hébertistes, les dantonistes, les bourdons, les modéran- 
listes, les indulgents, les accapareurs, forgent les stylets de la ruse 
et de la calomnic, qui doivent servir 4 égorger la république et les 
bons sans-cu'otles, ces élres purs comme I]’air qu’on respire dans les 
campagnes. 

« Que dis-je, le génie de Ja liberté! que dis-je, le génie de la ré- 
publique! C'est Je génie lui-méme de Robespierre qui m’a illuminé, 
ce puissant, auguste et vertueux génie, en qui s2 sont incarnés les 
deux autres génies de la Liberté et de la République. » 

Testard devint rouge de coleére. Il ouvrit les lévres comme pour 
protester contre cette extravagante idolatrie, qui tendait 4 déifier 
Maximilien, aprés avoir divinisé la Liberté. Mais il y avait déja quel- 
que temps, du reste, qu'elle avait commencé a se répandre, et elle 
gagnait du terrain, appuyée qu'elle était sur l’instinct monarchique, 
qui est essentiel 4 l’A4me frangaise, et qui demande toujours un sau- 
veur. 

Le maire de Meudon vit donc bien que la divinisation de Maxi- 
milien n’excitait dans l'auditoire aucun sentiment, méme d’éton- 
nement; et quoiqu’il fut sincérement républicain, quoiqu’il fut 
naturellement brave, et qu'il vit bien clairement poindre l'aube de 
la diclature, il se mordit les lévres et courba la (éte sous la terreur. 

Pourvoyeur le regardait d’un air railleur et agressif, qui déve- 
loppait la colére dans l’Ame de Testard, et peut-étre celui-ci allait-il 
se laisser aller & quelque protestation qui l’eut perdu. Pourvoyeur 
l'espérait, et il comptait se débarrasser ainsi d'un homme qui pou- 
vait le géner au milieu des événements qu'il supposait devoir’ se 
passer prochainement 4 Meudon. 

Un homme déji mar, mais au teint frais, a la figure ronde, a |’ ceil 
ouvert et riant, quitta l’extrémité du groupe ou il se tenait solitaire. 
Iis’avanga vers Pourvoyeur, chacun s’écartant avec une précipitation 
qui n’était pas sans mélange de dégout, et comme si l’on eit craint 
d’étre touché, effleuré par lui. L’homme qui était, du reste, fort 

40 Ocrosax 1872. i) 








66 THERMIDOR. 


proprement vétu d’une carmagnole de fin drap roussatre et de cu- 
lottes en peau exactement pareilles 4 celles que portait le capitaine 
Tambour, continuait son chemin en souriant, sans paraitre aperce- 
voir ces marques d'effroi et de répulsion. 

— Citoyen président, je Vapplaudis et je demande a te donner 
l’accolade fraternelle, en témoignage d'admiration pour I’éloquence 
avec laquelle tu parles conformément aux principes. En effet, 
qu’est-ce que disent les principes : le peuple ne peut se tromper. 
Et cela est si vrai, que les ennemis mémes du peuple, comme le vil 
Hérault-Séchelles, qui.a glissé¢ derniérement son necz d’aristocrate a 
la petile fenétre, l’a écrit : « La force du peuple et la raison, c’est 
la méme chose. » Or, qu’est-ce qu’écrivaient au divin Robespicrre 
les sans-culottes Peys et Roupillon, président et secrélaire du tri- 
bunal révolutionnaire de Saint-Calais, le 15 nivése dernicr : « Ro- 
bespierre, colonne de la République, protecteur des patriotes, génie 
incorruptible, montagnard éclairé, qui voit tout, prévoit tout, déjoue 
tout, et qu'on ne peut tromper et séduire. » Tu le vois, citoyen pré- 
sident, c’est le peuple dans sa sagesse et dans sa force qui a parlé 
par la voix des illustres citoyens Peys et Roupillon, mes amis de 
Saint-Calais, et je dis qu’il est dés lors conforme aux principes de 
considérer Maximilien comme une incarnation de |’Etre Supréme, 
puisque le peuple a constalé qu'il prévoit tout et voit fout, ce qui 
est Pattribut de la Divinilé. 

— Sempronius Boudin, dit Pourvoyeur avec une majesté qui 
n’élait pas sans sévérité, tu connais ma faiblesse pour toi, n’en 
abuse pas. Je consens 4 te donner l’accolade fraternelle, d’abord 
parce que tu dis des choses sages, ensuite parce que tes amis, a 
Saint-Calais, Peys ect Roupillon, doivent étre de purs et vertueux 
sans-culottes, mais surtout pour honorer en toi le civisme et l’hu- 
manité. Tu es, en effet, le directeur de cette tannerie de peau hu- 
maine, fondée ici 4 Meudon par le citoyen Pélaprat, et visitée le 
14 aout 1793, approuvée par une commission de la Convention, 
par la Commission des moyens extraordinaires pour la défense du 
pays. Tu as ainsi su te mettre au-dessus des vils préjugés de }’An- 
cien régime, et tu as rendu un service a la France et 4 ’humanité, 
en utilisant une matiére restée inutile. 

— Et dont on fait, cria Sempronius, en frappant sur ses culottes, 
une éloffe merveilleuse, qui défie toute concurrence de Ja part des 
vaches, des chamois et méme des porcs, qui étaient jusqu’ici en 
possession de l’empire des peaux, et que nous avons détrénés, 

— Sempronius, prends garde, tu m’interromps encore. Je disais 
qu'il y a dans ce pays des préjugés contre toi, & cause méme des 
services que tu as rendus 4 Phumanité. On parait vouloir te fuir. 








THERMIDOR. "| 61 


Gitoyens de Meudon, cela sent le fanatisme, l’intolérance, toutes les 
superstitions, et Je le déclare contraire 4 l’Egalité, & la Fr aternité. 
Maintenant que j’ai fait cette déclaration, malheur 4 ceux qui traite- 
raient désormais Sempronius comme un lépreux. Il n’y a plus dé 
sormais d'autres lépreux que les artstocrates. 

— Moi, je donne l’exemple, dit ’hercule Agricola, qui revenait en 
trébuchant. Sagamore m’avait bien secoué, mais sans trahison; j'ai 
été prendre quelques chopines, et me voila prét 4 mourir de nou- 
veau pour la patrie, Robespierre et Pourvoyeur, et je le prouve en 
embrassant ce mangeur de charogne. 

Sempronius, toujours souriant, fendit de nouveau la foule, qui, 
malgré les regards menacants de Pourvoyeur, continua de s‘écarter 
devant lui. Le président allait lancer de plus violentes foudres contre 
le fanatisme. Un murmure assez fort, et le mouvement des citoyens 
placés 4 l’extrémité du groupe, et qui se refournaient vers le bas de 
la rue des Princes, le vinrent distraire. Il porta ses regards de ce 
céteé. 

— Voila l’Anglais! l’Anglais, l’Anglais! murmurait la foule. 

Le personnage ainsi désigné s avancait tranquillement, suivi d’un 
chien marchant gravement sur ses talons, et le maitre semblait 
aussi indifférent que l’animal & ces murmures qui accueilluient son 
arrivée. 

ll s'approcha de l’extrémité du groupe, donna silencicusement 
une rude poignée de main 4 Sempronius, le seul de toute cette foule 
qu’il pardt connaitre et estimer, et il se tint immobile, dans la pos- 
ture d’un curieux intelligent, qui se prépare 4 écouter avec une 
attention compléte une lecon offrant un intérét de premier ordre. 

C’était un homme jeune encore, grand et maigre, A I’attitude 
roide, au regard fixe et intelligent. Sa longue figure fine et de la 
paleur rosée qui distingue les blonds, son menton carré, sa bouche 
large, aux dents blanches, aux lévres pales et pleines pourtant, ses 
paupicres sillonnées de larges veines bleues, mais surtout I’expres- 
sion de son visage d'un flegme presque marmoréen, eussent altiré 
l'attention en tout temps et dans les milieux les plus intelligents. A 
Meudon, ou il était tombé brusquement quelque quinze jours aupa- 
ravant, et ot il paraissail étre dans une position équivoque, qui 
n’était ni ’'internement ni la pleine liberté, il était déja devenu Ié- 
sendaire. 

Quand on le voyait passer, marcher lentement, mais la téte 
droite, lair. réfléchi et l'oeil froidement inquisiteur, avec ses 
grandes bottes 4 retroussis jaunes, ses culottes de peau de daim, 
son gilet ajusté, son frac marron coupé carré, ect son chapeau rond 
a forme basse, placé sur ses cheveux rougissants, trés-légérement 





68 THERMIDOR. 


poudrés et rassemblés en une petite queue presque toujours immo- 
bile, il n’était homme, femme ou enfant qui ne s’arrétat pour le 
regarder, en le maudissant. Car ce beau, doux et hospitalier pays 
de France s'était mis tellement en dehors des lois de toute société et 
de toute humanité, que l’étranger le plus inoffensif était nécessai- 
rement inquiété, par le mépris et la haine qu'il prenait de ce peuple 
et que ce peuple prenait de lui. 

Mais cet Anglais était protégé contre la haine des sans-culottes 
champétres par une protection puissanie, qui n’était autre que celle 
de Robespierre, protection occulte, d’ailleurs, et bien dissimulée. 
Comment et pourquoi? quelles relations existaient entre Samuel Vau- 
ghan, jeté, a ce qu'il prétendait, sur les cétes frangaises par un 
naufrage, et Robespierre? C’est ce que nous expliquerons plus tard. 

Pourvoyeur croyait, du reste, étre le seul habitant de Meudon, et 
peut-étre le seul Francais, 4 connaitre ces relations. Et Maximilien 
lui avait dit, d’une facon énigmatique, que cet Anglais, il le met- 
tait sous sa protection en méme temps que sous sa surveillance, 
car si ce personnage était actuellement ami de Robespierre, 11 pou- 
yait étre, A un moment donné, son plus cruei ennemi. 

Samuel Vaughan devait done étre considéré par Pourvoyeur en 
méme temps comme un allié, comme un otage, comme un étre bien- 
faisant et un étre dangereux, toul a la fois comme le plus vertueux 
des hommes et un vil intrigant. Il ne devait pas étre molesté, au 
contraire trés-respecté. Son existence serait inconnue aux Comités, 
4 la Convention, ct il ne quilterait Meudon que pour venir, a la 
brune, 4 Paris, chez Maximilien. Sa correspondance: serait d’ail- 
leurs saisie et apportée aux mains de Robespierre. Tels étaient les 
ordres donnés par ce dernier. 

En voyant arriver l’étranger, Pourvoyeur sentit sa verve s’ac- 
crottre. Cet Anglais n’était-il pas un agent, un espion déguisé de 
Maximilien, de ce dieu, sans doute, mais de ce dieu de la défiance 
et de inquisition. En outre Vespion, ainsi que plusieurs autres des 
gardes-du-corps de Robespierre, avait pu deviner quelles négocia- 
tions celui-ci avait entamées avec cet Anglais; et, dans son gros- 
sier dévouement, il croyait que le meilleur aide 4 donner au futur 
diclateur était de le vanter 4 outrance en présence de ce person- 
nage. 

= Oui oui, reprit-il, les illustres citoyens Peys et Roupillon, 
dont tu es le pur organe, Sempronius, ont raison; et ce qu’ils 
disent, toutes les trompettes de la Renommée frangaise le répétent 
dans un concert majestueux, qui réjouit les manes les plus lugu- 
bres. La confiance dont m’honorent l’auguste législateur Couthon et 
le grand citoyen Duplay, amis du vertueux Maximilien, m’ont permis 


THERMIDOR. 69 


de saisir quelques-uns des sons de cette musique civique. Qu’est-ce 
que disait la Société populaire de Manosque, district de Forcal- 
quier, le 23 prairial dernier : « Robespierre, toi qui éclaires l’uni- 
vers, fécond créateur, tu régénéres ici-bas I’‘humanité. » Déja, le 
7 mars 1792, la Société populaire de Caen lui écrivait : « Robes- 
pierre, pére du patriotisme, tu es 4 ton poste pour défendre tes 
enfants du Calvados, poursuivis par les stylets de la calomnie. » 
Cest en 41792 encore qu’on disait déja qu’il réunit en lui « I’é- 
nergie d'un Spartiate et l’éloquence d'un Athénien. » Avant cela 
encore, en 1790, l’immortel Saint-Just ne lui avait-il pas écrit : 
a Yous que je ne connais que, comme Dieu, par des merveilles... Je 
he vous connais pas, mais vous étes un grand homme. » C’est sur 
ces paroles que commenga enlre ces deux grands hommes |’amitié 
qui doit régénérer l’univers. Qui, toute la France le sent. Vous avez 
appris comment ce sage vieillard de Ville-Egalité, autrefois Chateau- 
Thierry, lui écrivait, -le 50 prairial dernier : « Je vous regarde 
comme le messie que |’Etre Elernel nous a promis pour réformer 
toute chose. » Et le citoyen Dathé, de Joigny, lui disait aussi: « Tu 
es la pierre de l’angle du superbe édifice de notre constitution, ne 
confie qu’a toi-méme l’exécution de ton plan. » Car, ainsi qu’on lui 
écrivait de Paris, en floréal dernier : « Admirable Robespierre, 
flambeau, colonne, pére protecteur du peuple, la couronne, le 
triomphe vous sont dus, et vous seront déférés, en attendant que 
Yencens civique brile sur les autels que nous vous éléverons. » Un 
aulre lui écrit : « J'ai le projct de te placcr au ciel, 4 cété d’Andro- 
méde... Sage législateur, la patrie, la nature, Ja Divinité, te doivent 
une triple couronne. » 

Pourvoyeur s’arréla et jeta un regard percant sur l’Anglais, qui 
restait attentif, mais immobile, et sans que sa longue et impassible 
figure remuat un muscle. 

— Eh bien, reprit-il, vous savez comment un jeune monstre, 
couvert d’opprobres, Cécile Renaut, 4 peine dgée de quinze ans, et 
déja vomie par les ondes du Styx, et revétue du fiel des Furies, se 
présenta, en prairial dernier, & la porte de celte pierre angulaire de 
notre édifice social, arniée d’une paire de ciseaux homicides et d'un 
paquet de chemises qui décelaient ses intentions féroces. La Répu- 
blique edt du lui faire subir un résumé de toutes les tortures 
inventées pendant tous les siécles par les plus ingénieux tyrans. La 
République est une tendre mére, elle se contenta de la guillotiner. 
Mais, pour consoler le génie de la Justice et rassurer l‘humanité 
épouvantée par la douceur de cette punition, on lui adjoignit toute 
sa famille et une foule d’ennemis naturels de la Liberté, au nombre 

de cinquante-deux. Vous les avez vus passer, le 29 prairial, pour 





710 THERMIDOR. i 


aller monter sur madame, revétus de chemises rouges, comme des 
parricides. Si bien que quand ils eurent élernué dans le sac pa- 
triolique, les vertueux sans-culottes soulagérent leur sensibilité, 
épouvantée par lhorreur de cette monstrueuse tentative d’assassi- 
nat, en disant joyeusement que c’était la fournée des cardinaux. 

Il s’arréta encore. Il promena un regard attentif sur le groupe, re- 
gardant ses auditeurs l’un aprés l’autre, comme s’il eit voulu con- 
stater qu'il n’avait autour de lui nul traitre, ou peut-¢tre pour saisir 
sur quelque visage un signe de trahison, et il continua plus len- 
tement. : 

— Or, savez-vous, dignes et purs citoyens, dont l’4me ignore le 
vautour du remords, parce qu’elle fut toujours républicaine, savez- 
vous quel était le scélérat qui machina ce crime inconnu jusqu’ici 
dans les fastes de impartiale histoire. Elie Lacoste vous l’a dit, 
dans le rapport qu’il lut, & la Convention, sur la grande Conspiration 
de l’Etranger. Eh bien, ce scélérat, ce monstre, fils d’une Parque 
plutét que d'un membre du sexe enchanteur auquel nous devons 
tous les charmes de la vie, c était un de ces esclaves superbes, 
frivoles et aristocrates, 4 qui leur parure et leur faste cachaient 
Jeur-abaissement, avant que les sans-culoltes les leur eussent arra- 
chés. C’étuit, il faut prononcer ce nom immonde, bien qu’il doive 
salir une bouche sans-culottes, c’était, je le dirai donc, le ci-devant 
baron de Batz, le dernier boulevard de la royaulé et de l'aristo- 
cralie. 

Agricola poussa un rugissement, qui fut repris en cheeur par tous 
les assistants. | 

— Et savez-vous la nouvelle que je veux vous apprendre, et ce 
qui doit inscrire le nom de Meudon sur l’airain de la postérité. Ce 
lache Batz n’a pas osé affronter la justice du peuple. Il ne comprit 
pas qu'il avait 1a un moyen d’expier ses forfaits et de fuir le vaulour 
du remords que vous ignorez. Il vit, il continue ses trames. Il les a 
tissées jusqu’ici. Je veux l’y prendre aujourd'hui méme. Silence, 
Agricola, silence, Sempronius, ne réveillez pas des échos liberti- 
cides qui sont prés d’ici, et qui iraient peut-étre redire a-ce scélé- 
rat : Monstre, prends garde 4 toi; fuis de nouveau la justice de 
Pourvoyeur, des vertueux habitants de Meudon et de la Patrie. Tai- 
sez-vous. Mais ce soir préparez-vous tous, préparez-vous a tout. 


THERMIDOR., 74 


LX 
LES INTERNES DE LA TERREUR. 


Le bruit de la caisse municipale dont on entendait, depuis quel- 
que temps déja, les roulements dans le haut du village, devint plus 
distinct. Pourvoyeur s'interrompit. Le tambour s’approcha. Un 
roulement plus fort couvrit tout bruit. Le roulement cessa, et l’on 
enlendit la voix aigué de Pierre-Jacques Bry, qui joignait 4 ses 
fonctions de courtisan et d’officier municipal celles de crieur pu- 
blic : 


« Le maire de Meudon 

« Rappelle aux citoyens et aux ci-devants internés dans la com- 
mune, conformément aux décrets de germinal et de floréal de cette 
deuxiéme année de la République francaise, une, indivisible, ou la 
mort, que, conformément aux usages suivis dans toutes les com- 
munes des environs de Paris, chez lesquelles on a interné la peste 
de Varistocralie, et aprés en avoir conféré avec le citoyen Germi- 
ghac, législateur auguste, rapporteur du Comité de l’agriculture, il 
a pris l’arrété suivant : 

« Vu la rareté des bras dans les campagnes, vu que les ci-devants 
et ci-devantes ont tous des bras pour travailler et une santé floris- 
sante; 

« Altendu que sous un régime aussi juste que celui sous lequel 
nous vivons, la patrie ne veut pas nourrir et avoir 4 sa charge un 
tas de fainéants ; 

« Considérant que les ci-devants ne doivent pas invoquer la li- 
berté, d’abord parce que toutes les lois sont suspendues jusqu’a la 
paix, et ensuite parce qu’il est absurde de penser que la Révolution 
a été faite pour les nobles, tandis qu'elle |’a élé contre eux; qu ainsi 
ils ne peuvent se prévaloir des bienfaits qu ’elle a répandus, parmi 
lesquels la liberté est au premier rang; qu ‘ainsi encore c’est au tour 
des bons citoyens a jouir, et que c’est trop juste aprés tant d’ années 
de servitude ; 

« Considérant que le maire de Meudon ne peut que dénoncer ces 
idées aux législateurs afin qu’ils avisent en conséquence, mais que 
sans réduire les ci-devants en esclavage, ce qui, comme il est dit, est 
l'office de la Convention, il peut faire prévaloir les idées dégalité 
et d’agriculture ; 

« Le maire de Meudon décréte que, tous les citoyens devant étre 





79 THERMIDOR. 


pleins d’estime pour les cultivateurs des campagnes, l’emploi qu’ils 
font de leur temps les rendant dignes de la vénération de toules les 
classes de la société, et tous les cifoyens leur devant le respect que 
les enfants doivent a leur pére ; 

« Tous les ci-devants et ci-devantes, internés 4 Meudon, feront la 
moisson avec les paysans, qui sont priés de ne pas se montrer 
cruels comme ils en auraient le droit, 4 cause de la féodalité, mais 
seulement dignes el fiers, aprés quoi les ci-devants couperont Ja 
fougére, et les ci-devantes iront glaner pour les pauvres. 

« Pierre TEsrarp. 


« Vu et approuvé par le Comité de surveillance, 
« Pourvoyeur. » 


Cette publication, qui mettait si naivement 4 nu 1’dme, les re- 
mords, les subtilités, les contradictions de notre Testard, fut écoutée 
atlentivement. Puis, comme le bas de la rue des Princes élait la 
derniére station pour les annonces officielles, le tambour battit un 
ban, mit sa caisse sur l’épaule, et se méla 4 la foule des citoyens 
qui applaudissaient 4 grands cris ce cours ambulant de philosophie 
politique. 

— Minos et Rhadamanthe, sur leurs siéges, dans le royaume de 
Pluton, neussent pas mieux parlé, dit Eleuthérophile au maire 
Testard, qui fitun geste brusque, rougit et regarda la face plate- 
ment réveuse du maitre és arts, pour savoir si celui-ci le voulait 
‘applaudir ou amérement critiquer. Mais la physionomie hébétée qui 
se réveillait ¢a et la par des soubresauts d’effarement, cette physio- 
nomie de ’homme intelligent qui s’est lachement laissé asservir 
par la populace terroriste, ne disait rien. 

— C'est ainsi, hurla Sempronius Boudin, que les illustres citoyens _ 
Peys et Roupillon doivent parler en ce moment-ci 4 Saint-Calais 
méme. 

L'Anglais fixa son regard pénétrant et immobile sur le visage de 
son voisin. Il se demandait sans doule si ce personnage, en qui il 
voyait un homme vraiment utile et un grand savant avec sa lan- 
nerie de peaux humaines, portait un masque ou élait un boufion po- 
litique. Mais cette physionomie de l'homme spirituel qui lutte de 
malice avec la brute terroriste ne disait rien. 

Puis, comme s’il fallut qu’en ce temps le grotesque se mélat sans 
cesse 4 l'horrible, et que la vraie folie succédat & cette folie volon- 
taire de ]’enthousiasme, de l’utopie, de la férocité, un son de gul- 
tare succéda au son de la caisse, et rendit vivement l’air de Ja chan- 
son, si souvent redile avant la Révolution, A l’abri des traits de 
| Pamour. La voix que nous avons déja entendue chantail, au mi- 


THERMIDOR. 73 


lieu des ignobles murmures démagogiques qui servaient d’écho a 
Vodieuse proclamation, une joyeuse chanson d’amour : 


Tant que la nature instruira 
Philoméle 4 chanter sa peine, 
Petits oiseaux, l’on vous verra 
Deux 4 deux voler dans la plaine. 
Tant que le papillon vivra, 

Tant qu'il sera des tourterelles, 
Le papillon voltigera, 

Les colombes seront fidéles. 


Toute la foule se retourna vers le haut de Ja rue, en criant et en 
applandissant. L’on vit apparaitre, dansant les pas du menuet et de 
la gavotte, sautant et langant les jetés battus, ’!homme en guenilles 
qui portait un chapeau couvert de fleurs flétries. Il paraissait s’étre 
donné la mission d’avertir et de conduire les -ci-devants internés, au 
son de Ja guilare, quand l'heure était venue de se présenter 4 la 
maison commune. 

C’était un spectacle qui réjouissait, chaque jour, et sans le lasser, 
le civisme du peuple de Meudon. Les chefs lui permettaient cette 
récréation patriotique, et on laissait au fou musicien de se livrer 
a ces ébats, parce quils tendaient & humilier et a ridiculiser le 
troupeau des scélérats aristocrales. 

On vit s’avancer, par groupes de deux ou {trois personnes, une 
vingtaine d'individus des deux sexes et de tout Age. Ils marchaient 
gravement, silencieusement, les yeux baissés, n’osant ni se saluer, 
ni se sourire, ni regarder aux fenétres, ni méme faire signe de se 
connaitre ou de se reconnaitre, tant ils avaient 4 craindre qu’on ne 
les accusdt de tramer une conspiration, de chercher a apitoyer les 
Ames faibles et, en résumé, de préparcr |’égorgement des palriotes 
meudoniens et la perte de la République. 

Parmi eux, on reconnaissait madume Durand-Maillane, mére du 
député, l’un des chefs du Marais 4 la Convention; le marquis de 
Saint-Just et sa femme Anna d’Orville, qui seule osait regarder 
autour d’elle, comme si elle cherchait déja les éléments de ce 
roman révolutionnaire qu’elle devait publier en |’an XIII (41805) ; 
M. de Petit-Val, sa mére, ses sceurs, son fils, son beau-frére; la 
comtesse du Roure et ses filles, madame de Marans, la mére, qui 
s'avancait toujours voilée, tant elle redoutait sa parfaite ressem- 
blance avec Marie-Antoinelte; son fils; deux étrangers, un gentil- 
homme espagnol, et un négociant hollandais qui était venu offrir a 
la République cent mille barils de farine, contenant 48 millions de 
livres, poids de marc, et qu’on avait arrété comme agent de Pilt 
chargé de rappeler au peuple qu'il mourait de faim. 


1h THERMIDOR. 
Le triste corlége s’avancait. 


Tant qu’au printemps lon trouvera 
Sur les buissons roses nouvelles, 
Leur destin le plus doux sera 

De mourir sur le sein des belles. 
Tant qu’Atropos épargnera 

De mes ans la course rapide, 

Ma mémoire conservera 

Le nom cher d'Adélaide. 


— Tais-toi, fou, cria Testard en s'avancant vers la troupe. 

Mais quoiqu’il fut réellement un homme intégre et honnéte, quoi 
qu'il fut réellement convaincu qu’en persécutant laristocratie il 
remplissait un grand devoir patriotique, un sourire méchant errait 
sur ses lévres minces et un rayon de vanité salisfaile sortait de ses 
pelits yeux gris, aux paupiéres bridées. Il se sentait grandir par 
Pabaissement de cette troupe de nobles. Toutefois il essaya de 
donner 4a ses traits boursoulflés, & sa figure rougeaude et vulgaire 
une expression de gravité magistrale. 

— Citoyens et citoyennes, — je vous donne avec bienveillance 
ce nom honorable dont vous étes indignes, — vous savez a quelles 
conditions la République a bien voulu vous laisser la vie, qu'elle 
avait le droit et peut-étre le devoir de vous retirer, car c’est le 
principe de toute société de se débarrasser de ses ennemis, comme 
c'est le principe de tout corps de se débarrasser de toute maladie. 
Or toute 4me aristocrate, élevée dans les idées féodales, est néces- 
sairement l’ennemie de la démocratie et c’est un vice dangereux dans 
un corps républicain. Nous savons bien que heaucoup de vos sembla- 
bles se cachent, soit ici, soit ailleurs, nous savons ov ils sont et ce 
qu ils sont, quoi que nous fassions signe de l’ignorer,.et naus en 
purgerons le sol de la liberté. Vous, du moins, soit que vous ne 
l’ayez pas pu ou voulu, vous ne vous éles pas cachés. La Répu- 
blique, dans sa magnanimité, vous en a tenu compte. Vous vivez 
encore. Mais elle a voulu se garantir de vos haines perfides. Elle 
vous a interdit, par la loi du 27' germinal de l’an Il* de la Répu- 
blique, une, indivisible, démocratique et impérissable, — impéris- 
sable, vous l’entendez, — de séjourner dans Paris, les places fortes ou 
frontiéres. Elle a bien voulu vous donner des lettres de passe. révo- 
cables 4 sa volonté, qui vous permettent de demeurer dans les envi- 
rons de Paris, mais & ces condilions, que je dois vous rappeler 
souvent et que Ja loi de floréal a précisées: Vous devez vous pré- 
senter une fois le jour,.— et j'ai décidé que ce serait deux fois, a 
cause du voisinage des bois propices aux trames scélérates des 
contre-révolutionnaires, — au Conseil général de la commune, ou & 





THERMIDOR. 75 


la maison commune, les jours ot, par hasard, le Conseil général, 

quoique permanent, ne siégerait pas. Vous ne devez pas vous éloi- 
gner d’un quart de lieue de votre demeure. Vous ne devez vous 
trouver, soit chez vous, soit 4 la promenade, plus de trois ensemble. 
Yous devez, 4 la queue des marchands, étre servis les derniers de 
viande, de pain, de savon, de chandelles, de sucre s’il en reste encore 
quand les autres citoyens sont servis, etc., etc. Le tout sous peine 
d'étre mis en prison, internés dans vos demeures, vos biens et cha- 
teaux confisqués, vos lettres de passe annulées, et vos personnes a 
la disposition immédiate du Comité révolutionnaire de votre com- 
inune. J'espére que vous reconnaissez la justice et la bienfaisance 
de la République, qui, plus douce qu’aucun gouvernement ne le fut 
jamais, laisse l’existence 4 ses mortels ennemis. 

Les auditeurs de Pourvoyeur applaudirent. Quant aux nobles, ils 
étaient restés immobiles, impassibles. 

— Dis donc, citoyen maire, cria le bruyant Agricola, tu parles 
bien, mais tu es un homme sensible jusqu’a la faiblesse. Regarde 
la citoyenne Marans. Je me demande pourquoi tu autorises cette 
insolence aristocratique de porter un voile en présence du peuple 
souverain. Hé! Eleuthérophile, toi qui es savant. 

— C’est contraire aux principes et 4 Végalité, murmura le lache 
pédant. ; 

— Dvailleurs, il y a longtemps que nous n’avons vu le portrait de 
l’Autrichienne, cria habile démagogue Pourvoyeur, s’ennuyant de 
son silence qui diminuait son importance et désirant émouvoir quel- 
que trouble propre 4 dissimuler absence de Marie-Thérése. 

— C'est cela, 4 bas l’Autrichienne, hurla Jacques Bry. 

— Commandant Pluc, et toi, Endymion Piqueprune, vous pa- 
raissiez tiédes 4 cette motion patriotique, dit Pourvoyeur avec une 
ironie cruelle. 

— A basl'’Autrichienne, criérent tout d’un élan Jes deux esclaves 
de la Terreur. 

— A mort l’Autrichienne, continua la foule. Voyons son visage 
et lapidons son portrait. 

Le fis de madame de Marans, fréle gargon de treize ans, palit, 
ses yeux s’emplirent de colére. Il fit un mouvement pour s’avancer. 
Une main |l’arréta sournoisement. C’était celle de Sempronius, que 
l’Anglais continuait de regarder avec un redoublement de fixité. 

— D’abord, cria le savant préparateur de peau humaine, moi, je 
m’'y oppose 4 ce qu’on lapide, et les illustres citoyens Peys et 
Roupillon, de Saint-Calais, s'y opposeraient comme moi, car, aprés 
tout, les pierres, ca abime les peaux. Fusiller, guillotiner, fort bien, 
ca c'est propre. Mais, je vous le demande, citoyens: M’aimez-vous? 


76 THERMIDOR. 


Qui. Alors vous ne pouvez pas vouloir ruiner mon commerce avec 
vos maudits cailloux. 

— Non, non, cria le bon peuple en riant. 

— A mort l'Autrichienne, hurlait toujours Jacques Bry. 

M. de Petit-Val s’avanca, malgré les efforts de sa mére qui le sup- 
pliait & voix basse et avec larmes de se tenir en paix. Il était pale, 
mais sa voix était ferme. 

— Citoyen maire, dit-il, vous nous parlez de la justice et de la 
loi. Je vous le demande, est-ce juste et légal que nous soyons inju- 
riés et maltrailés comme nous le sommes chaque jour en nous ren- 
dant en ces lieux ot vous nous forcez de venir. 

— Tu demandes si c'est juste et légal que l'on vous insulte? Un 
autre fe trouverait insolent d’oser adresser Ja parole 4 un magistrat 
républicain, moi je crois que nous devons imiter l’exemple de ma- 
gnanimité de la République, et au lieu de te faire arréter comme 
suspect, je te réponds. Je te réponds que cest juste, mais que ce 
n’est pas légal. 

— Oh! fit PAnglais. — C’était le premier murmure qu’il edt 
fait entendre. — Trés-intéressant! n’est-ce pas monsieur le savant 
Can... Cannibale, dit-il en s’adressant 4 Sempronius. 

— Qui, reprit Testard, il est juste que le peuple se venge de 
toutes les insolences, de toutes les tortures que la féodalité lui 
a fait souffrir depuis des siécles. Mais comme le législateur ne 
l'a pas décrété et qu'il nous a donné seulement le droit de vous 
suspecter, de vous dénoncer, de vous arréter, et de vous em- 
prisonner, il n’est pas légal de vous insulter et de vous lapider. 
Citoyens, rappelez-vous que la loi ne connait que deux instru- 
ments de mort: la hache et le fusil. 

— Tu tournes 4 Phypocrisie de l’indulgentisme, Testard, dit iro- 
niquement Pourvoyeur. Va demander aux illustres citoyens Carrier, 
de Nantes; Fouché et Collot d’Herbois, de Commune-Affranchie, ci- 
devant Lyon ; et Maignet, de Bédouin, ce qu’ils pensent de ta théorie. 

— Que m’importent tes jugements, Pourvoycur, dit Testard avec 
colére. Nous nous reverrons de prés... 

— Avec le bourreau entre nous deux, dit le président en ri- 
canant. 

— Et savoir leque] de nous deux regardera l'autre par le vasistas 
patriolique, répliqua le maire. 

— Oooh! trés-curieux le riposte! Et la petite fenétre, trés-joli, 
monsieur le Anthropo. se 

— Phage, dit le citoyen joyeux. 

_ — Mais, continua brusquement Testard, le nombre des ci-devants 
n’est pas au complet. 


THERMIDOR. 17 


— Eh! qu’importe le détail! Tu emprisonneras les délinquants 
qui manquent a l’appel et tu les enverras 4 Fouquier-Tinville, il 
leur procurera une voiture pour se rendre a leur poste. Hé! hé! 

— Ha! ha! une voiture! la charrette de la guillotine, dit Jacques 
Bry, que Pluc et Endymion s’empressérent d’applaudir, et dont 
le rire s’étendit comme un écho dans toute la foule. 

— Non, dit le maire. Il faut qu’ils viennent, ou que je sache 
pourquol ? 

Pourvoyeur s'apprélait 4 répondre, lorsque deux jeunes femmes, 
vétues d’un jupon court en grosse bure, d’un casaquin de coton 
et d’un bonnet de toile, accoururent et s’arrétérent essoufflées de- 
vant le maire. 

— Qui éles-vous, demanda celui-ci? 
— Nous sommes, dit l'une d’elles, les deux filles du marquis de 
Brion. Nous vous prions de nous excuser si nous sommes en retard. 
Mais le besoin de gagner notre vie nous a forcées a nous faire la- 
vandiéres, et nous sommes en ce moment occupées a faire la les- 
sive chez M. Piqueprune, au chateau de Villebon, qui est un peu 

éloigné d’ici. 

— Je le constate, dit Endymion. 

— Tais-toi, imbécile, dit Pourvoyeur, prends garde que je ne te 
dénonce comme leur complice. Ne vois-tu que ce sont des api- 
toyeuses, et qu’elles cherchent & amollir l'4me des bons sans- 
culottes sensibles et simples, en faisant croire qu’elles meurent de 
faim et que l'aristocratie en est tombée si bas qu'on peut lui par- 
donner. Comme si cette engeance vomie par le Styx n’était pas 
préte 4 aider tous ses membres et comme si elle n’avait pas ense- 
veli dans ces oubliettes qui servaient aulrefois de lieu de prison et 
de torture pour le pauvre peuple, tout l’or de la République. 

— Mon Dieu, monsieur, dit Adéle, l’ainée des demoiselles de 
Brion, belle et vigoureuse jeune fille a ]’ceil ferme, aux traits nobles, 
ala physionomie moqueuse... 

— Dis «citoyen, » louve d’aristocratie, ct tuloie-moi. 

— Mon Dieu, si vous saviez combien peu nous tenons a la vie, 
vous comprendriez combien peu nous redoulons vos gros mols. Je 
continuerai donc 4 ne pas vous lutoyer, et Je vous remercie de la 
permission que vous me donnez de re pas vous appeler monsieur. 
Je voulais vous dire que ce n’est pas pour notre agrément que nous 
lavons le linge du citoyen Piqueprune, puisque vous m’assurez que 
cest un citoyen. 

— Scélérate, je lui ferai payer la peine de son insolence. — 

— A votre aise. Je suppose que nous trouverons d’autres ci- 
toyens aimant la propreté et détestant le linge sale. Mais comme 


78 THERMIDOR. 


je ne suis pas fachée de causer un peu avec les grands de ce monde... 
nouveau, laissez-moi vous dire, pour achever, que nous avons 
mieux aimé recourir & nos bras qu’a l’aumone pour vivre. Vous 
savez bien, d’ailleurs, que vous nous interdisez toute relation avec 
nos parents et nos amis. Si nous avions eu lidée de recourir a 
obligeance des femmes de la bonne compagnie qui sont, comme 
nous, inlernées ici, vous n’auriez pas tardé 4 nous accuser de 
conspirer conlre votre précieuse vie et contre la sureté de cette 
auguste cité de Meudon. 

— Bravo, c'est bien parlé, cria la voix de Paul Pourvoyeur, 
accoudé 4 la fenétre de la maison pate rnelle. 

— Qoooh! dit l’Anglais qui semblait prendre gout 4 la conver- 
. sation. Cette belle jeune femme, c’est la seule homme que j’avais 
rencontré en France. C’est une créature trés-spirituelle, monsieur 
le mangeur de chair hou, hou... 

— Maine, dit Sempronius avec un sourire poli. 

— Malheureux enfant, s’était écrié Pourvoyeur. 

— C’est cela, dit Testard avec un demi-sourire railleur, fais la 
lecon a ton fils. Cela ne nous regarde pas, — quant 4 présent, Pour- 
voyeur. — Mais tout compte fait, i] manque encore une ci-devante. 
Son absence est assez remarquable, et je serais coupable de né pas 
constater que Ja plus belle de ces citoyennes manque a I'appel. Elle 
ne demeure pas loin. I] faut que je sache pourquoi elle a failli 4 
son devoir civique. 

— Ta, ta, ta, dit Pourvoyeur en qui la présence de ce fils si 
cher et si dangereux, si compromettant et si compromis, produisit 
l'effet, ordinaire, d’abattre momentanément l’arrogance paternelle, 
les enfants sont des enfants, hé, Testard! 

— Excepté les nétres, dit 4 mi-voix Petit-Val, qui sont des 
monstres. " 

— Etsi cette jeune fille est absente... 

— Il faut qu'elle vienne. La loi le veut et aussi l’égalité. 

— Je te dis que nous avons des affaires autrement graves a 
débattre. I] faut que je finisse mon discours avant de me rendre 
4 Paris ot Maximilien et des intéréts sacrés m’appellent pour le 
salut de la Répubique. J’ai a -parler aces ci-devants. N’est-ce pas, 
peuple éclairé, vertueux et patriote. 

— Qui, oui, cria la foule. 

— Parle-leur. C’est ton droit. Mais je veux faire exécuter la loi, 
et je ne comprends pas... 

— Tu mas pas besoin de comprendre. J’en référerai 4 Maximi- 
lien. Je m’oppose... 


THERMIDOR. 79 


— Oppose-toi aux propos aristocrates de ton fils, Pourvoyeur. 
La-dessus aussi j’en référerai au Comité de Salut public. 

— Misérable indulgent, qui.t’introduis lachement dans la vie 
privée des plus purs patriotes, avant qu’il soit trois jours, tu por- 
teras sur ’échafaud ta langue expiatoire. Mais je I'ai dit, j'ai des 
raisons de salut public pour m’opposer a la présence de cette scélé- 
rate, et je m’y oppose. 

— Tes raisons ne sont pas la loi. Et quand ce serait la der- 
niére fois, dussé-je mourir pour la justice et la République, moi, 
représentant de la loi, je la ferai exécuter. Secrétatre-greftier... 

— Je m’y oppose, vil imrigailleur, cria Pourvoyeur en trépi- 
gnant et en saisissant la poignée de son sabre, et j'ai le droit de le 
faire. Que dit la loi du 14 frimaire? le sais-tu? 

— Je le sais, et je n’ai pas besoin d'injures pour avoir raison. 
Elle dit en propres termes — ah! je connais mes droits et les 
tiens — elle dit: « Les municipalités et les comifés de surveil- 
lance sont chargés concurremment de l’exécution des mesures du 
Comité de Sureté générale. » 

— Eh bien! tu le vois, la loi dit : concurremment, donc mon droit 
est égal au tien. 

— Oui, pour l’exécution des mesures, tu entends, et non pour 
en empécher l’exécution. 

Un murmure approbateur, l¢ger et craintif, mais perceptible, 
montra que l’opinion tournait du cété du maire. 

— Ainsi, continua celui-ci encouragé, nous devons tous deux 
aider le Comité de sdreté générale. Mais nous ne pouvons le 
remplacer. Tu n’as pas V’intention, je suppose, de remplacer la 
Convention. Si tu le veux, dis-le. Sinon, sache que toi comme 
moi, nous sommes les instruments de la Joi et non les auteurs de la 
loi. Or les lois de germinal et de floréal sont claires! 

Testard triomphait. Le murmure d’approbation était devenu plus 
intense. Pourvoyeur se sentait pris dans les liens de cette logiques 
ll n’osait pas encore, ouvertement, du moins, attaquer l’autorilé de 
la Convention et du Comité. Ii se tut en grincant des dents. Bien- 
tot son visage reprit cet aspect rosé qui alternait avec l’expres- 
sion de la colére. Il pensait, et c’était l’apaisement 4 toutes ses 
fureurs: Dans trois jours, je serai le maitre absolu, au-dessus de 
toute loi, et j’inventerai pour tous ces scélérats des vengeances 
effroyables. 

— Va donc, secrétaire-greffier, dif le maire, je t’en requiers, 
au nom de la municipalilé, va chez la centenaire Capeluche, sache 
pourquoi la citoyenne Marie-Thérése Lugniéres n'est pas venue, et 
si elle n’est morte, améne-la, au nom de légalité, afin que le der- 


80 THERMIDOR. 


nier mot de ces ci-devants soit celui-ci: « Le maire de Meudon fut 
toujours un homme Juste. » 

— Et moi, je me moque de ce que diront les ci-devants, ce n’est 
pas opinion des ennemis de la République que je recherche, et en 
avouant que tu le fais, Testard, tu montres ce que tu es et tu 
signes ton acte d’accusation pour le Tribunal révolutionnaire, mais, 
Pierre-Jacques Bry, au nom du Comité de surveillance de cette com- 
mune, je te délégue pour accompagner le secrétaire et voir 4 ce que 
tout se passe bien. 

I] lui fit un signe de I’ceil. L’ex-fouetteur de Navarre approcha et 
dit 4 mi-voix 4 son seigneur suzerain : . 

— J'ai bien passé l’inspection dans le voisinage, comme tu me 
l’as dit, je suis sur que le capitaine Tambour, ce scélérat qui m’a 
fait filer par une fenétre, hé! hé! — Jacques Bry avait aussi peu 
de rancune que de dignité, — comme une balle de paume, hé! 
hé! a bel et bien quitté Meudon. 

— Pourtant tache de décider la jeune aristocrate 4 ne pas venir 
ici. Ce ne sera pas difficile. 

Les deux délégués partirent en courant. 


X 
OU POURVOYEUR ACHEVE UN DISCOURS REMPLI D ERUDITION. 


Pourvoyeur promena son regard sur cette troupe d‘aristocrates 
vaincus, enchainés par la Terreur, et livrés sans défense a toutes 
les avanies, 4 toutes les insultes, en un mot, 4 la merci de chacun 
de leurs innombrables tyrans. 

Nous l’avons déja indiqué, et c’est une des plus saisissantes re- 
marques 4 faire sur la période révolutionnaire, Jes Montagnards, les 
chefs de la démocratie, avaient enivré de si féroces paradoxes cette 
tourbe ignorante, vanileuse, envieuse, souvent lache, toujours béte 
et insolente des Jacobins, que ceux-ci, apiés avoir fait la révolution 
au nom de Ja fraternilé et de l’humanité, en étaient venus a voir 
trés-sincérement, dans tout contradicteur politique, un scélérat mé- 
ritant extermination, et dans les plus radicaux de ces contradicteurs, 
dans les nobles, dans les prétres, une bande de bétes fauves, puantes 
et venimeuses, ne touchant plus par un seul point 4 l’humanilé. 

A l’époque ot! nous sommes, aprés les nobles et aprés les prétres, 
les riches, les lettrés, les négociants ect les artistes étaicnt déja 
entrées dans cette troupe bestiale et fauve, marquée pour la chasse 


THERMIDOR. 8 


et l'extermination, et qu’on pouvait et devait se réjouir de faire 
souffrir avant de lui porter le dernier coup. 

Cette mise hors de l'humanité de tout ce qui n’était pas ardem- 
ment républicain peut seule expliquer la froide cruauté dans ce 
peuple francais, si renommé pour sa délicatesse et sa douceur. 

En y ajoutant la soif du sang que donne le sang; le delirium tre-. 
mens que donne a l'esprit l’usage général et social du paradoxe; et 
le caractére épidémique que prend la folie en temps de revolution, 
cest-a-dire quand les cerveaux sont débridés, les plus faibles intel- 
ligences émancipées et les plus vaniteuses Ames dédisciplinées, nous 
aurons les quatre causes sans ‘lesquelles |’extravagance, le grotesque 
et 'horreur de la Terreur sont incompréhensibles. 

Célait donc avec un sentiment: de joie sereine que Pourvoyeur 
promenait ses regards haineux sur ce groupe d‘hommes, de vieil- 
lards, de femmes et d’enfants, qui étaient abandonnés a ses insultes 
et qu il allait pouvoir torturer un peu en atlendant deux jours, aprés 
lesquels il les pourrait tuer. Sa joie était si pleine et si pure que 
son dur visage s’éclaircit et qu’il en oublia les ennuis que venait de 
souffrirsa vanité. 

— Puisque tu as envoyé le secrétaire-greffier 1a ot ton obstina- 
tion le voulait, Testard, — et je te promets que ton obstination ne 
sera pas de longue durée, dit Pourvoyeur, tandis qu'un rire amer et 
silencieux courait sur ses ignobles lévres’— les ci-devants, leurs 
femelles et leurs petits, (personne ne bougea dans le groupe, qui 
avait plus que le mépris et le silence pour armes), se trouvent 
la a rien faire, et ne peuvent pas aller signer sur le registre dont 
ce secrélaire est gardien. Je vais en profiler pour leur dire quel- 
ques mots qui leur donneront le regret de quitter cette hamanité & 
laquelle les sans-culottes et l’éminent citoyen Maximilien prépa- 
rent de si augustes destinées. La loi le permet-elle, citoyen maire 
de Meudon? 

— La loi les emprisonne, les désarme, les punit, mais cle ne — 
les oblige pas 4 écouter ton éloquence ou tes injures, dit celui-ci, en 
fournant le dos et en se portant 4 l’extrémité de la foule. 

— Possible, repartit vivement le président, mais comme le pre- 
mier qui voudrait témoigner quelque mépris pour les louanges de 
la République que je vais chanter serait légalement enyoyé, dés 
demain, au Tribunal révolutionnaire et décrété a Yiostant méme . 
d’arrestation par le Comité de surveillance de Meudon, je crois que la 
loi les engage a m’écouter attentivement. 

— Moi, dit mademoiselle Adéle de Brion, jai une question 
poser, avant de savoir si j'ai intérét 4 vous écouter ou non. 

— Parle, scélérate, et parle bien, ou sinon... 

10 Ocrosax 1872, 6 


82 THERMIDOR. 


— Encore des menaces! Mais je vous le dis, et vous le savez, 
ma sceur et moi, nous sommes seules au monde, nous sommes 
fatiguées de laver les cravates du citoyen Piqueprune et des autres 
citoyens. Vous nous rendriez un grand service en nous débarras- 
sant de cet office, fit-ce au prix de la guillotine. Si vous croyez 
qu’on est -heureux de vivre! Nous ne vous craignons pas, et ré- 
servez voS menaces pour ceux qui ont des époux, des enfants ou 
des maris. | 

— Maintenant tais-toi, vipére, ou sinon, je te fais fouetter. 

— Non pas vivante, au moins, dit la jeune fille en se redressant 
et en jetant un regard tellement sombre au proconsul, que le sou- 
venir de Charlotte Corday traversa son esprit. 

— Citoyenne, s’écria le bon Endymion, je devine ce que vous vou- 
lez dire. Vos journées vous seront payées comme si vous aviez tra- 
vaillé chez moi sans quitter. 

La jeune fille haussa les épaules, se détourna et son regard tomba 
sur le visage de l’Anglais qui la dévorait du regard. 

— Ooh! dit-il, cette belle femme, c’est un trés-grande général! la 
plus belle homme de guerre, monsieur le char... 

— Culier, conclut l'homme joyeux avec sa complaisance ha- 
bituelle. ' 3 

L’Anglais quitta pour la premiére fois son immobilité, et fit 
quelques pas pour trouver une place qui le rapprochat de la 
jeune fille. Celle-ci vit ce mouvement, un rayon moins terne 
sortit de son regard ferme et pourtant si morne. Puis elle se re- 
tourna vers le proconsul Pourvoyeur, comme si elle voulait encore 
chercher 4 Virriter. Un serrement de main de sa sceur l’arréta. 
Que voulait-elle et que cherchait-elle? Se sentait-elle blessée de la 
suffisance insolente de ce rustre, et se trouvant pauvre, enchainée, 
esclave, mais supérieure & toutes ces miséres, et dans son dédain 
supréme pour ce chef sauvage d’une tribu de barbares démocrati- 
ques, voulait-elle lui montrer que la dignité d’une 4me noble est 
au-dessus de toutes les atteintes? Peut-étre y avait-il de cela et de 
ce sentiment des esclaves lettrés qui se réjouissent d’exaspérer fine- 
ment un tyran ignorant et grossier. Mais elle représentail surtout 
une des maladies caractéristiques de ce temps-la : labsolu dédain, 
la fatigue de la vie. 

Elle était trop chrétienne pour vouloir le suicide, méme indi- 
rectement, et elle avait toujours résisté a l’idée de crier : Vive le 
roi! cri qui l’aurait en deux jours débarrassé de cetle laide, lassante 
et inutile vie, mais qui etit aussi compromis toutes ses compagnes 
d’esclavage. Elle se bornait 4 dire haut ce qu’elle pensait, dans la 
limite bien étroite o& la tyrannie le permettait, et la seule joie 


THERMIDOR, 3) 


quelle éprouvat encore était de voir ces-singes révolutionnaires,, 
comme elle disait, bouffis d’importance et de sottise, sauter et s‘a- 
giter sous la pointe d’un mot piquant. 

Pourvoyeur appela a son aide le réve de triomphe qui surnagenit 
dans son imagination : il se rappela que dans trois jours Robespierre 
serait le maitre unique et incontesté de la France et pourrait doter 
ainsi chacun de ses serviteurs de la toute-puissance dictatoriate. 
ll oublia de nouveau ces piqdres d’épingles qui, depuis le matin, 
blessaient sa vanité. Il détourna de mademoiselle de Brion ses petits 
yeux rouges, qui redevinrent pétillants de malice, de cruauté satis- 
faite et aussi d'intelligence. D’ailleurs ce n’était pas seulement par 
instinct de férocilé, mais aussi par habileté diplomatique qu’il son- 
geail 4 resserrer autour de ces aristocrates les liens de la terreur. 

Il prévoyait pour le soir méme, pour la nuit prochaine, une 
expédition qui aménerait peut-étre une lutte, et il voulait abaisger 
plus encore par la frayeur l’4me de ces ci-devants afin de leur en- 
lever jusqu’a l’envie de prendre part 4 |’affaire. 

— Ci-devants et ci-devantes, dil-il avec emphase, c’est & vous 
que je parle, puisque tout en étant des monstres couverts d'op- 
probres, des étres mis hors la loi de l’humanité, vous avez encore, 
pour m’entendre, des organes que la nature vous a donnés comme 
si elle voulait faire croire aux simples et vertueux sans-culottes que 
vous éles des hommes. 

«Je vous annonce que vous étes naturellement et nécesszire- 
ment sur les marches de l’échafaud. Vous y étes nés, en naissant 
aristocrates, et tout ce que peut faire pour vous la magnanimité 
de la République, c’est de vous y laisser toujours sans vous faire 
monter plus haut, je veux dire jusqu’a la plate-forme expiatoire ot 
le niveau: démocratique appelle 4 grands cris vos tétes. 

Attendrissement d’Agricola et murmure approbateur de la foule: 

— Vous savez bien que c'est vrai. C’est la justice et la loi. Vows 
savez bien qu’il ne se passe pas de jour qu’on n’envoie éternuer dans 
le sac des monstres d’aristocrates condamnés seulement sur cette 
accusation : « Frévenu d’étre l’ennemi du peuple. » Cela suffit ef 
bien justement. Il n’y a pas de contestation la-dessus. Or vous étes 
les ennemis du peuple; vous ne pourriez non plus le contester: 

— Peut-on du moins essayer, dit mademoiselle de Brion & haute 
Voix. 

— Tais-toi, vipére, répliqua Pourvoyeur avec colére, ou je te fais 
hdillonner. 

— Trés-belle! trés-belle, murmura l’Anglais. 

— Et ne venez pas chercher 4 nous attendrir, ci-devants et’ ef- 
devantes, en vous efforcant d'enlacer les Ames sensibles des vertueur 





84 THERMIDOR. 


patriotes dans les trames de votre hypocrisie. Ne dites pas que vous 
étes des femmes, des enfants et des vieillards. Ce n’est pas vrai, 
vous calomniez ce ciel pur dont vous ternissez l’azur par yos men- 
songes empestés, vous n éles tous que des scélérats. 

Agricola sentit que san attendrissement commengait & se fondre 
en larmes d’admiration ct Eleuthérophile ainsi qu’Endymion cru- 
rent sage de saisir leurs mouchoirs. 

— Ne diles pas que vous faites parfois vertueux, charitables, 
bons péres et bons époux. Je veux bien reconnaitre que c’est vrai 
pour quelques-uns d’enlre vous; mais ils n’en sont que plus cou- 
pables, car leur verfu pourrait adoucir la haine que tout patriote 
doit avoir contre l'aristocratie. D’ailleurs, qu'importe? Ne savez-vous 
pas ce que Tallien reconnaissait derniérement 4 Bordeaux : « Les 
yerlus républicaines n'ont rien de commun avec les vertus civiles. » 
Qu'importe donc que vous soyez bons péres, fils, époux, intégres et 
bienfaisants, si vous n’étes pas républiczins? Et qu’est-ce que disait 
ce jeune et vertueux ami de Robespierre, Julien fils, qui succéda 
4 Tallien, 4 Bordeaux : « Si votre pére, votre mére, votre femme, 
vos enfants ne sont pas révolutionnaires, quittez-les, chassez-les, 
dénoncez-les; vous devez a la République de les faire périr..» C’est 
encore lui qui disait — et n'oubliez pas que c’est un ami de l’éminent 
Maximilien, ainsi voyez quelle autorité acquiert sa parole : — aC’est 
un outrage 4 la Révolution que de parler des torts des révolution- 
naires. » Combien de fois n’avez-vous pas commis ce crime! Vous 
voyez donc bien que vous ne sauriez échapper au sort que vous avez 
mérité. 

« D'ailleurs il faut du sang. C’est une vérité politique incontes- 
table et qu’on ne saurait nier sans vouloir se déclarer effrontément 
un monstre d’aristocratie et un assassin du peuple. Toutes les auto- 
rités de la Montagne, alors qu'elle était pure, sont d'accord la-dessus. 
Au commencement de la Révolulion, quand les idées étaient déja 
sages, on disait: « L’arbre de la liberté est un arbre qui pousse en . 
tout pays, mais qu'on ne peut cultiver qu’avec les Droits de l’homme. 
C’est une belle phrase pour le temps; mais tout ca, maintenant, 
c'est des soltises, bonnes pour renverser les tyrans couronnés. Au- 
jourd’hui Tallien nous dit : « Il ne suffit pas de planter des arbres 
de la liberté, i] faut, pour qu‘ils reprennent et qu’ils vivent, les 
arroser de sang! » C’est Julicn fils, encore, qui dit : « La liberté ne 
doit avoir que des matelas de cadavres. » Enfin, mon ami Tascherot, 
le fidéle gardien du vertueux Maximilien, n’écrivait-il pas : « Que le 
sang descendant des échafauds forme une nouvelle mer rouge sur 
laquelle nous autres Jacobins nous puissions mettre a la voile pour 
aller conquérir la liberté et la porter au loin dans un autre endroit !» 





THERMIDOR. 85 


— S‘ils commencaient dés aujourd'hui, dit & mi-voix mademoi- 
selle de Brion, a se transporter au loin, ces Jacobins ! 

— Oh! oh! trés-sage, peul-étre, murmura ]'Anglais, et comme si 
ces mots étaient pour lui une révélation inattendue il tomba en de 
profondes réflexions. 

— Vous voyez donc bien, ci-devants, qu'il faut du sang. Toutes les 
autorités sont d’accord 1a-dessus. Vous le reconnaissez. Et ot le 
prendra-t-on, ce sang? Chez les sans-culottes, les républicains, les 
démocrates? ce serait absurde de le croire, puisque c’est en leur fa- 
yeur que ce sang coule, et puisque c’est eux qui sont chargés de 
verser ce sang scélérat et expiatoire. Yous voyez donc bien que vous 
étes condamnés sans rémission, aristocrates, par les principes et 
par la justice. 

Un applaudissement universel, auquel Testard lui-méme se laissa 
entrainer, salua l’admirable logique de ce raisonnement contre le- 
quel, en effet, nulle des idées consacrées alors n’offrait le moindre 
élément de contradiction. 

Mais, du milieu de ce bruil louangeur, on entendit une voix claire 
qui chantait avec une dpre ironie le cinquiéme couplet de l"hymne 
républicain, si connu sous le nom de la Versaillaise : 

Peuples qui gémissez sous un joug tyrannique 
Venez voir le Frangais 4 sa féte civique, 
Comparez. vos terreurs 4 la sérénité 
Des enfants de la liberté. 
Comparez a vos fers nos guirlandes légéres 
Que porte en s’embrassant tout un peuple de fréres, 
Vous ne reconnaftrez, en détestant les rois, 
Que l'amour des vertus et l'empire des lois. 

C’était Paul Pourvoyeur qui s’était de nouveau mis 4 14 fenétre de 
la maison paternelle, et qui, avec sa physionomie railleuse, chantajt 
cet hymne présentant un si étrange contraste avec les faits et les 
principes qu’invoquait son pére. 

— Qui, s’écrie ceJui-ci d’une voix forte, mon fils m’a compris. Il 
vous dévoile l'avenir, l'avenir gui attend la démocratie et I’humanité 
quand le dernier des aristocrates aura été pendu avec les boyaux dés 
derniers des fanatiques. Alors il n’y aura plus de riches, tout le 
monde le sera. 

— Et, s’écria énergiquement Adéle de Brion, qu’est-ce qui lavera 
les chausses du citoyen Piqueprune? 

Pourvoyeur répondit quelques mots qu'un murmure intense em- 
pécha d’entendre, et tous les regards, distraits de l’orateur, se tour- 
nérent de nouveau vers le haut ‘de la rue des Princes. 

Caarces p Héricavtt. 


La suite prochainement. 








L’EUROPE 


ET 


LA REVOLUTION FRANCAISE 


LES ALLIANCES EN 4789 
ET LES ORIGINES DE LA PREMIERE COALITION! 


Les premiers travaux de l’Assemblée nationale, le serment du Jeu 
de paume, la prise de la Bastille, la nuit du 4 aout et la Déclaration 
des droits, ces mots de liberté et d’affranchissement, jetés 4 des 
oreilles déshabiluées de les entendre, avaient éveillé de vives sym- 
pathies, mélées & quelques craintes, dans toutes les nations de I’ u- 
rope. En Angleterre, le chef du parti vhig, le grand orateur Fox, 
affirmait que la révolution francaise était le plus grand événement 
ét le meilleur des temps modernes. En Allemagne, le vieux philo- 
sophe Kant pleurait de joie 4 la nouvelle du mouvement parisien; et 
4 Saint-Pétersbourg on s’embrassait dans les rues, en apprenant la 
nouvelle de la chute de la Bastille. La satisfaction publique n’étatt 
ni moins grande ni moins expressive 4 Bruxelles, 4 Liége et dans les 
ports de la Hollande. 

Pour les partisans des réformes, les lettrés, les philosophes, les 
éléves des universités, les membres des sociétés secréles alors re- 
pandues dans toute l'Europe, l’ceuvre des législateurs francais était 
le signe d'un renouvellement général et d’une ére nouvelle. 
L’utopie élait dans lair. Cependant, l’émotion des esprils fut en 
1789 bien moins générale et bien moins vive qu’on ne l’a dit. 


‘ Voir le Correspondant du 10 avril 1872. 


L’EUROPE ET LA REVOLUTION. 87 


Comme tout ce qui commence, on ne savait ce que deviendrait 
la révolution francaise; pour le plus grand nombre, elle n’était 
qu'un accident local dans le grand drame qui se poursuivait 
en Europe. Personne ne prévoyait qu’elle affecterait les pensées, 
les sentiments et les intéréts du monde entier, encore moins que, 
par ses abominables excés, elle compromettrait pour longtemps 
Jes idées de liberté et de progrés. Les gouvernements eux-mémes 
étaient sans craintes. Ils ne comprirent pas tout d’abord l’im- 
portance et la véritable portée du mouvement, et ne crurent pas 
que la commotion s’élendrait jusqu’a eux. Ils ne virent dans ce qui 
se passait 4 Versailles qu’une explosion de difficultés et de dis- 
cordes intestines, trés-facheuses pour le gouvernement francais, et 
qui le mettraient pour quelque temps, des années peul-étre, dans 
limpuissance de s’intéresser aux affaires du continent. Le gouver- 
nement britannique et son alliée, la Prusse, ne pouvaient pas dési- 
rer une occurrence plus favorable pour la poursuite de leurs desseins 
communs; une fois la France retirée de la lutte, personne ne pou- 
vait empécher ces deux puissances de faire la loi dans toute |’Eu- 
rope. C’est ce que voyaient fort bien les amis de la France, mais 
l’Autriche plus que tous les autres, parce qu'elle était alors engagée 
dans une guerre sur le Danube, et que la révolte des provinces 
belges paralysait encore une partie de ses forces. L’impératrice de 
Russie, Catherine II, avait des appréhensions analogues, et pour des 
motifs pareils. 

Il fauat bien le dire, l’attitude des réformateurs feaneais n’était pas 
faile pour détromper ces conjectures de |’Europe. Exclusivement 
occupés de théories abstrailes, et tout entiers 4 la poursuile de 
leurs chiméres, ils s’inquiétaient fort peu de politique et d’équilibre 
européen ; ils songeaient trop 4 faire le bonheur terrestre de tous 
les hommes, pour ne pas mépriser profondément le détail mesquin 
et terre 4 terre des rapports internationaux; n’avaient-ils pas 1’es- 
pérance que le signal donné par eux serait pramptement suivi, et 
qu'une ére de paix, de prospérité, de bonheur général serait la 
conséquence de leurs réformes? La Déclaration des droits était faite 
pour les habitants des deux mondes. L’humanité remplacait la patrie. 

Une dure expérience ne tarda pas 4 détromper les princes de 
l'Europe et les réformateurs francais. Les rois apprirent a leurs 
dépens que la Révolution était leur ennemie, et qu’elle prétendait 
passer la frontiére; les révolutionnaires reconnurent que les insti- 
tutions attaquées par eux avaient encore de profondes racines dans 
la population, parce qu’elles étaient l’ceuvre des siécles, et presque 
partout adaptées aux caracléres et aux mceurs des nations. Mais les 
yeux ne s ouvrirent que plus tard, et le mot de Cromwell fut encore 


88 L'EUROPE ET LA REVOLUTION. 


une fois vrai: « On ne va iamais si loin que quand on ne sait ot 
Yon va. » 

Toute année 1789, et la [plus grande partie de 1790, l’attention 
des cabinets européens se porta presque enliérement sur la guerre 
qui sévissait 3 l’orient, entre la Russie et |’Autriche, d'une part, la 
Tarquie et la Suéde, de l'autre. La vraisemblance élait méme que 
la lutte deviendrait générale, et que les diverses puissances s’y en- 
gageraient. C’était l’espérance de la Prusse; et, dans ce but, le pre- 
mier ministre Herzberg cherchait partout des ennemis 4 l’Autriche 
et 4 Ja Russie. La position de Joseph II était devenue critique. Fidéle 
4 son alliance avec la czarine, il avail fait un grand effort sur le 
Danube, et cherché a rétablir la paix publique en Hongrie, mais 
sans prendre aucune mesure pour couvrir ses frontiéres du nord 
contre une atlaque de la Prusse. Miné par les soucis et par la ma- 
ladie, il ne fit que languir pendant toute l'année 1789. La révolle 
des provinces belges acheva d’user le reste de ses jours. 


I. 


REVOLUTION BELGE ; ALLIANCE DE LA PRUSSE AVEC LA TURQUIE ET LA POLOGNE. 


Malgré l’apparente pacification de 1787, les Belges étaient restés 
inquiels. Le clergé, les commissions permanentes des Etats provin- 
ciaux, le Conseil de Brabant, l'Université de Louvain, les corpora- 
tions des trois grandes communes de Bruxelles, Anvers et Gand, 
étaient en lutte journaliére avec Je comte de Trautmansdorff, nou- 
veau gouverneur. Entretenue par les prétres et par la noblesse dans 
les campagnes, par la bourgeoisie dans les villes, la fermentation 
des esprits navail fait que s’accroftre. Des troubles avaient méme 
éclaté 4 Malines et & Louvain par suite de la fermeture des sémi- 
naires diocésains, et l'sme du mouvement, van der Noot, s’était 
sauvé en Angleterre pour échapper 4 la prison. Au mois d’oc- 
tobre 1788, l’irritation prit un caractére plus aigu. Les Etats de 
‘Hainaut refuscrent les subsides d’une maniére absolue; dans le 
Brabant, ils ne furent votés que par la noblesse et le clergé. 
A ces preuves de mauvais vouloir Joseph 1] répond par des mesures 
énergiques, mais arbitraires. Les Etats de Hainaut sont dissous, le 
conseiller pensionnaire de Mons est jeté en prison dans la citadelle 
d’Anvers, la charte fondamentale de la province est annulée, et |’Em- 
pereur déclare qu'il entend désormais gouverner cette province 
comme un pays conquis. Dans le Brabant, une ordonnance impe- 


L’EUROPE BT LA REVOLUTIO $9 


riale supprime la joyeuse entrée, la députation des Etats et tous les 
priviléges politiques de la province. Mesure bien imprudente a 1’é- 
gard d’un pays éminemment traditionnel, si voisin de la France, et 
lorsque la Prusse n’attendait qu’une occasion favorable pour se méler 
ala querelle et susciter de nouveaux embarras a |’Autriehe ‘. 

Cette occasion était venue. Van der Noot n‘était pas resté oisif 
dans son exil. A Londres, il est vrai, le premier ministre Pitt avait 
refusé de l‘entendre. Mais en Hollande il avait trouvé un accueil tout 
différent. Guillaume V était entré en pourparlers avec la cour de 
Berlin sur la conduite 4 tenir dans la prévision trés-probable d’une 
révolte des provinces belges. Herzberg et son roi élaient gagnés d'a- 
vance aux propositions du stathouder. Ils virent la possibilité de 
porter un coup sensible a |’Autriche, et demandérent au gouverne- 
ment britannique de préter appui aux efforts communs de la Prusse 
et de la Hollande pour empécher les provinces belges de se livrer 
a la France, dans le cas probable ot elles s'affranchiraient de la 
domination autrichienne. Pitt n’avait aucun sentiment hostile contre 
l'Empereur, mais l’idée d’une annexion de la Belgique a la France 
lui était antipathique, comme a toute l’Angleterre, et il promit son 
concours. 

Sur ces entrefaites, l’émolion produite en France par la chute de 
la Bastille et la nuit du 4 aout avait gagné la Belgique. Dans toutes 
les villes et dans une partie de la noblesse, les idées de liberté, d’af- 
franchissement et de progrés trouvérent de nombreux adeptes, en- 
thousiastes et résolus. C’est ce qui détermina la formation d’un 
second parti national, aussi hostile 4 )’Empereur que le parti reli- 
gieux, mais avec des tendances différentes. Ce parti eul pour chef 
Yonck, un avocat au conseil souverain de Brabant, comme l'était 
van der Noot. Tandis que les chefs du parti catholique, réfugiés a 
Breda, sur le territoire hollandais, investissaient van der Noot de 
pleins pouvoirs pour traiter avec les puissances, Vonck, a l'aide des 
membres de la société secréte Pro aris et focis, préparait tout pour 
un soulévement immédiat, sans tenir compte de la diplomatie. 

Ces deux partis, les statistes ou catholiques, et les vonckistes ou 
patriotes, comme on Jes appelait, n’étaient unis que par un senli- 
ment commun de haine contre l’Autriche; sur tout le reste ils 
eaient divisés. Les statistes défendaient les anciennes libertés 
belges, et par-dessus tout les franchises de l’Eglise catholique, 
compromises ou niées par les réformes de Joseph II. Les vonckistes 


‘ Voir pour l’insurrection belge le livre de M. de Bourgoing : Histoire diploma- 
tique de [Europe pendant la révolution francaise, excellent ouvrage auquel nous 
avons beaucoup emprunté. 


90 L’EUROPE ET LA REVOLUTION. 


étaient en pleine sympathie avec les chefs de la révolution francaise, 
la Fayette, Duport, les Lameth, Mirabeau. Ils vyoulaient 4 la fois 
affranchir leur pays des inslitutions du passé et de la domination 
autrichienne. 

Vonck avait cherché a s’entendre avec les réfugiés de Breda, pour 
préparer un soulévement général. Mais les statistes étaient d’avis 
d’attendre la décision du gouvernement prussien, avant d’engager 
la lutte avec les troupes impériales, et ils repoussérent les ouver- 
tures qui leur étaient faites. Cependant, Vonck persisia dans ses 
premicres intentions. D’accord avec le gouvernement révolutionnaire 
de Liége (celte ville libre venait de chasser son évéque), il envoya 
dans la pelite ville de Hasselt, sur le territoire liégeois, un comité 
de patriotes, avec la mission d’y organiser les volontaires qui de- 
vaient envahir la Belgique. Ces rassemblements furent poursuivis 
par les troupes autrichiennes, et cherchérent un refuge sur le ter- 
ritoire hollandais, ot le comité de Breda ne put s’empécher de leur 
distribuer des secours. Un vieux soldat flamand, van der Meersch, 
ancien oflicier au service de la France, puis de |'Autriche, se mit a 
leur téle, et, peu de jours aprés, Vonck les ayant rejoints, les insur- 
gés entrérent en Belgique, divisés en deux colonnes, 28 octobre 
4789. Le méme jour, un manifeste, signé par van der Noot, décla- 
rait, au nom du peuple brabangon, Joseph II déchu de ses droits de 
souveraineté sur le duché, et tous ceux qui lui avaient prété ser- 
ment dégagés de leur parole. 

Les deux corps d'insurgés, encore mal équipés et peu aguerris, 
furent obligés, aprés quelques escarmouches, de repasser la fron- 
tiére. Mais le comilé de Breda ayant appris que la ville de Gand était 
dégarnie de troupes, fit repartir les volontaires et les dirigea sur 
cette grande ville. Dés qu’ils apparurent sous les murs de la cilé, les 
bourgeois et les corps d’ouvriers, comme au temps des ligues fla- 
mandes, se soulevérent pour la défense de leurs priviléges et chas- 
sérent la garnison autrichienne. La Flandre tout entiére se mit en 
révolte. D’autres insurgés se dirigérent sur le Hainaut. En vain Traut- 
mansdorff publia coup sur coup des édits qui supprimaient le sémi- 
naire général, rétablissaient les Etats, le Conseil de Brabant, la 
joyeuse entrée, et promettaient une amnistie & tous ceux qui se sou- 
mettraient dans le délai d’un mois, les principaux chefs étant seuls 
exceptés, le mouvement suivit son cours. Les troupes autrichiennes 
étaient en petit nombre; elles eurent peur d’étre bloquées au milieu 
d’un pays ennemi, sans retraite possible. Bruxelles s'insurgea, et les 
autorités autrichiennes se retirérent en grand désordre sur la place 
forte de Luxembourg (11 décembre 1789). Peu de temps aprés, 
18 décembre, le comité de Breda, van der Noot en téte, entrait en 


VEUROPE ET LA RBYOLUTION. 91 


triomphe dans la capitale du Brabant. Sans perdre de temps, les 
Etats de toutes les provinces (a |’exception du Luxembourg, encore 
occupé par les Autrichiens) proclament la déchéance de Joseph II et 
prennent possession de la souveraineté, malgré la protestation de 
quelques démocrates. Sur la convocation des Etats de Brabant 
(7 janvier 1790), une assemblée des Etats-Généraux belges, compo- 
sée des députés de tous les Etats provinciaux, se réunit, et quatre 
jours aprés sa premiére séance, elle promulguait un acte d’union 
féedérale. La puissance souveraine était allribuée au congrés des 
Elats belges, mais restreinte aux services d'intérét général, la 
guerre, l’armée, les alliances, la représentation diplomatique. 
Chaque province conservait le gouvernement de ses affaires in- 
térieures, ses magistratures et ses fonctionnaires locaux. Van der 
Noot devint ministre de la république, et son alter ego, l’abbé van 
Espen, secrétaire d ‘Etat. 

La Prusse aurait voulu déterminer |’Angleterre. et la Hollande 4 
reconnaitre immédiatement |’indépendance des provinces belges el 
a intervenir d’une maniére efficace en leur faveur. Déja méme elle 
avait envoyé des officiers 4 Bruxelles pour instruire les volontaires. 
Mais Pitt ne tenait pas 4 s’engager dans une pareille aventure. La 
crainte d’une intervention francaise le rendait circonspect. Sur la 
proposition de la Hollande, il fut admis entre les trois puissances al- 
liges qu’aucune d’elles n’inlerviendrait dans les affaires de la Belgi- 
que, @ moins d'une demande de |'Empereur, et en cas d'urgence. 
Au fond, la triple alliance se souciait fort peu des Belges. Le sta- 
thouder de Hollande espérait s’agrandir & leurs dépens. La Prusse 
cherchait, avant tout, |’affaiblissement de l’Autriche, et l’Angleterre 
tenait a empécher toute annexion du pays 4 la France. 

Cette crainte n’était pas sans un certain fondement. La Fayette était 
a cetle époque homme le plus puissant de France. Depuis la guerre 
d’Amérique, il détestait l'Angleterre et le prince d’Orange. Son am- 
bition était d’entrer un jour 4 Amsterdam en vainqueur, « aprés 
avoir plongé dans un marais le stathouder. » Il avait des intelligen- 
ces en Belgique avec les chefs du parti démocrate ou palriote, Vonck, 
le conte de la Mark et les autres. Sans doute il lui était dcsagréable 
de voir le clergé, la noblesse et les corporations ouvricres diriger la 
révolution belge; mais, aprés tout, c était l’émancipation d’un peu- 
ple, et 4 ce titre, le héros de la liberté américaine ne pouvait pas ne 
point l’aimer‘. Le gouvernement francais, il est vrai, était trop ami 
de I'Autriche et trop fidéle 4 ses engagements pour susciter des em- 
barras 4 ]’Empereur.M. de Montmorin, sondé par van der Noot sur les 


‘ Voir sur cette question les Mémoires de la Fayette. 


92 L'EUROPE ET LA REVOLUTION. 


dispositions de la France, ne lui fit qu’une réponse évasive et refusa 
d’entrer en rapports officiels avec le congrés belge. En méme temps, 
il donnait le conseil 4 Joseph II de faire les plus larges concessions. Ce 
dernier ne demandait pas mieux. Affaibli par la maladie, et se sen- 
tant mourir, il aurait désiré mettre fin aux troubles de la Belgique 
le plus vite possible. C’est pourquoi, sur son ordre, le duc et la du- 
chesse de Saxe-Teschen, de leur retraite de Bonn, adressérent aux 
Etats provinciaux une lettre dans laquelle ils promettaient de réta- 
blir sans aucune réserve l’ancien pacte fondamental. Le pape lui- 
méme, 4 la demande de Joseph II, s'’adressait a l’archevéque de Ma- 
lines, le cardinal de Frankenberg, pour lui demander de s’interpo- 
ser auprés des Belges en faveur de leur souverain. Mais les Etats 
persistérent, et l’archevéque ne voulut pas s’engager a faire ce qu’on 
lui demandait. Ce fut le dernier coup porté 4 Joseph II. Le 20 février 
4790, il expirait, aprés avoir envoyé, de son lit de mort, un dernier 
adieu et des félicitations 4 ses troupes victorieuses des Turcs. Quel- 
ques jours avant sa mort, dans une conversation avec le prince de 
Ligne, 1] avait dit : « Votre pays m’a tué. Gand pris a été mon agonie, 
et Bruxelles abandonné, ma mort. Quelle avanie pour moi! J’en 
meurs. Il faudrait étre de bois pour que cela ne fat pas. » Une de ses 
derniéres paroles peint encore mieux le profond découragement 
dans lequel il était tombé: « Je voudrais, dit-il, qu’on inscrivit sur 
ma tombe : « Ci-git un souverain dont les intentions étaient pures, 
« mais quia eu le malheur de voir échouer tous ses projets. » 

L’histoire est restée sévére pour le fils de Marie-Thérése. Les in- 
tentions pures ne suffisent pas 4 faire les bons souverains; il faut 
encore leur adjoindre la justice des desseins, l’esprit pratique qui 
tient compte des circonstances, la modération et la mesure en 
tout. Joseph II avait mené l’Autriche au bord de l’abime et fait a 
I'Eglise catholique une blessure qui saigne encore. 

Au moment ot l’empereur d’Allemagne succombait 4 la peine, le 
gouvernement prussien achevait de nouer les intrigues qui devaient 
lui donner une grande partie de l'Europe pour complice dans sa lutte 
contre la Russie et la maison d’Autriche. Le 30 janvier 1790, M. de 
Dietz, son plénipotentiaire 4 Constantinople, signait un traité d’al- 
liance avec la Turquie. Dans cet acle, rédigé en termes ambigus, la 
Prusse s’engageait « 4 déclarer prochainement Ja guerre 4 la Russie 
et 4 l’Autriche, et & ne cesser les hostilités que d’accord avec la 
Porte, et aprés lui avoir fait obtenir une paix qui non-seutement la 
mit en sdreté du cété de la mer, mais encore préservat Constantino- 
ple de la crainte d'une invasion maritime. » De son cété, la Turquie 
prometlait de « ne faire la paix qu’autant que la Prusse, la Suéde et 
la Pologne y seraient comprises, de s'efforcer d'obtenir la restitution 


L’BUROPE ET LA REVOLUTION. 93 


dela Gallicie par l’Autriche, enfin de ne traiter avec la Russie que 
sous la médiation de l’Angleterre et des Provinces-Unies!. » 

Comme on peut croire, la Prusse s'intéressait aussi pen 4l’empire 
ottoman qu’a la Belgique. Au fond, Herzberg était d’avis de laisser a 
la Russie et 4 l’Autriche une partie de leurs conquétes sur le Danube 
eten Bessarabie, mais a la condition d’un équivalent pour la Prusse. 
Dans ses plans, la Russie restituerait a la Suéde ses districts de la 
Finlande, et |’Autriche, la Gallicie 4 Ja Pologne. En échange, la Po- 
logne céderait 4 la Prusse les villes de Danzig et de Thorn, et la 
Suéde ce qui lui restait de la Poméranie. Quant aux Tures, ils n’au- 
ratent qu’a remercier la Prusse de les avoir préservés d’un démem- 
brement imminent. C’est pourquoi Herzberg avait fixé un délai de 
cing mois pour la ratification du traité, et il espérait bien employer 
ce temps 4 d’uliles négociations. 

A la fin de mars, le gouvernement prussien signait avec la diéte 
de Varsovie une convention analogue. Dés le printemps de 1789, 
lenvoyé polonais 4 Berlin, le prince Joseph Czartoriski, avait de- 
mandé non-seulement au roi Frédéric-Guillaume de renouveler la 
garantie d’intégrité territoriale donnée par Frédéric II a la républi- 
que lors du premier parlage, mais encore de s’entendre avec |’An- 
gleterre et la Hollande pour obtenir d’elles la méme garantie. Le roi 
fit bon accueil 4 ces propositions. Il promit de s’entendre avec ses 
alliés, et, afin de cimenter une alliance active entre la Prusse et la 
Pologne, il envoya auprés de la diéte un de ses meilleures diploma- 
tes, Italien Lucchesini. Le traité fut signé le 29 mars. Les deux 
puissances promettaient de faire tout leur possible pour se garantir 
et se conserver leurs possessiuns. La Prusse s’engageait, en cas d'at- 
taque de l’Autriche ou de la Russie, 4 fournir 14,000 fantassins, et 
la Pologne 8,000 cavaliers avec 4,000 hommes d’infanterie. Au be- 
soin, le contingent serait serait porté 4 3(!,000 hommes pour la Prusse 
et & 20,000 pour la Pologne. I! était en outre convenu que, si quel- 
que puissance que ce soit voulait « 4 titre d’actes et stipulations pré- 
cédentes quelconques, ou de leur interprétation, se méler des affaires 
intimes de la république de Pologne, le roi de Prusse, si ses bons 
offices pour prévenir les hostililés par rapport 4 une telle prétention 
n’avaient pas leur effet, reconnaitrail ce cas comme celui de l'alliance 
et assisterait alors la république aux termcs du traité. » Dans le cours 
des négociations, Lucchesini avait offert 4 la diéte un remaniement 
des tarifs commerciaux favorable 4 la Pologne, en échange de Danzig 
et de Thorn. Mais la diéte refusa de consentir & un nouvel amoin- 


1 Histoire deplomatique de [ Europe, t. 1. 








94 L'EUROPE ET LA REVOLUTION. 


drissement du territoire national, et pour le moment la Prusse n’in- 
sista pas. 

Herzberg touchait au but de sa politique. Il était parvenu 4 isoler 
l’Autriche, aprés avoir fomenté la révolte de ses provinces, et il se 
disposait 4 lui porter un coup décisif par une intervention directe 
de la Prusse dans la guerre, quand l’avénement de Léopold et les 
intrigues vicloricuses du parti féodal et religieux & Berlin renver- 
sérent tous ses projets et le firent disparaitre de la scéne publique. 


II 


CONGRES DE REICHENBACH. 
RAPPROCHEMENT DE L AUTRICHE ET DE LA PRUSSE. 


Le successeur de Joseph II dans les domaines héréditaires de la 
maison d’Autriche était son frére l'archiduc Léopold. Grand-duc de 
Toscane depuis vingt-cing ans, il s’était fait une réputation européenne 
par la sagesse de ses lois, et il passait pour le modéle des souverains. 
Transporté de Florence 4 Vienne, il trouvait l’Autriche dans une 
situation critique et sur le penchant de sa ruine: une guerre labo- 
rieuse avec les Turcs, la révolte des Pays-Bas et de Ja Hongrie, latti- 
tude provocante de la Prusse, des embarras de toute sorte et 
sur tous les points. Mais son nom était déja une force. Il se mit & 
l’ceuvre avec sagesse, avec calme, avec autant de modéralion que de 
vigueur, sans folle précipitation et sans faiblesse. A l’intérieur, il 
rompit avec les vues irréalisables de son frére et désarma les mécon- 
tents par d’habiles concessions faites 4 propos ; a ’extérieur, il était 
trop de sa race pour reculer devant Jes périls, mais, au licu d’imiter 
Joseph II, qui brusquait tout, il fit la part des circonstances et mit 
a protit les divisions de ses adversaires ; nullement guerrier, il n’as- 
pirait pas aux conquétes et ne désirait que la paix. Hl Pobtint hono- 
rable. 

Comme le neud de Ia situation était 4 Berlin, un rapprochement de 
l’Autriche et de la Prusse mettait fin 4 Ja crise. Sans doule, Herzberg, 
en vrai disciple de Frédéric Il, était un ennemi haineux de l’Autriche. 
Il n’y avait avec lui.aucune concesston, aucune garantie sérieuse & 
espérer. Mais Frédéric-Guillaume II était animé de sentiments moins 
hostiles; prince indécis et faible, il n’était pas incapable d’un bon 
mouvement et cédait volontiers aux impressions du moment. Si l’on 
parvenait 4 le séparer de son premier ministre, bien des causes de 


LEUROPE ET LA REVOLUTION. 95 


conflit seraient écartées et la crise se dissiperait d’elle-méme. C’est 
pourquoi te chef de la maison d’Autriche entreprit d’entrer en rela- 
tions directes avec Frédéric-Guillaume, pendant que Kaunitz et Herz- 
berg poursuivraient au grand jour leurs négociations, sur le vieux 
mode diplomatique. Au méme moment, par un de ces hasards heu- 
reux qui ont tant de fois servi l’Autriche, le parti qui, depuis l’avé- 
nement du nouveau roi, minait le terrain sous les pieds de Herzberg, 
redoublait d’efforts 4 Berlin et finissait par triompher. 

Rien de curieux et de triste en méme temps comme l'histoire de 
ces intrigues. On sail que la secte des illuminés avail pris un grand 
développement dans toute l’Allemagne et que sa prétention était de 
renverser les institutions sociales, religieuses et politiques, pour 
restituer & l"homme sa perfection originelle. En opposition avec ces 
anarchistes s’éleva la secte des théosophes ou visionnaires. Leurs 
doctrines, pareilles 4 celles d’un grand nombre de mystiques, per- 
mettaient d’allier 4 un vague sentiment religieux des mceurs disso- 
lues, et convenaient 4 des dmes faibles. Frédéric-Guillaume les avait 
adopiées. Ce prince, resté jusqu’a la mort du grand Frédéric en de- 
hors des affaires, avait cherché & se distraire dans les excitations et 
les plaisirs de tout genre qui soffraient a lui, puis i] avait gémi du 
vide et de la monotonie de son existence, et avait demandé aux réve- 
ries des philosophes un stimulant pour son esprit. Depuis qu’il était 
rol, son grand délassement était de faire évoquer Jes morts en sa 
présence, dans les soupers intimes de Potsdam, et de converser avec 
les grands hommes de |’humanité’. 

C’est ainsi que, dés le commencement du régne, les visionnaires 
avaient pris une grande part au gouvernement intérieur dela mo- 
narchie, et que le colonel Bischoffsverder, un des principaux chefs 
de la secte, était devenu le compagnon et le familier indispensable 
du prince. Bischoffverder, mystique et visionnaire, se rattachait en 
politique au parti féodal. Déja il avait obtenu que le roi romprait avec 
Vinditférence cynique de Frédéric II a l’égard des croyances et des 
opinions religieuses. La presse élait soumise a une censure sévére, 
et insulfer ou nier Dieu n’était plus tenu pour une marque d’esprit. 
Mais Frédéric-Guillaume tenail encore pour la politique de son mi- 
nistre. Les progrés de la révolution frangaise achevérent le travail 
des théosophes. Herzberg, qui, en fait de croyances, était de la reli- 
gion de son ancien maitre, voyait avec plaisir le développement de 
Yanarchie en France, d’autant plus qu’elle le mettlait a l’aise dans 
ses combinaisons arbitraires et machiavéliques. Mais Frédéric-Guil- 
laume était roi, et il ne pouvait apprendre sans colére ni appréhen- 


‘ Histoire diplomatique de (Europe, t. 1. 





96 L'EUROPE ET LA REVOLUTION. 


sion les outrages prodigués a Louis XVI. ll se demanda si son devoir 
n’élait pas, au lieu de pousser !’Autriche 4 bout, d’amener un rap- 
prochement entre les deux puissances et de réprimer la démagogie 
parisienne. 

A partir de ce moment (on était dans les premiers mois dé 1790), 
Ja grande situation de Herzberg fut perdue. Bischoffsverder triom- 
phait, et le parti féodal avec lui. Léopold était instruit de tout. Un 
diplomate autrichien qui avail une grande part dans la confiance du 
prince de Kaunitz, le baron Spielmann, s'aboucha avec Bischoffsver- 
der, et il fut convenu que le roi de Prusse entrerait. en relations 
secrétes avec Léopold. 

Les souverains échangérent donc leurs vues et discutérent si 
l’Autriche rendrait ce qu’elle avait conquis sur les Turcs, ou SI 
elle accepterait le plan d’échange de Herzberg. Le chef de la mai- 
son d’Autriche proposa de rétablir la paix avec la Turquie, en pre- 
nant pour base la paix de Passarovilz de 1718, et par conséquent 
la Porte rendrail a l’Autriche tout ce que celle-ci lui avait aban- 
donné par le traité de Belgrade en 1739, la partie occidentale de 
la Valachie jusqu’a l’Aluta, Belgrade et quelques parties de la Bos- 
nic et de la Servie. Frédéric-Guillaume II, qui n’avait pas encore 
ralifié le traité conclu avec la Turquie, répondit par une contre- 
proposition. Il demandait ou le rétablissement du statu quo ante 
bellum, ou Je retour aux limites de Passarovitz, a la condition, 
pour Léopold, de changer son alliance offensive avec la Russie en 
alliance défensive, et de restituer la plus grande partie de la Gal- 
licie 4 1a Pologne, en dédommagement de Danzig et de Thorn, qui 
deviendraient prussiens. Dans ce dernier cas, le roi de Prusse s en- 
gageait & me pas reconnaitre l'indépendance des provinces bel- 
ges, et A donner sa voix au roi de Hongrie, lors de |’élection & 
Vempire. 

Léopold aurait occepté le statu quo ante bellum, mais son orgueil 
de prince autrichien se refusait 4 l'agrandissement de la Prusse, et 
la correspondance entre les deux princes fut interrompue pendant 
quelque temps. 

L’affaire de Nootka, entre la Grande-Bretagne et l’Espagne', était 
alors discutée au Parlement britannique et 4 l’Assemblée nalio- 
nale de France, et l’on ne savait pas encore si la guerre n’éclaterait 
point entre les puissances maritimes. La seule possibilité de celle 
guerre rendit du nerf a la politique autrichienne. Léopold, 9U! 


1 La possession de la baie de Nootka, sur la céte occidentale de I’ Amérique du 
Nord, avait soulevé un conflit entre Espagne et l’Angleterre ; par suite du pacte de 
farnille, la France était tenue de porter appui a ]'Espagne en cas de guerre. 


L'EUROPE ET LA REVOLUTION. 97 


navait pas hésité un instant 4 répudier toute idée de conquéte en 
Turquie plutdt que d’accorder un pouce de terrain & la Prusse, 
déclara, dés les premiers jours de mai, 4 lambassadeur anglais 
quil voulait la paix sur le méme pied qu’autrefois, et qu'il ne 
demandait aux Turcs que la ville d’Orsowa pour la régularisation 
de ses frontiéres; qu’alors il rendrait 4 la Belgique son ancienne 
constitution, et qu'il pensait, en agissant ainsi, satisfaire a tous 
les droits légitimes; mais que, si on le forgait 4 faire la guerre, il 
abandonnerait 4 la France une partie de la Belgique, comme prix de 
son allhance. 

L’Angleterre fut décidée sur-le-champ. Il était contraire 4 ses 
intéréts commerciaux d’abandonner Danzig a la Prusse, et la crainte 
de voir la France s’étendre en Belgique ne lui permettait pas la 
moindre hésitation. La Hollande suivit son exemple et se déclara, 
comme elle, préte & accéder aux propositions de 1’Autriche. Cepen- 
dant le roi de Prusse, une fois convaincu que |’Assemblée natio- 
nale de France ne ferait pas la guerre ayec |’Angleterre, revint en 
apparence au plan de Herzberg et fit une démonstration militaire 
contre l’Autriche et la Russie. Il disposa une armée sur les fron- 
tiéres de la Lithuanie pour tendre la main aux troupes polonaises; 
une autre prit ses campements dans la Silésie, préte & envahir 
Autriche, et le roi se rendit lui-méme en grand appareil au quar- 
tier général de cette derni¢re armée. Toutefois, il avait repris sa 
correspondance avec Léopold et, avant de livrer le réglement de 
leur différend au hasard de la guerre, il convint avec lui de réunir 
un congrés a Reichenbach, petite ville de la Silésie prussienne. 

Léopold, qui était sir des puissances maritimes, avait eu I’air 
de ne céder qu’d regret 4 la demande d’un congrés; mais cette 
demande comblait, au fond, ses voeux les plus chers. A la fin de 
juin, deux diplomates autrichiens, le prince de Reuss et le baron de 
Spielmann, arrivérent au camp prussien el ouvrirent 4 Reichenbach 
des négociations publiques avec Herzberg. 

Ce dernier, qui ne connaissait pas la véritable situation de l’Au- 
triche, ni méme les: intentions secrétes de son souverain, exposa 
son plan d’échange'. L’Autriche rendrait a la Pologne, non plus la 
Gallicie tout entiére, mais les.importantes salines de Wieliezka; 
en retour, elle recouvrerait quelques districts de la Valachie et de 
la Croatie ottomane; la Prusse acquerrait Danzig et Thorn. Enfin, 


' Histoire de l'Europe pendant la révolution frangaise, 3° édit. allemande. On 
ne peut lire cet ouvyrage de M. de Sybel avec trop de soin, il est rempli, pour nous 
Francais, de revélations bien inattendues et qu’on chercherait en vain dans nos 
histoires de la révolution. 

10 Ocrosre 1872. 7 


98 L’EUROPE ET LA REVOLUTION. 


le roi de Hongrie assurerait aux Belges, s’ils consentaient a ren- 
trer sous sa domination, leur ancienne constitution avec une am- 
nistie générale. Les négaciateurs autrichiens remireal, au nom du 
prince archi-chancelier, une note et un contre-projet identique 
quant aux. principes, et qui ne différait du programme prussien 
que sur quelques points secondaires. Ils exigeaient les limites de 
Passarovilz et, de plus, certains districts de la Croatie ou la place 
forte de Choczim avec son territoire. Herzberg se croyail sir du 
succes. Mais le méme jour, 45 juillet, les ambassadeurs d’Angle- 
terre et de Hollande, 4 peine arrivés au congrés, s’opposérent de la 
maniére la plus formelle 4 la conclusion du traité sur des bases pa- 
reilles. Leur alliance, dirent-ils, ne reposait que sur le maintien com- 
plet des anciennes divisions territoriales avant la guerre, et il leur 
serait impossible de s’associer 4 une politique qui aurait un autre 
programme en yue. En ce moment, arrivait aussi de Varsovie le 
marquis de Lucchesini. Il annonga qu'une vive opposition se mani- 
festait en Pologne contre la cession de Danzig et de Thorn, et que 
la Diéte, 4 l’instigation du parti russe, venait de décider que toute 
cession de territoire était un crime de haute trahison. Cette nouvelle, 
confirmée par le plénipotentiaire polonais Jablonowski, fit la plus 
vive impression sur le roi Frédéric-Guillaume. Sa premiére ardeur 
était déja passée. Il n’avait pas la froide et tenace persévérance des 
princes de sa race. Son imagination mobile et maladive passait 
volontiers d'un réye & un autre. En voyant les obstacles. s’accu- 
muler devant lui, il crut que Herzberg l’avait engagé dans une 
mauvaise politique, et il adopta les vues anglaises. La gloire de 
’ dicter, comme arbitre de Orient, la paix & trois empereurs, lui 
paraissait encore plus grande et plus belle si la Prusse ne recevait 
aucun accroissement immédiat de territoire. Herzberg recut |’or- 
dre de repousser les plans d’échange de Kaunitz et d’insister pour 
le maintien du statu quo ante bellum. Ce fut un coup de thédatre. 
Les ambassadeurs autrichiens affectérent une grande irritation et 
une vive inquiétude. Le roi parut croire qu’ils refuseraient, et il 
exprima & Herzberg Ja pensée qu'il fallait se préparer 4 com- 
battre pour la bonne cause. Mais Herzberg savait 4 quoi s’en 
tenir, et il secoua tristement la téte. Huit jours aprés, Léopold fai- 
sait parvenir son adhésion empressée et Herzberg apposait bien & 
regret sa signature aux actes qui consommaient la ruine de son sys- 
téme politique (27 juillet 1790). 

C’était la négociation directe entre les deux souverains qui avait 
tout fait. Comme les deux puissances n’étaient pas en guerre, il 
n’y avait pas lieu 4 un traité proprement dit, mais 4 un simple 
échange de déclarations. Par la sienne, l’Autriche consentait a la 


L’RUROPE ET LA REVOLUTION. 99 


paix avec la Turquie, en prenant pour hase le statu quu et en se 
réservant .d’obtenir quelques rectificatians de frontiéres;: dans le 
cas oll la czarme resterait en guerre avec la Porte, le gouverne- 
ment de Vienne pratiquerait la neutralité et garderait en dépdt la 
place de Choczim pour la restituer, 4 la paix, aux Tures. La contre- 
déclaration de la Pruese, en prenant acte des engagements de 
lAutriche, réservait, pour la Turquie, le droit de ne modifier le 
statu quo‘ante bellum que de son plein gré; dans le cas ot le Grand 
Seigneur accorderait quelques avantages a |’Autriche, un équiva- 
lent serait donné a la Prusse. C'est tout ce que Herzberg avait pu 
obtenir. Un congrés se rassemblerait 4 Sistova pour travailler sous 
la médiation des alliés.&4 la conclusion d'une paix définitive entre 
les Autrichiens et les Turcs. Un autre congrés des puissances régle- 
Fait, 4 la Haye, les conditions de la rentrée des Autrichiens dans les 
provinces belges. L’Angleterre et la Hollande signérent un acte de 
garantie des déclarations échangées. 

Telles furent les conventions de Reichenbach. Le roi Frédéric- 
Guillaume pouvait s’attribuer la gloire d’avoir imposé 4 |’Autriche 
ses volontés. Mais, comme l’ambassadeur américain 4 Paris, Morris, 
écrivait 4 cette occasion 4 son gouvernement : « Bien que ce soit la 
Prusse qui ait dicté le traitéde Reichenbach, elle a été complétement 
mystifide. » Ce fut l’opinion générale en Europe. L Autriche échap- 
pait & ume menace de guerre, sansrien perdre et sans accroissement 
de sa rivale. La Prusse, au contraire, avait abandonné la Turquie, et 
elle s'entendait accuser de trahison par la Hongrie, la Belgique et 
Liége. Le roi de Suéde, Gustave III se hata de signer la paix avec 
Catherine II, et les Polonais n’eurent plus que du mépris pour la per- 
fidie prussienne. 


Hil 


CONGRES DE SISTOVA. NEGOCIATIONS SECRETES ENTRE L’EMPEREUR ET LE ROI 
DE PRUSSE. 


Léopold avait employé les derniers mois de 1790 a la consolida- 
tion de l’Autriche. Elu empereur d’Allemagne a Francfort, le 30 sep- 
tembre, ils’était fait couronner roi de Hongrie en novembre pendant 
que son général, le vieux Bender, entrait sans coup férir dans 
Bruxelles et mettait fin a l'insurrection belge*. I] ne lui restait qu’é 
signer la paix avec les Turcs. 


4 Voir dans M. de Bourgoing la fin de l’insurrection belge. Le mouvement na- 
tional échoua par suite de la division qui s’était glissée entre les statistes et leg 


40 L'EUROPE ET LA REVOLUTION. 


La petite ville bulgare de Sistova sur le Danube, était le lieu dé- 
signé pour les négociations. L’ouverture du congrés'se fit Je 2 jan- 
vier 1791. Comme les puissances avaient admis 4 Reichenbach. que 
la paix entre l’Autriche et laTurquie seferait sur les bases du statu 
quo ante bellum, personne ne s'attendait 4 de bien longues discus- 
sions, et le congrés n’était guére qu’une affaire de forme. Ce fut tout 
le contraire qui arriva. L’alliance de |’Autriche avec la Russie durait 
encore, et Catherine II ne voulait pas entendre parler de paix sans 
conquéte. Elle avait repoussé avec hauteur les ouvertures des puis- 
sances du Nord et déclaré que si Léopold retirait ses troupes de la 
Valachie pour la restituer aux Turcs, elle prendrait elle-méme pos- 
session de cette province, en vertu de son trailé avec Joseph II, et 
comme une conquéte faite en commun par les armées autrichiennes 
el russes. C’était son droit et Léopold n’entendait pas le contester. 
Il était bien résolu 4 ne pas recommencer la guerre, il tenait en- 
core moins a rompre avec la Russie et a réveiller le mécontentement 
des Hongrois par une paix précipitée avec les Turcs'. Il éleva donc 
des prétentions inattendues. Dés la seconde séance du congrés, son 
plénipotentiaire, le baron Herbert Rathkeal, prétendit .que le state 
quo ne concernait pas seulement la frontiére des deux pays, mais 
encore toutes les questions relatives au droit des gens. En consé- 
quence, il exigeait, non sans hauteur, le renouvellement des anciens 
traités entre l’Autriche et la Turquie, notamment du traité de 1783 
qui garantissait de toute insulte des corsaires barbaresques Jes na- 
vires de commerce impériaux, ainsi que du sened (édit du 24 fé- 
vrier 4784) par lequel le sultan avait permis aux Autrichiens de faire 
le commerce et de naviguer par mer et sur les riviéres dans toutes les 
provinces et sur tous les rivages de l’empire ottoman. Les trois puis- 
sances consentirent 4 ces demandes de!’ Autriche. Herbert soutint alors 
qu'une mention formelle du congrés de Reichenbach et de la média- 
tion des trois puissances était inutile, et qu’en tout cas, son gouver- 
nement la repousserait dans le nouveau traité avec les Turcs, par un 
sentiment d’honneur facile 4 comprendre. 

Cette fois il n’était plus possible de s’entendre. Les envoyés des 
trois puissances déclarérent qu’avant d’admettre ces prétentions, ils 


vonckistes. La perfidie de Ja Prusse acheva de perdre les Belges. Sont-ils bien 
gucris de leur viei] engouement pour la bonne foi prussienne? 

‘ Les Hongrois étaient fort hostiles aux conventions de Reichenbach, et ils se 
montraient pleins d’ardeur dans la guerre contre Jes Turcs. Pour calmer leurs 
“ysceptibilités, Léopold adjoignit au baron Herbert le prince Esterhazy dans les 
négociations de Sistova. 

- Voyez M. Sayous, Histoire des Hongrois de 1790 4 1815. Paris, Germer~Baillicre, 


1872. 


L'RUROPE ET LA REVOLUTION. 401 


avaient besoin de consulter leurs gouvernements respectifs (10 jan-. 
vier). Les travaux du congrés furent suspendus pendant quelques 
mois. 

Ce fut 4 cetté époque queHerzberg, inquiet du progrés croissant de 
ses ennemis 4 Berlin, chercha par une intervention armée en France 
4 flatter les nouveaux sentiments de‘ son mattre, dans l’espérance de 
leramener sur d'autres points a la vieslle politique de la Prusse. Il lui 
proposa d’offrir 4 Louis XVI un corps de quatre-vingt mille hommes 
pour renverser l’Assemblée nationale et rétablir l’ordre en France. 
Comme. prix de ce service, Frédéric-Guillaume ne demanderait au ror 
de France que de rompre avec!’ Autriche et de signer avec la Prusse un 
traité dalliance. Etroitement unies, les deux puissances seraient les 
arbitres du continent. L’ambassadeur de Prusse & Paris, M. de Goltz, 
fit dans ce sens une proposition formelle au gouvernement francais 
dans lesderniers jours de janvier. Par matheur pour Herzberg, ni le 
roi ni ses ministres, ni surtout Marie-Antoinette, n’étaient pas d’hu- 
meur 4’se brouiller avec l’empereur. M. de Montmorin déclina les 
offres de la Prusse. Mais cet échec ni’affaiblit pas chez Frédéric-Guil- 
laumelintérét qu'il portait aux affaires'de France. Il ne servit qu’a 
rapprocher ce prince de |’Autriche‘. 

Cependant la guerrese poursuivait toujours entre les Russes et les 
Turcs. Ces derniers avaient éprouvé dé grands revers, et le fameux 
Souvaroft leur ‘avait-pris la: place forte d'Ismail aprés’un assaut 
terrible. Une marche de ce général sur Constantanople était possible. 
Ce fut alors que le sultan se décida pendant qu'il était encore temps, 
4 faire valoir son alliance -avec la Prusse, et au commencenient de 
mars il adressait 4 Berlin une demande de secours. La Peusse’fit:part 
de cette complication inattendue a ses alliés, et sans perdre de texaps 
les trois puissances activérent leurs préparatils de guerre, bien réso- 
lnes 4 protéger Yes Turcs par tous les moyens en keur pouvoir. Dans 
les ports anglais;:les‘armements furent doublés.de maniére 4 permet- 
tre le prochain enyvi d’une premiére fleite dats la Baltique et d'une 
autre dans la mer Noire. La Hollande prit des mesures analogues.-En 
Prusse, les: généraux et les corps de troupes-qui devaient envahir la 
Russie farent désignés et‘tenus préts 4 mareher. Pourfant Frédéric- 
Guillaame ne voulait:- pas commencer les: hostilités sans savoir quelle 
serait attitude de l’Autriche, et cetté: puissance, comme on Je pense 
bien, hésitait &se prononcer. Légpold, il. est vrai, s’était’ engage a 
caiaiarsiy a signer la pal ai avec = ae mais son pea mi 

: " de or si bien ner et'si exact avordinaiie, i ui tibn de cette pro- 
position. Cependant il aurait pu en trouver les ie dans les Archives du Minis- 

ére des aflaires étrangéres. " rs a : : 


402 L’'EUROPE ET LA. BEVOLUTION. 


nistre, Kaunitz, avait distmgué d'une manicére précise la guerre contre 

a Turquie de Ja guerre contre les Russes, et avant de promettre la 
neutralité de son gouvernement, il avait mis pour condition expresse 
que la-Prusse ne ehercherait aucun avantage pour elle-méme dans 
une rupture avec la Russie ; et comme Herzberg prétendait réserver 
les droits de son gouvernement & une indemnité pour les frais de la 
guerre, si elle avait heu, Kaunitz avail répondu : « Nous devons pro- 
tester contre toute réserve de ce genre! » 

Pendant que la situation était ainsi tendue, les progrés de l’anarchie 
en France décidérent Pempereur a faire quelques concessions. Malgré 
sa répugnance a intervenir dans les affaires intérieures du royaume, 
il lui éfait impossible de né pas s’intéresser a la reine Marie-Antoi- 
nette, sa sear, et pour rester libre de sesmouvements dans l’Occident, 
il devait se dégager de l’alliarice russe et établir des rapports amicaux 
avec la Prusse; son ambassadeur a Berlin, le prince de Reuss, était en 
rapports suivis avec Bischoffsverder, et les dispositions secretes du rot 
lui étaient connues. Quelque temps aprés l’interruption des confé- 
rences de Sistova,:dans une conférence particuliére avec Frédéric- 
Guillanme, # témoigna du désir qu’éprouverait Pempereur de nouer 
avec la Prusse des rapports de. confianee, ajoutant qu'une négocia- 
tion ‘directe entre les deux prmces en dehors de leurs ministres, serait 
le meilleur moyen d'arriver & cé rapprochement. Le roi de Prusse 
s’attendait 4 cette ouverture, et peut-¢ire méme l’avait-il provoquée. 
Sur-le-champ:et sans prévenir sen premier ministre, il fit partir 
pour PAutriche le colonel Bischoffsverder-afin d’obténir des explica- 
tions.plus précises sar les sentiments a HempOrear: ie choix de 
envoyé disaittout: § - 

Léopold élait alors.dans ses iprovinces d’Italie. Hl accueillit fort 
bien le.confident du roi, d’autant plus qu’il.le savait incapable de 
résister 4 laséduction. Bischoffsverder devint immédiatement le plus 
fervent adepte de l'empereur et le partisan résolu d’une alliance 
entoe Jes deux Etats. 1) blama 1a politique brouillonne et ‘astucieuse 
de Heszherg- qui tenait |'Europe-dans otie fiéwre perpédtuelle. A quoi 
Léopold:répondit qu’al serait bien facile d’arriver & une situation 
meilleure. a A:Viehne aussi, dit-il, jar'mon Herzberg, comme veus 
avez. Berlinmen Kaunilz,: si nous voulons une sérieuse amatié, il 
faut:-éleigner ces: deux hominess, yw : 

Bischoffsverder était tout 4 fart-de cet avis. L’ empereut lui perla 
ensuite des dangers qui menacaient }'Europe et témoigna ‘de son 
ardent désir d’aplanir le plus promptement possible les derni¢res 
ipsa oaaasal ‘dans une entrevue persons avec le roi de Prusse ; puis 


‘ ¥. de Sybel, Histoire de Europe, ' I. 


L’EUROPE ET LA REVOLUTION. 403 


il congédia le colonel aprés l’avoir comblé de caresses et lui avoir 
remis une lettre écrite de sa main pour Frédéric-Guillaume. 

Bischoffsverder revint tout rempli d’espoir, ‘et il fit partager sans. 
peine ses ardentes convictions 4 Frédéric-Guillaume. Mais les hommes 
d’Klat prussiens étaient moins enthousiastes. Aprés avoir cherché 
tant de fois et par tant de moyens a perdre l’Autriche, tout ce qui 
venait de Vienne leur était suspect, et ils ne pouvaient croire 4 Vhon- 
néteté d’un gouvernement qu’ils avaient canstamment trompé ou 
calomnié. Avant de s’engager, illeur fallait des actes et non des pa- 
roles. His pensérent donc que l’empereur devait montrer d'abord son 
bon youloir par une prompte conclusion de ia paix avec les Tures et 
par une politique plus accentuée a l’égard de la Russte. Frédéric- 
Guillaume prit alors le parti de poursuivre par des voies secrétes les 
relations commencées avec Léopold, et de conspirer en quelque sorte 
contre son propre gouvernement. 


Seul de tous les ministres, le vieux Finkenstein fut mis dans le. 


seeret, 4 cause de ses attaches avec le parti religieux et parce qu’on 
avait besoin de lui pour faire connaitre aux alliés de la Peusse, l’An- 
gleterre et la Hollande, les dispositions pacifiques de l’emperear, et 
pour se concerler avee elles sur les meilleurs moyens d’en tirer 
avantage. 

Finkenstein envoya sans retard une note confidentielle de ce qui se 
passait au gouvernement britannique. L’occasion ne pouvait étre 
mieux choisie. Ce message inattendu tirait William Pitt d'un grand 
embarras, peut-éfre méme d’une crise ministérielle. Par suite de la 
demande de secours faite par les Turcs, il avait présenté:le.28 mars 
un message royal au Parlement pour demander l’auterisation d’ang- 
menter les' forces maritimes de l’Angleterre dans la prévision d’une 
rupture avec la Russie, et ce document avait soulevé un. violent 
orage; autant l’opinion publique s élait montrée favorable l’année 
précédente 4 une guerre centre |’ Espagne et eantre ses riches colo- 
nies d'Amérique, autant elle était hestile 4 une rwpture avec la Russie. 
Le commerce de la mer Baltique était alors ¢rés-produotif pour I’ An- 
gleterre, et la prévision: des.dangers qui le menagaiedt souleva de 
toutes parts les: plus violentes réclamations. D’eillowrs, si l'on ne 
Youlait pas tenir compte des plaintes du commerce, était-il bien 


utile de prendre parti pour des mahométans contre des chrétiens. 


et bien prudent de s’engager dans une guerre difficile au moment on 
le progrés des idées révolutionnaires en France pouvait:mettre en feu 
tout ’Occident et tout le centre de l'Europe. 

Le parti whig avec ses chefs, Burke et Fox, nis pour la derniére 
fois, soutint le mouvement populaire, et, ce qui était plus significatif, 
une partie notable des torys votérent contre le gouvernement. Devant 


104 L’EUROPE ET LA REVOLUTION. 


une telle manifestation du sentiment public, le ministére n’hésita 
pas 4 revenir sur ses premiers desseins. Pitt retira une note mena- 
cante qui était déja rédigée contre la Russie, et fit savoir 4 Berlin 
qu’é Londres le gouvernement ne pouvait pas résister a l’expres- 
de la volonté publique. En méme temps, le duc de Leeds, secrétaire 
d’Etat pour les affaires étrangéres, quittait le ministére et avait pour 
successeur celui des membres du cabinet qui s’était le plus opposé 
dans le conseil & une rupture avec la Russie, lord Grenville. Ce der- 
nier entreprit de conclure, sans retard, un accommodement pacifique 
avec Catherine II, et 4 peine instruit des intentions pacifiques de 
l’Autriche, it fit partir'en toute hate pour I’Italie le jeune comte Elgin 
(19 avril), afin de proposer 4 l’empereur une alliance défensive avec 
l’Angleterre et ses ailiées, si !’Autriche voulait agir auprés de la 
czarine pour obtenir la paix telle que la désirait le gouvernement 
britannique. Comme Bischoffsverder, le comte Elgin était sans titre 
officiel, parce que. lord Grenville se fiait aussi peu 4 Kaunitz que Léo- 
pold au comte Herzberg, et qu'il désirait traiter avec ’empereur 
sans l’intermédiaire des diplomates autrichiens ‘. 

Cette prompte démarche du gouvernement anglais eut un écho 
immeédiat 4 Berlin. Le 4 mai, les chefs du parti féodal, les comtes 
Schulenbourg et Alvensleben entrérent au ministére. Le premier, 
comme: président du conseil de guerre et de cabinet, le second en 
qualité de: secrétaire adjoint des relations extérieures. Herzberg 
conserva encore son portefeuille jusqu’au 5 juillet suivant, mais sans 
crédit dans le conseil et sans accés auprés de Frédéric-Guillaume. 
Les nouveaux conseillers du roi n’étaient pas moins hostiles a l’Au- 
triche que ne l’était Herzberg, et autant que ce ministre, ils tenatent 
4 l'agrandissement de la Prusse. Mais, comme ils n’avaient pu arriver 
au pouvoir qu’en flattant Frédéric-Guillaume de la perspective d’étre 
le vengeur de la majesté royale et le restaurateur des principes so- 
ciaux, l’alliance de ’empereur était nécessaire 4 leurs desseins, au 
moins pour un certain temps, et ils n’éprouvérent aucune répugnance 
a faire les premiéres démarches. 

‘Le 3 mai, Schulenbeurg présentait 4 son mattre, de concert avec 
le vieux Finkenstein, un mémoire qui devait décider. de la politique 
future de'la Prusse. Dans ce document remarquable, Schulenbourg 
expliquait au neveudu grand Frédéric « que s'il restait encore des 
doutes.sur les intentions de Léopold & l’égard des Turcs, et que, sz 
ane abliance avec |’Autriche n’était pas nécessaire' au gouverne- 
ment prussien, néanmoins l'espérance de s’assurer ja neutralité 
de Vempereur. dans ’éventualifé d’une guerre avec la Russie et 


|. de Sybel, Hist. de P Europe, t. 1. 


UEUROPE ET LA REVOLUTION. 405 


avec les jacobins francais, était un avantage de telle importance 
qu'il suffisait pour justifier l’alliance projetée ; qu’en conséquence, 
le gouvernement prussien ne pouvait que se réjouir de la mission 
secréie donnée 4 lord Elgin, car elle concourrait au méme but que 
la négociation commencée par Bischoffsyerder ; qu’il était en outre 
désirable pour l'honneur de la Prusse de ne pas avoir l’air de mar- 
cher 4 la remorque de |’Angleterre dans les relations avec l'empereur, 
tandis qu’il lui était facile de traiter immédiatement avec l’Autriche 
et de faciliter elle-eméme au gouvernement britannique l’accés de 
cette alliance ‘. » 

Les deux ministres proposérent ensuite de faire connaitre au prince 
de Reuss tes dispositions amicales de la Prusse, mais 4 la condition 
de n’en informer que l’empereur personnellement. Le roi Frédéric- 
Guillaume accepta des deux mains les propositions de ses ministres, 
et il fit faire une communication secréte du mémoire au prince de 
Reuss. Ce dernier ne vit aucun moyen, dans la situation personnelle 
ott il se trouvait, de donner suite a l’affaire sans instruire le prince 
de Kaunitz, son ‘chef, de ce qui se passait, et le gouvernement prus- 
sien, comprenant - ‘bien que Léopold ne prendrait, jamais une résolu- 
tion si importante 4 \’insu de ses ministres, n’insista plus sur la 
condition du secret & garder. Les graves événements qui se passaient 
4 Varsovie achevérent de le décider, et le 12 mai, lademande officielle 
d'une alliance entre‘les deux gouvernements partait de Berlin pour 
Vienne ; le neveu du conquérant de la Silésie et du héros de la guerre 
de Sept. ans, offrait au fils de Marie-Thérése l’appui des armées prus- 
siennes contre les ennemis de I’ Autriche et contre les perturbateurs 
de Ja paix publique en Europe! 

Voyons ce qui s’était passé en Pologne peur inspirer de si -vives 
frayeurs 4 la Prusse. 


IV 
_CONBTITUSION POLONAISE DU 3 MAI 4791. 


Eo 1788, le peuple'polonais, dans un dernier effort qui ne fut pas 
sans sloire; avait entrepris un grand travail de reconstitution politi- 
que et sociale. Mais les obstacles étaient énérmes. Aprés trois années 
laboriewses, I'ceuvre n’avancait. que trds-lentement. Déja la diéte 
$ était prorogée deux fois, et ¢ est a peine si quetaves lois organi- 


' Hist. de [Europe pendant la révolution frangaise, t.1. 


106 EUROPE, ET LA REVOLUTION. 


ques étaient votées, comme par exemple la loi sur Jes Etats provin- 
ciaux ou diétines, et la loi qui réglait les droits de la bourgeaisie. 
Cette lenteur excessive élait due & deux causes principales. La pre- 
miére et Ja plus importante venait du dehors; elle tenait aux intri- 
gues de la Russie pour empécher la formation d’une majorilé forte 
et compacte. dans la diéte; la seqonde était intérieure, les grands 
seigneurs étant en partie hostiles au rétablissement de lhéré- 
dité monarchique, Jes uns par ambition personnelle, les autres 
par attachement a la jiberté absolue de leurs anedtres, & ce iberum 
veto qui leur faisait dire : Malo periculosam libertatem quam quietum 
servitium. Le langage de la Prusse et de l’Angleterre qui avaient ga- 
ranti 4 la république lintégrité de son terriloire, contribuaitencore 
& rassurer les patriotes et a leur faire croire qu’ils pouvaient a loisir 
réformer leurs lois, et qu'un long avenir leur appartenait; que pou- 
vaient-ils craindre en effet de la Russie, s’ils avaient l’alliance de la 
Prusse et de ses satellites la Suéde et la Turquie, avec la Grande-Bre- 
tagne et la Hollande pour réserve? Au lieu d’étre exposée & de nou- 
velles agressions, c’était la Pologne qui, par son accession 4 la ligue 
contreCatherine Il, pouvait faire pencher la balance, et décider comme 
dans l’ancien temps, du sort de tout l’Orient. Telles étaient les chi- 
méres dont se repaissait encore a Ja veille d'une catastrophe finale ce 
peuple malheureux.Pourtant Vobstination du gouvernement prussien 
4 offrir la Gallicie qui ne lui appartenait pas en échange de la basse 
Vistule avait donné quelques craintes aux Polonais. Le congrés de 
Reichenbach suivi de conséquences si importantes et si imprévues,. 
acheva de leur ouvrir les yeux. Ils comprirent que la Prusse les 
avait trompés et ils éprouvérent une vive irritation contre cette puis- 
sance. Aucyn patriote ne voulut plus se fier aux promesses qui ve- 
naient de Berlin. L’Autriche gagna ce que perdait la Prusse. 
En prince avisé, Léopold attirait 4 Vienne et recevait avec em- 
pressement les Polonais de haute naissance, tandis que ses mi- 
nistres et ses agents officieux s’attachaient & démasquer les in- 
trigues prussiennes. C’est ainsi que Kaunitz malgré sa vieille et per- 
sévérante tendresse pour la Russie, instruisait en mars 1791, le 
nonce de Pologne& Vienne des desseins secrets médités 4 Saint-Pé- 
tersbourg et 4 Berlin contre l'intégrité de la république. La nouvelle 
était prématurée pour le moment, puisque la Prusse songeait alors 
plus que jamais. 4 une guerre contre Ja Russie, mais elle élait ac- 
compagnée de tant d’indices et venait aprés tant de désillusions 
qu elle fit une profonde sensation sur les esprits. Il y eut dés lorsun 
parti autrichien trés-fort en Pologne et les patriotes espérérent trouver 
dans Léopold I’appui qu’ils avaient demandé les années précédentes 
& la Prusse. 


LEUROPE. ET LA BEYOLUTION, 407 


Cette fois, les Polonais ‘étaient dans le vrai. Un des points fonda- 
mentaux de la ‘politique impériale était l’affermissement de la Polo- 
gne. Le plan de Léopold était généreux, et il fait honneur 4 sa 
clairvoyance. Le voici en substance : «La couronne de Pologne 
redeviendrait héréditaire et serait rendue aux électeurs de Saxe qui 
lavaient déja occupée pendant soixante ans. A l’avenir les deux 
dignités, I’électorat et le royaume, seraient fondus de telle sorte 
que Yélecteur de Saxe fat toujours en méme temps roi de Po- 
logne'. » 

L'adoption de ces vues aurait fondé l’équilibre des puissances de 
Est. Entre la Prusse protestante et la Russie grecque orthodoxe, 
pénétrant par la Saxe jusqu'au ceur del’Allemagne et s'étendant 
vers PAsie jusqu’au Dniéper, se serait formée une monarchie de 12 
15 millions de sujets au moins, la plupart slaves et catholiques. Ap- 
puyé sur Paltiance de l’Autriche, cette menarchie avec une popula- 
tion double de la Prusse et un territoire plus fertile, aurait réduit 
cetle puissance 4 un réle inférieur et fini par’lui enlever ses ré- 
cenles acquisitions. Quant 4 la Russie, séparée de l’Europe par une 
barritre de peuples slaves solidement appuyée sur l'Allemagne et 
YAutriche, elle aurait poursuivi en paix ses projets d’agrandissement 
ep Asie et jusqu’a !’Océan pacifique. 

fi est probable en outre que Léopold n’oubliait pas les intéréts 
dynasliques de i'Autriche, et que dans sa pensée comme I’électeur 
deSaxe n’avait qu’une fille, cette derniére devait épouser un archi- 
duc, et que ce dernier serait le véritable fondateur de la nouvelle dy- 
nastie. | | 
Ce plan offrait de grandes difficultés, mais ce n’était pas une pure 
utopie, et l'histoire moderne a vu des combinaisons politiques moins 
sensées réussir complétement. En 4794 la Pologne transformée, — 
défendae par un puissant voisin, — avait encore chance de vivre. 
I n’a falla rien moins que la révolution francaise et sa folle déclara- 
tion de puerré 4 l’Autriche pour amener la ruine définitive de ce 
pays. : : 

Les bienveillantes dispositions de )’empereur avaient' rempli les 
Polonais d’une grande espérante. Les patriotes comprirent que le 
moment était venu et qu'il fallait terminer au plus vite l’ceuvre dela 
réforme nationale pour ne point donner le temps & la Russie de faire 
la paix avec les Turcs et d’intervenir dans leur pays. Le maréchal de 
la didte, Malachowski, Ignace Potocki, grand-maréchal de Lithuanie, 
Hugues Kolontay, recteur de l’université de Cracovie, le prince Adam 


 Voyez M. de Sybel. 





408 L’EUROPE ET LA REVOLUTION. 


Czartoriski et leurs autres chefs sondérentle roi etle trouvérent dis- 
posé 4 lessuivre. Avec une volonté faible, Stanislas-Augustle n’était 
pas dépourvu d’intelligence, et il avait le désir de faire oublier par 
ses actes les honteux souvenirs du premier partage de la Pologne; il 
comprenail du reste que Lutter contre les voeux de Ja nation n’était 
pas sans périls pour ‘sa personne. S’il se mettait au contraire 4 la 
téte du parti national, il acquérait du coup une grande popularité et 
réduisait au silence ses nombreux adversaires. D’accord avec les pa- 
triotes, il pril donc la résolution de brusquer les choses et de sou- 
mettre 4 la diéte un projet de constitution qui serait voté séance 
tenante par acclamation. C’est ce quieut lieu. Dans la soirée du 2 mai, 
tous les membres du parti nalional se réunirent au palais Radzivil 
pour entendre la lecture du projet royal, et aprés l’avoir accueilli 
avec des transports de joie, ils engagérent par écrit leur parole de le 
voter sans opposition et sans discussion. Gependant des bruits vagues 
avaient transpiré et Je parti russe se préparait depuis quelques j cue 
4 une lutte désespérée. Mais les mesures étaient prises pour em 
cher une émeute. Dés le point du jour, 3 mai, les abords de la diate 
furent occupés par les troupes, et le roi suivi d'unenombreuse escorte 
militaire, se rendit en grand appareil a Ja salle des séances. Au lieu 
de |’ordre du jour, ilordonna de lire une communication du minis- 
tre des relations extéricures. Il résultait des rapports envoyés par les 
nonces polonais 4 Vienne, 4 Londres et dans les principales cours 
de I’Eurepe que la Russie et la Prusse méditaient de nouveaux plans 
de partage, et que la Prusse en particulier, voulait s’emparer immé- 
diatement de la basse Vistule; que dans ces circonstances les gouver- 
nements amis de }a diéte n ‘hesitaient pas a lui conseiller'le vote 
immédiat des réformes constitutionnelles. Une vive agitation s’était 
répandue dans toutes les parties ds lassemblée a la lecture de ces 
piéces. Malgré les murmures du--parti russe, le roi reprend la pa- 
role pour proposer a la diéte adoption immédiaté d'une constitution 
en douze articles, et il donne en méme temps lecture de ees articles : 
réglements sur la situation des paysans, droits politiques garantis a 
la bourgeoisie, formation de deux chambres ét d’ua ‘ministére indé- 
pendant, abolition du éberum veto, hérédité dela couronne dans la 
maison de Saxe; tout ce qui pouvait amener une transformalion com- 
plete de la Pologie, était affirmé et établi dans ce travail ala fois net 
et précis. Les paroles du roi sont accueillies par des acclamations 
presque générales ; en vain les rares partisans de Ja Russie font des 
efforts surhumains pour empécher le vote d’avoir lieu; aprés sept 
heures de tumulte bien plus que de véritable discussion, l’assemblée 
accepte la constitution. Le roi jure de la maintenir séanceé ténante, et 


L'EUROPE ET LA REVOLUTION. 109 


les députés se rendent a la cathédrale pour préler ce serment a leur 
tour. lin’y eut que douze opposants. L’ime de la nation avait parle. 
La Pologne avait une constitution ‘. 
Lion a parfois préfendu ne voir dans ce qui s’était passé 4 Varso- 
vie, le3 mai 4794, qu’une imitation puérile de la séance du 20 juin 
1789 a Versailles et de la nuit:du 4 aout. C’est une grande erreur. 
En 1791, la Pologne était revenue, comme le reste du continent et 
comme l'Angleterre, de ses premiéres sympathies pour les révolu- 
tionnaires francais. Le temps n’était plus ot Ja diéte faisait demander 
aux philosophes francais leur avis sur les lois qui convenaient le 
mieux 4 la Pologne. Tandis qu’en France le tiers état, aprés s’étre 
engagé 4 donner une constitution au pays, n’avait tenu compte ni du 
passé de la France, ni de scs véritables intéré{s, et avait avili la 
royauté ; en Pologne, c’était le roi qui avait fait la constitution et 
rétabli Phérédité monarchique. Les deux pays s’étaient engagés sur 
deux routes paralléles, mais en sens contraire. Le but atteint était 
lout différent. = , 
Si l'on veut comparer la constitulion du 3 mai avec les lois anar- 
chiques qui, depuis les pacta conventa de 1572, formaient le droit 
public de la Pologne, on ne peut s‘empécher de reconnailre qu'elle 
était 'ceuvre de vrais patriotes et de sages réformateurs. Ce fut le 
jugement des esprits impartiaux. En Angleterre, non-seulement Fox 
lui donna son approbation réfléchie, mais Burke lui-méme, cet élo- 
quent adversaire des innovations francaises,'s’en déclara l’admira- 
teur, parce qu’elle conciliait dans la mesure du possible les droits 
de l’autorité et les droits de la liberté. 11 est vrai que Catherine If 
et la Prusse virent dans cette méme constitution le triomphe des 
idées anarchiques, et que leurs gouvernements la dénoncérent a 
l'Europe comme l’ceuvre des passions les plus subversives et comme 
une copie de la constitution francaise. Mais Catherine II et la Prusse 
étaient dans leur rdle. Il leur fallait déshonorer la Pologne, afin de 
lasservir plus sirement. Mais répétons-le encore: la constitution 
polonaise n’élait ni jacobine ni subversive de tout ordre social. Elle 
élait conservatrice et nationale. Son modéle était a Londres, et non 
a Paris. La révolution francaise a eu pourtant une action redoutable 
sur elle ; elle ne l’a pas suscitée, mais elle l’a empéchée de vivre. 
Le vole da 3 mai causa une extréme surprise 4 l’étranger. Mais 
oulle part l’irritation ne fut plus vive qu’a Berlin. Herzberg était en- 


‘ Vovez sur la question polonaise MM. de Sybel et de Bourgoing. On comprend 
fort bien Pirritation du premier contre les Polonais, mais on ne voit pas trop pour- 
quoi il appelle la constitution du 3 mai «un coup d’Etat. » 


410 L’EUROPE ET LA REVOLUTION. 


core ministre. I] espéra un instant que cet incident lui rendrait sa 
grande influence sur le roi. Le.6 mai, il fit proposer 4 son maitre 
par le conseil des ministres un rapport alarmant sur la nouvelle 
constitution polonaise. La Prusse, était-il écrit, dans cet étrange 
document, courrait le plus grand danger si une monarchie hérédi- 
taire s établissait 4 Varsovie et 4 Dresde, parce qu’elle tomberait té6t 
ou tard entre Jes mains d’un prince russe ou autrichien, et que la 
Prusse ne pourrait empécher ce malheur; mais, méme sans pré- 
voir l’avenir de si loin, l’existence d’une Pologne forte et unie 
avec la possession de la basse Vistule, serait un obstacle per- 
manent au libre développement de la monarchie prussienne, et ja- 
mais, aBerlin, on ne pourrait, sans trahir les intéréts du pays, son- 
ger 4 signer un traité de paix et d’alliance avec un pareil voisin. Il 
fallait donc prendre sur-le-champ un parti énergique et le soutenir 
au besoin par la force; faire savoir 4 Varsovie et 4 Dresde, comme 
4 toute PEurope, que la constitution du 3 mai était une menace 
contre la Prusse, et que l’on n’accepterail jamais 4 Berlin le réta- 
blissement de l’hérédité monarchique en Pologne’. 

Au moins Herzberg avait le mérite de la franchise. I] était de l’école 
et l'un des plus habiles disciples en diplomatie de Frédéric Il. A ses 
yeux, l'intérét prussien primait le droit, et un peuple étranger n’était 
libre de réformer ses institutions qu’autant que ce changement était 
favorable 4 la Prusse ; s’il préférait sa propre sécurité 4 toute autre 
considération, ce n’était plus un peuple, ce n’était qu’un « ramassis 
d‘intrigants, » d’autant plus dangereux qu’ils étaient plus rappro- 
chés de Berlin. Frédéric-Guillaume n’avait pas d’autres principes de 
droit que son ministre ; mais, pour le moment, ses vues s’étaient 
portées sur d'autres points. L’idée que Dieu l’avait destiné 4 sauver 
leroi Louis XVI et 4 s’agrandir dans ]’Quest hantait alors son esprit , 
et lemplissait de douces illusions. Il n’admit pas les objurgations de 
Herzberg. D’ailleurs, la Prusse était bien moins libre de ses mouve- 
ments qu’il plaisait au vieux ministre de ]’affirmer, et 4 trop afficher 
sa colére, le gouvernement prussien risquait de tout compromettre 
sans avantage dans le présent. La perspective d’une guerre avec la 
Russie préoccupait alors tous les esprits. On ne savait encore si Ca- 
therine IIaccepterait les propositions qui lui étaient faites, et si, dans 
quelques semaines, la Prusse ne serait pas obligé de faire marcher 
contre elle toutes ses forces. Dans une telle situation et dans igno- 
rance ou I’on était des véritables sentiments de l’empereur, rompre 
avec la Pologne et la pousser dans les bras de l’Autriche, était péril- 


§ Voyez M. de Sybel. 


L'EUROPE ET LA REVOLUTION. 441 


leux. Entre deux périls, Pun imminent et l’autre qui ne regardait 
que l'avenir, Phésitation n’était pas possible, et le gouvernement 
prussien prit la détermination de n’élever pour le moment aucune 
réserve contre Ia nouvelle constitution polonaise. Frédéric-Guillaume 
exprima, le 8 mai, au nonce polonais Jablonowski, sa profonde satis- 
faction de ce qui s’était fait 4 la diéte, et il fit renouveler cette as- 
surance 4 Varsovie et 4 Dresde par.ses ministres. Mais quatre jours 
aprés, il faisait partir pour Vienne une demande formelle d’alliance, 
et transmettait 4 son plénipotentiaire 4 Sistova ordre de reprendre 
les négociations avec ]’Autriche, et de renoncer a toute garantie dans 
le nouveau traité. | 

Léopold, du reste, n’avait pas attendu les ouvertures pacifiques 
de la Prusse pour s’engager avec lord Elgin 4 signer sans retard 
la paix avec les Turcs. [ll voyait dans l’extension de la puissance 
russe jusqu’aux embouchures du Danube une menace directe con- 
trela domination autrichienne sur les Slaves du Sud et les Mad- 
gyars, et enfin contre l’empire. L’alliance de Joseph II avec la 
czarine, disait-il 4 l’envoyé anglais, était une faute. L’Autriche ne 
doit pas laisser grandir la Russie, et lui ouvrir le chemin de Con- 
stantinople serait une trahison véritable contre l'Europe. Dans ces 
mémes épanchements avec lord Elgin, il se plaignait de n’étre pas 
encore parvenu 4 rassurer la Prusse, malgré toute sa bonne vo- 
lonté, et il exprimait le désir de revoir Vexcellent colonel Bi- 
schoffsverder. Ce désir, transmis a Berlin, fit une joyeuse impres- 
sion sur le roi. Le 25 mai, il convoqua le vieux Finkenstein et 
Schulenbourg & une conférence secréte au chateau de Charlotten- 
bourg et leur exprima |’intention ot il était d’envoyer une nou- 
velle fois le colonel Bischoffsverder auprés de l’empereur. Cette 
démarche ne pouvait déplaire aux deux ministres. Il fut résolu que le 
comte Alvensleben serait mis dans la confidence. On prévint le 
prince de Reuss et Kaunitz de l’arrivée prochaine du colonel au- 
prés de l’empereur, et des propositions qu’il était chargé de lui 
soumetire. 

Bischoffsverder quitta Berlin le 28 mai, accompagné des voeux 
ardents et des espérances du roi. Ses instructions officielles éta- 
blissaient, de la maniére la plus précise, les vues actuelles de la 
Prusse. Il devait exposer que le roi Frédéric-Guillaume n’avait pas 
répondu jusqu’alors aux demandes de l’empereur, par suite des 
difficultés soulevées par Kaunitz dans Ja question turque; mais, du 
jour ob: la paix serait signée a Sistova, la Prusse serait préte 4 con- 
clure une alliance avec PAutriche; d’avance, elle s’engageait & 
garantir les possessions actuelles de la Pologne. Le nom méme de 





412 L'EUROPE ET LA REVOLUTION. 


l’électeur de Saxe ne pouvait que lui étre agréable. Seulement sa 
fille, l'infante de Pologne, ne pourrait, dans aucun cas, épouser 
un prince des trois puissances voisines. Il y aurait méme lieu de 
préciser cette réserve dans un article particulier du traité d’al- 
liance. Pour ce qui regardait ce traité en lui-méme, la premiére 
condilion exigée par la Prusse était que la Russie en fit exclue et 
que l'empereur s’engageat, en termes formels, 4 rester neutre dans 
le cas ob le gouvernement prussien déclarerait la guerre a la Rus- 
sie. En outre, le colonel devait assurer 4l’empereur que le roi dé- 
sirait ardemment avoir une entrevue personnelle avec lui, et pro- 
poser, pour cette entrevue, le chateau de plaisance des électeurs de 
Saxe, 4 Pilnitz, prés Dresde. 

Un incident faillit renverser tous ces projets. Dans lignorance ou 
il était des intentions réelles de l’empereur, Kaunilz avait répondu 
aux ouvertures prussiennes du 42 mai, que l’Autriche était fort 
disposée 4 signer une alliance avec la Prusse, mais a la condition 
d'y admettre la Russie. « Nous ne pouvons, disait-il, nous séparer 
de Ja Russie; c’est la seule puissance qui nous permette de nous 
agrandir. » Un mémoire plus élendu développait les revendica- 
tions que l’Autriche n’avait cessé de faire sur Orsowa et sur un dis- 
trict croate traversé par ?Unna, et Kaunitz établissait que le stat 
quo, admis par l’Autriche au congrés de Reichenbach, ne pouvait 
s‘enlendre que du statu quo tel qu’il aurait du exister avant la 
guerre, et non tel qu'il existait réellement. Ce langage subtil tit 
une pénible impression 4 Berlin. Les ministres furent persuadés 
que Kaunilz n’avait pu exprimer que la pensée de lempereur, et 
pendant quelques jours, on crut tout rompu. Les Turcs se refusant 
4 céder Orsowa, les plénipotentiaires autrichiens se retirérent 4 
Bucharest. De tous les points de la Hongrie, des réserves et des 
renforts accouraient pour augmenter les bataillons autrichiens sur 
le Danube. Des masses imposantes de troupes se concentraient sur 
les frontiéres de la Bohéme et de la Moravic. En méme temps 4 
Berlin, les ordres étaient donnés pour l’entrée en campagne de 
quatre-vingt mille hommes dés les premiers jours de juillet. Le rol 
lui-méme élait résolu, ou paraissait résolu a ne pas céder. Ce ne 
fut qu'une alerte. Bischoffsverder, arrivé 4 Milan, oW se trouvait 
alors l’empereur, élait parvenu, sans beaucoup de travail, 4 le 
rassurer sur les inlenlions de la Prusse, et le soir de sa premiere 


' Les instructions secretes de Bischoffswerder I'autorisaient 4 tenir un langa8e 
encore plus conciliant. Il pouvait méme signer des préliminaires d'alliance a¥e¢ 
rempereur sans tenir compte des Turcs. C'est ce qu’il fit du reste. 


L’EUROPE ET LA REVOLUTION. 413 


entrevue, 14 juin, il écrivait 4 son gouvernement: « Dieu soit loué, 
toutes les difficultés sont aplanies, l’empereur donne J’ordre de 
conclure sans restriction 4 Sistova, et lentrevue de Pilnitz est 
acceptée. » 

Aprés avoir menacé l’Orient d'une conflagration générale, la 
crise entre l’Autriche et la Prusse était conjurée et recevait une so- 
lution provisoire. Plus encore que les derniers événements de Polo- 
gne, la question frangaise avait haté ce rapprochement. C’est ce que 
hous verrons dans un prochain article avec lhistoire des intrigues 
de laPrusse pour faire de l’empereur d’ Allemagne le complice et la 
viclime de son ambition. 


A. GRANCOLAS. 


10 Ocrosre 1872, 8 


UNE ASCENSION 
AUX PICS DU DAUPHINE 


Arriére, gais paysages, jardins de roses faits 
pour les favoris de la mollesse! A moi les ro~ 
chers ou repose le flocon de neige... les rochers 
escarpés, sauvages et majestueux! 


Brnon (Lachin-y-gair). 


Quiftons pour quelque temps, si vous le voulez bien, notre tumul- 
tueux Paris. Transportons-nous en Dauphiné, a l’entrée de la vallée 
du Graisivaudan, au pied des derniers mamelons du massif de la 
Grande-Chartreuse, 4 Grenoble, en un mot. Vous aimeriez, sans 
doute, 4 visiter Ja ville, les forts, Jes environs ; mais nous sommes 
pressés, ce sera pour une autre fois. Montons dans cette humble di- 
ligence ; fermons tout soigneusement et livrons-nous au sommeil, si 
les cahots nous le permettent, car nous en avons pour la nuit & 
voyager... 

Qu’est-ce? On s’arréte, on déléle ; nous sommes arrivés, c’est le 
bourg d’Oisans. I] est quatre heures du matin; la journée s'annonce 
radieuse. Nous sommes au cceur des montagnes de l’Oisans , pays 
fameux pour ses sites sauvages, ses chamois et ses intrépides chas- 
seurs. Un déjeuner substantiel ne nous fera pas de mal; il est com- 
mandé, préparé, servi, pris : nous partons. 

Une petite riviére se présente; c’est la Romanche, nous la traver- 
sons. Nous dépassons successivement, sans presque nous donner le 
temps de regarder, les villages de Venosc et de Saint-Christophe, et 
nous atteignons enfin un hameau nommé les Ktages, 4 1,595 métres 
d’élévation. 

Ici, il faut s’arréter. Levez les yeux : en face de nous, a l’extré- 
mité de la vallée dont elle termine Ja perspective, une montagne 


UNE ASCENSION EN DAUPHINE. 415 


se dresse, noiratre, ardue, hérissée de pointes, inaccessible en ap- 
parence, dominant tout autour d’elle : c’est la Barre des Ecrins. 

La Barre des Ecrins ou Pointe des Arsines, improprement appelée 
Grand Pelvoux, ne vous était probablement point connue, méme de 
nom, jusqu’é ce jour : elle ne l'est, en effet, presque pas en France, 
et pourtant elle mérite de l’étre. Avant l’annexion de la Savoie, c’était 
vraiment la reine de nos montagnes. Haute de 4,405 metres, d’aprés 
les observations de I’ état-major francais, elle prend sa place a& cdté 
du géant des Alpes et des premiers sommets de la Suisse, tels que 
le mont Rose, le Gervin, le Finsteraarhorn, la Jungfrau, etc... Les 
pics nombreux et élevés, les splendides glaciers qui l’entourent de 
toutes parts, comme pour la défendre contre les regards profanes et 
les tentatives indiscrétes, lui composent une cour magnifique, au 
charme de laquelle s’ajoutail encore il y a plusieurs années un autre 
prestige : nul pied humain n’avait violé alors la neige virginale 
qui couvre son front. En 1862, pourtant, les puissantes barriéres qui 
la protégent avaient été franchies : le hardi et savant voyageur an- 
glais, M. Tuckett, avait contemplée de prés et en avait déclaré l’ag- 
cension possible. Le 26 aodt de la méme année, MM. Matthews 
et Bonney cherchaient & justifier cette déclaration , et venaient 
échouer 4 443 métres au-dessous de la cime. Enfin, le 25 juin de 
Vannée 4864, M. Whymper, aujourd hui l’unique voyageur survivant 
de la catastrophe du mont Cervin, accompagné de MM. A.-W. Moore 
et Horace Walker, ses amis, parvenait, aprés de longs et énergiques 
efforts racontés par lui-méme, d'une facon trés-attachante, dans 
l'Alpine-Journal (mars 1866), & poser son pied triomphant sur la 
montagne domptée. 

Cette derni¢re ascension m’était complétement inconnue, et lors- 
que je me déterminai, en juillet 1867, & tenter l’épreuve, je croyais 
avoir affaire & un géant invaincu : l’idée de gravir le premier jus- 
qu’a la cime cette montagne éminemment frangaise, souriait 4 mon 
patriotisme. Pourquoi suis-je arrivé trop tard? 

Quoi qu'il en soit, dewx guides de Chamounix, qui, deux fois déja 
m’ont conduit au sommet du mont Blanc, Jean Carrier, auteur d'un 
magnifique plan relief du géant des Alpes qu'il a gravi plus de trente 
fois, et Alexandre Tournier, jeune encore d'dge, mais vieux d’expé- 
rience et d’habileté, m’étaient venus rejoindre 4 Chambéry avec cor- 
des, haches, couvertures et tout l’attirail usité et indispensable en 
pareille occurrence. Grenoble, le boarg d’Qisans, Venosc, Saint- 
Christophe nous virent passer tour A tour et sétonnéreni de notre 
accoutrement et de nos projets. Nous edmes bientdt atteint les Eta- 
ges, ef, sans nous yarréfer, poursaivimes jusqu’a la Bérarde.. 

Arrivée au-dessows des Ecrins, la vallée dont je parlais tout a 


1416 UNE ASCENSION EN DAUPHINE. 


Vheure tourne brusquement 4 droite avec le Vénéon, vers le sud- 
est, tandis qu’a gauche, dans la direction du nord, s’ouvre le vallon 
des Etangons d’ou le Montriond descend. Au point de jonction des 
deux torrents, et dans l’angle qu’ils forment, on apercoit un groupe 
de sept 4 huit pauvres cabanes, entourées de quelques maigres picces 
de seigle, que des enceintes de pierres défendent contre |’ envahisse- 
ment des galets roulés par les eaux : c’est la Bérarde. 

Rien de plus sauvage que la nature au sein de laquelle se trouve 
comme perdue. celte petite aggloméralion d’habilations humaines. 
De tous cdtés l'on ne découvre que rochers nus, sombres et escar- 
pés, que crétes aigués et déchiquetées, que glaciers suspendus aux 
flancs des montagnes, d’ou ils semblent toujours préts 4 se précipi- 
ter. Les sommets, que ne protége plus depuis longtemps aucune 
végétalion, subissent, sans défense, l’action incessante et destructive 
des ogents atmosphériques. Dans cette guerre sans tréve ou l’avan- 
tage définilif ne leur reste jamais, ils s’amoindrissent chaque jour, 
et si leur puissanfe masse n’en parait pas sensiblement diminuée, il 
n’y a qu’a regarder 4 leurs pieds pour mesurer l'étendue de leur 
défaite. Bloc par bloc, parcelle par parcelle, ils croulent depuis des 
siécles dans les vallées qu ‘ils remplissent de leurs décombres. Le sol 
a disparu sous les débris entassés. Les eaux se frayent péniblement 
un passage entre les amas de ruines, qui les dérobent souvent 4 la 
vue, et sous lesquels leur triste murmure semble étre le rale funébre 
de quelque Titan écrasé. Le voyageur est presjue constamment 
obligé de cheminer sur des rocs éboulés de toute grandeur et de toute 
forme, tandis que d’autres, semés au-dessus de lui, sur des pentes 
ou ils paraissent 4 peine retenus, sont pour lui comme une menace 
perpétuelle. Les glaciers eux-mémes, en certains endroils, et parfois 
sur un parcours trés-considérable, cachent entiérement leur surface 
gous un linceul de pierres, qu’ils emportent avec eux dans leur mar- 
che lente mais continue ; pareils, en quelque sorte, 4 ces réprouvés 
de l’Enfer de Dante, condamnés a se trainer misérablement et sans 
relache sous de pesantes chappes de plomb. N’étaient le gémisse- 
ment des eaux ou les mugissements du vent qui se brise contre les 
cimes; le cri plaintif de quelque marmotte réfugiée dans un trou 
du roc ou le croassement de quelqu’un des rares corbeaux qui han- 
tent ces solitudes; les bélements confus et affaiblis des brebis que 
des pilres, venus de la Camargue et de la Crau, aménent chaque an- 
née sur Jes maigres gazons épars ca et 1a dans les gorges les plus 
retirées, ou la vision rapide d’un chamois qui gravit a la course, 
dans le lointain, des pentes neigeuses, on se croirait transporté sur 
une planéle inconnue, sur un monde détruit, o4 le mouvement et 
la vie se sont éteints 4 jamais sous l’étreinte glaciale de la mort. 





id 


DUNE ASCENSION EN DAUPHINE, 447 


Une des chaumiéres blotties, pour ainsi parler, les unes contre les 
autres, au centre du désert que je viens de décrire, celle des guides 
Rodier, bien connue des mémbres de 1’Alpine-Club, recoil les voya- 
‘geurs, et nous offrit 4 nous-mémes sa modeste mais cordiale hospi- 
talité. Une couche de paille pour la nuit ; pour les repas du lait, des 
ceufs, des pommes de terre, de vieux lard et de mauvais vin, voila, 
si l’on y joint une soupe a la farine qui constitue une vérilable spé- 
cialilé, tout le confortable qu’on y trouve. Malgré cela, j’y ai passé, 
retenu par Pincertitude du temps, quelques journées qui ne man- 
quaient pas de charme. I me souviendra longtemps, en particulier, 
d'une soirée qui s'est gravée dans ma mémoire comme un ravissant 
pelit tableau d’intérieur rustique : C’était un dimanche, dans la 
vaste cheminée le feu flambait joyeusement. A un des coins del’atre, 
sur un tas de menu bois, l’ainé des garcons, Agé de dix ans 4 peine, 
s'é{ait endormi, fatigué de ses courses dans la montagne, et révant, 
sans doute, 4 quelque rocher escaladé, & quelque oiseau apercu, a 
quelque racine découverte pendant la journée. Sur sa figure paisible, 
empreinte déja de ce sérieux que donne la contemplation journa~ 
ligre des grandes scénes de la nature, se jouaient capricieusement, 
comme autant de douces caresses, les reflets rougedtres de la 
flamme. J’enviais ce tranquille sommeil, cette profonde quiétude des 
sens et de l’dme, que n’a encore troublée nulle tempéte, et sur la- | 
quelle le regard de Dieu et celui des anges se reposent avec complai- 
sance et amour. A l’autre coin, assis sur un vieil escabeau, le cadet, 
un lutin de sept 4 huit ans, atlachait sur moi des yeux vifs et curieux 
qui ne me quiltatent pas d’une minute, tandis qu’un sourire de con- 
tentement s’épanouissait sur ses lévres toutes les fois que je le re- 
gardais moi-méme. Entre lui et un berceau grossier se tenait ac- 
croupi et grommelant un pelit chien-loup, aux poils noirs et rudes, 
au museau effilé, 4 l'oeil ardent et sauvage. Dans son fauteuil, non 
Join du_ foyer, le vieux grand-pére, vigoureux encore , causait avec 
mes guides, parlant avec une naive fierté et la complaisante prolixité 
de son Age, de ses exploits alpestres, et des voyageurs qu'il avait con- 
dvits et parfois sauvés. Le pére, debout, l’écoutait avec un placide 
visage et un large sourire. La mére, enfin, balancait dans ses bras 
son dernier né, encore dans les langes, en lui fredonnant une chan- 
son dans le patois du pays. 

Et moi, je m’enivrais silencieusement de cette scéne charmante 
dans sa simplicilé et sa fratcheur. 

C’était le 44 juillet au soir. Le lendemain, nous quittions la BE 
rarde pour nous rendre a Ville-Vallouise, village de 1,265 ames, d’ou 
nous comptions pouvoir faire plus commodément l’ascension proje- 


448 UNE ASCENSION BN DAUPHINE. 


tée. Cette course préliminaire devait en outre nous briser a la fati- 
gue, chose frés-importante en pareil cas. 

La Bérarde est située au nord-oucst, Ville-Vallouise au sud-est du 
massif du Pelvoux, dont les Ecrins sont le principal sommet, et qui 
se trouve ainsi placé entre ces deux localités comme une formidable 
barricre. Voici, 4 grands trails, la configuration de ce massif dans la 
partie qui nous occupe. Du nord au sud, d'abord, court une aréte 
de rochers continue et relatrvement mince, d'une élévation moyenne 
de 3,000 métres, et dont les conire-forts descendent dans la vallée 
de la Bérarde jusqu’a la rive droite du Vénéon. Cette ligne forme, 
entre la Bérarde et Ville-Vallouise, le partage des glaciers et des 
eaux. Sur elle viennent s’appuyer & angle droit, par leur extrémité 
occidentale, quatre gigantesques murs équidistants, paralléles, pres- 
que égaux en longueur et allant de lest 4 l’ouest. Ce sont, en com- 
mencant par le nord, premiérement une série de pics innommés ou 
tout au moins dont j'ignore les noms ; en second lieu, les Ecrins eux- 
mémes (4,105 métres); en troisiéme lieu, la chatne compacte de 
VAile Froide (3,925 métres) et du Pelvoux (5,954 métres) ; en qua- 
triéme et dernier lieu, la créte des Boeufs rouges. Le vaste espace 
enfermé entre ces murailles énormes est occupé par des glaciers 
qui tous débouchent a lest ou au sud-est, et dont les principaux sont, 
4 partir du sud, le glacier de Sété; le glacier Noir et le glaczer 
Blanc. On peut se représenter grossi¢rement cet ensemble sous la 
forme d’un immense parallélogramme rectangulaire, allongé da 
nord au sud, divisé dans le sens de sa largeur en trois parties égales, 
et auquel manquerait un des grands cétés, celui de l’est. Les lignes 
figureraient, si je puis parler ainsi, la charpente recheuse, les blancs 
tiendraient le lieu des glaciers. 

Tel était l’obstacle qu'il nous fallait surmonter. Trois chemins 
s’offraient & nous, tous trois franchissant le cété long du rectangle, 
et suivant ensuite les glaciers de l’autre versant. L’un, celui du col 
de Sélé, longe ta base méridionale de l'Aile Froide et du Pelvoux, 
et passe par le glacier de Sélé. L’autre, celui du col de la Tempe 
(3,756 mét.) cdtoie au sud la pointe des Arsines, et passe par le gla- 
cier Noir. Le troisiéme, enfin, celui du col des Ecrins, contourne le 
cété nord de la méme montagne, et passe par le glacier Blanc. C'est 
incontestablement le plus difficile, bien qu'il ne le soit qu’en un seul 
endroit. C’est toutefois celui que nous choistmes. La face des Ecrins 
qu’il permet de voir élant cclle que nous voulions aftaquer, et, de 
fait, 1a seule accessible, ‘nous trouvions, & le prendre, lavantage de 
pouvoir étudier un peu d’avance notre terrain. fl mérite, au reste, 
comme on le verra, d’étre suivi pour lui-méme. 


UNE ASCENSION EN DAUPHINE. 419 


, En conséquence, le 15 juillet, 2 quatre heures du matin, nous 
nous mettions en marche, ayant en téte Rodier qui devait porter les 
provisions jusqu’au pied du col. Nous avions 4 gagner le névé ou 
plateau supérieur du glacier de Bonne-Pierre, en traversant d’abord 
la moraine frontale de ce glacier. Cette moraine offre un aspect tout 
différent de celui que présentent d'ordinaire les moraines de ce nom. 
Elle forme une sorte d’immense talus en éventail. D’'une grande lon- 
gueur, d'une inclinaison considérable, surmontée par un vaste gla- 
cier eavironné de hauts sommets, elle est sillonnée & chaque prin- 
temps par de nombreux torrents qui la ravinent profondément, et 
remuent de fond en comble les débris dont elle se compose. 

Nous la gravimes.obliquement, dépassant le front du glacier que 
#a partie inférieure, fortement crevassée, ne permet pas d’aborder 
immédiatement, et que nous commengames a longer sur une haute 
moraine latérale dont la créte le domine, pendant 4 kilométre en- 
viron, de 15 on 20 métres. Jusqu’ici, on le voit, le chemin, n’a- 
vait rien de bien attrayant. Heureusement une discussion qui s’é- 
leva entre Rodier et mes guides, je ne sais & propos de quoi, vint 
nous faire oublier les ennuis de la route. Elle ne portait rien moins 
que sur les relations de mouvement qui existent entre le soleil et 
notre plandte. Rodier était pour la vieille opinion; mes guides dé- 
fendaient les conclusions de ]’astronomie moderne. Mais ils avaient 
beau déployer toutes les ressources de leur éloquence et accumuler 
arguments sur arguments, leur contradicteur ne Jachait pas un 
pouce de terrain. — « Le soleil immobile? disait-il, avec une su- 
perbe expression d’incrédulité. Allons donc! Aprés tout, personne 
n’y a été voir. Et puis, ajoutait-il, en maniére de démonstration 
irrésistible, et de l'air d'un homme qui porte un coup décisif & ses 
adversaires, et puis, si la terre tournait, est-ce que les montagnes 
resteraient en placé comme elles font? » Il n’y eut pas moyen de le 
faire démordre de 1a. : 


Tout en discutant, nous étions en(rés de plain-pied sur une mer 
de glace qui n’a pas moins de 5 kilométres de long, sur un demi- 
kilometre de large, et nous avions pénétré dans le vaste cirque qui 
a Bientét nous nous assimes pour déjeuner. Il était huit 

res. 

Le déjeuner achevé, et aprés avoir serré la main 4 Rodier qui re- 
descendait, nous nous remimes en marche pour le col. En face de 
nous, dans le haut rempart circulaire qui nous entourait, se laissait 
voir ume étroite échancrure yers laquelle montait, roide en diable, 
une de ces pentes.de glace unies, plus ou moins concaves et resser- 
rées entre des rochers, qu’on appelle couloirs. Celle-ci allait en di- 








420 UNE ASCENSION EN DAUPHINE. 


minuant de largeur de la base au sommet, ot les deux lignes con- 
vergentes que formaient ses bords n’étaient plus séparées que par 
un fort léger intervalle. Les rochers qui la limitaient tantét s’abais- 
saient assez doucement jusqu’a elle, et tantdt l’encaissaient entre 
deux parois 4 pic. Elle aurait eu en certains endroits plus de 60 
degrés de pente que je ne m’en étonnerais pas, bien que je n’aie pu 
le mesurer scientifiquement. Il faut avoir vu de ces chemins-la pour 
s’en faire une petite idée, et y avoir passé soi-méme pour s’en faire 
une idée compléte, et pour se persuader en méme temps qu'il est 
possible de s’en servir. Nous n’aborddmes pas celui-ci de front. Les 
rochers de gauche offrant une assez belle apparence, nous résoli- 
mes de les escalader pendant un cerlain temps. Comme nous en ap- 
prochions, un des gants fourrés de Carrier lui échappa et nous 
donna un léger spécimen de I’effrayante facilité de locomotion sur 
ces pentes, en méme temps que I’avis muet, mais éloquent, de pren- 
dre nos précautions pour ne pas l’imiter. Les rochers étaient (4 l’in- 
verse de bien des gens et méme d’autres rochers dont je parlerai 
plus tard) ce quwils paraissaient , c’est-a-dire excellents. Aprés.les 
avoir gravis prés d'un quart d’heure, nous débouchames sur le cou- 
loir recouvert en cet endroit d’une.couche de neige assez épaisse et 
consistante. Longeant, pour ainsi parler, la rive gauche, nous fimes 
bonne partie de la route, lentement a la vérité, mais sans difficultés 
notables. Bientét nous reprimes Jes rochers, pour les abandonner 
définitivement un peu plus loin. La chose, ici, devenait sérieuse ; 
la glace apparaissait 4 nu presque partout. « Fas d’s égrats, fas-lous 
bons! » (fais des degrés et fais-les bons) cria Carrier a Tournier, 
dans son patois savoyard, et Tournier de se mettre a l’ceuvre de 
toute la vigueur de son bras, et de nous fabriquer en zigzags de pro- 
fondes entailles selon toutes les régles de.l’art. Nous n’avancions 
plus qu’avec une extréme lenteur. A ce moment fondit sur nous du 
haut du col, comme pour nous repousser des. royaumes ou il régne 
sans obstacle, un vent impétueux et glacial qui nous coupait la res- 
piration, et nous transissait jusqu’aux os. C’était chose 4 coup sdr 
peu commode, mais qui pourtant ne manquait pas d’un certain 
charme 4 cause méme de sa singularité, que de se trouver au mi- 
lieu de cette rainure de plus en plus étroite, le visage fouetté sans 
relache par de violentes rafales, les pieds plantés dans la glace, les 
mains fermes sur l’alpenstock, voyant plonger au-dessous de soi une 
longue pente vertigineuse, n’apercevant sur sa téte.que les brouil- 
lards qui couvraient les hauteurs, la mince échancrure terme de nos 
efforts, et par dela, du moins 4 ce qu'il semblait, plus rien que le 
vide. 

Cependant le col approchait peu a peu, et, 4 onze heures, nous le 


UNE ASCENSION EN DAUPHINE. 121 


franchissions, joyeux, aprés deux heures de marche depuis notre 
premiere halte, si toutefois l'on peut appeler marche une telle ma- 
nicre d’avancer. Tout danger était dés lors passé. Déja les sacs 
avaient été débouclés, et quelques provisions étalées, lorsqu’une ra- 
fale soudaine, plus furieuse que toutes les précédentes, s’abattit sur 
nous, nous culbuta presque les uns sur les autres, et roula devant 
elle sur la neige, pas loin heureusement, provisions et sacs. C’était 
le dernier effort et comme l’expression du dépit et de la rage de 
notre invisible mais puissant ennemi, qui nous laissa désormais pai- 
sibles possesseurs du champ de bataille. 


Nous nous trouvions en face d’un vaste cirque, ceint 4 notre droite 
par les Ecrins, derriére nous par la créte que nous venions de fran- 
chir, et 4.nolre gauche par une série de pics secondaires. L’aréne 
de ce cirque, si je puis parler ainsi, est formée par le névé de l’En- 
cula, auquel le glacier Blanc, que nous avions a parcourir, sert d’é- 
coulement. Le glacier Blanc, qui justifie parfaitement son nom, est, 
a mon avis, un des plus beaux glaciers qu’il soit possille de voir. 
Prenant naissance au pied des Ecrins, 4 plus de 3,000 métres de 
hauteur, il se précipite dans la vallée du nord-nord-ouest au sud- 
sud-est par deux chutes considérables, que sépare un second pla- 
teau, et qui, différentes d’aspect, offrent toutes deux de remarqua- 
bles beautés. . 5 , 

On a comparé fréquemment les glaciers 4 des fleuves et a des 
mers. C’est avec raison, et il existe entre les uns et les autres de 
nombreux rapports. Sans parler de la marche continue des glaciers, 
de la flexibilité avec laquelle ils se moulent a leur lit, de leur action 
sur les roches qu’ils strient, polissent ou entrainent, comme l'eau 
entraine, polit ou ronge celles de ses rives, je me borne 4 leur as- 
pect exlérieur, 4 leur simple physionomie. 

Dordinaire, leur partie supérieure forme des plaines immenses 
d'une neige fine et poudreuse, éclatante de blancheur. La surface 
d'une nappe d’eau pajsible n’est pas plus unie et ne réfléchit pas 
mieux les rayons du soleil. Si celui-ci n’a fait que caresser légére- 
ment pendant le jour la superficie: de ces plateaux, de fagon que le 
pied y enfonce a peine, c’est une volupté réelle que de les parcourir. 
Le plus moelleux tapis ne saurait donner une idée-du plaisir qu'on 
éprouve 4 cheminer sur ce sol dont Ja blancheur virginale est un 
autre attrait. . , 

Un peu plus loin la scéne change ; ‘un vent léger a passé, dirait-on, 
sur les ondes d'argent; elles se sont-soulevées en petites vagues 
innombrables qui multiplient leurs créles aigués sous les pas du 
voyageur, et semblent danser en scintillant tout autour de lui. 





123 UNE ASCENSION EN DAUPHINE. 


Puis se produit une dépression subite, considérable : le glacier 
- désorganisé devient comme furieux ; il se précipite, brisé en masses 
énormes qu’on croirait voir ‘se poursuivre et chercher & s‘écraser 
tour 4 tour. C’est une vérifable cascade de glace, une cataracte figée, 
un chaos suspendu et menagant. 

Plus bas encore, le glacier paraft reprendre en partie son calme. 
Un niveau général s’établit; on voit surgir de larges ondulations, 
des lames basses et paralléles, aux cimes arrondies, pareilles a 
celles qui rident la face de I’?Océan lorsque sa colére commence & 
gronder, ou lorsque les mouvements tumultueux qui ont soulevé 
son sein viennent seulement de disparailre, laissant aprés eux long- 
temps encore le trouble et une sourde agitation. 

Puis les lames se rapprochent, se pressent; leurs crétes s‘aigui- - 
sent. Une derniére chute se fait. Le glacier se brise encore; il se hé- 
risse de blocs de toute forme, cubes, pyramides, aiguilles. C'est la 
mer en fureur, ce sont les vagues désordonnées qui, dans toutes les 
directions, se gonflent, se poursuivent, se poussent, se heurtent, 
surplombent, s’écroulent, rejaillissent, et lancent vers le ciel leur 
blanche écume. 

Ces divers phénoménes se retrouvent, avec des modifications ac- 
cidentelles, dans la plupart des grands glaciers. Nous pumes aisé- 
ment les observer en descendant le glacier Blanc; car, a part la chute 
finale, qui offre chez lui des caractéres spéciaux, il les réunit pres- 
que tous d’une facon remarquable, en sorte qu’en les décrivant, je 
Vai & peu prés décrit. Cette descente, du reste, est facile, et ne de- 
mande pas de longs détails. Le névé traversé, ce qui exige environ 
une heure, on longe sur des rocs et des pentes de neige, pour éviter 
la premiére chute de séracs, la rive gauche du glacier, jusqu’é ce’ 
que I’on atteigne le second plateau. On passe alors facilement a l'au- 
fre bord, ot une moraine et des rochers assez raides conduisent 
bientét dans la vallée du Banc. La, on jouit d’an coup d’ceil dont 
Joanne a fait, dans Vitinéraire du Dauphiné, un tableau si réussi, 
qu'il y aurait prétention & le vouloir refaire. On me permettra donc 
de le citer textuellement. « On se trouve au point de rencontre du 
glacier Noir et du glacier Blanc, étranglés tous les deux a leur extré- 
mité inférieure entre deux parois de rochers verlicaux. A l’endroit 
ov ils s’efflcurent par Jeurs moraines latérales, ces deux glaciers of- 
frent un contraste absolu, et peut-¢tre que nulle part dans les Alpes 
on ne pourraif mieux étudier tous les phénoménes que présentent ces 
étranges fleuves de glace, sur lesquels les savants discutent depuis 
si longtemps sans pouvoir s’entendre. Vu de la plaine de débris qui 
s’ouvre entre les deux moraines, ef que parcourt le ruisseau du 
Banc, le glacier Noir est tellement chargé de détritus de toute es- 





UNS ASCENSION EN DAUPHINE. 123 


péce, qu’il semble une immense coulée de boue parcille 4 celles que 
vomissent les volcans de Java: on ne reconnatt la nature de sa masse 
que par les crevasses béanies dans lesquelles s’engouffrent incessam- 
ment, avec un bruit sourd, des blocs de pierre et des trainées de cail- 
loux. A la base du glacier s'appuie l’effroyable moraine, composée 
de fragments de roaches tombées de toutes les montagnes avoisinan- 
tes; des ruisseaux boueux s’échappent de cet amas de blocs, et se 
trainent lentement 4 travers les débris de la plaine. De l'autre cété, 
le glacier Blanc, presque entliérement libre de rochers, se termine 
par de gigantesques degrés et appuie sur le sol des contre-forls ver- 
ticanx qui le font ressembler 4 une patte de lion. Les assises sont 
d'un blanc pur, ¢a ef la rayées de rouge et de jaune d’or; de son 
arche médiane, admirablement cintrée, s échappe l’affluent principal 
du Banc, aux eaux d'ua blanc laiteux... En face du confluent des 
deux glaciers, Je mont Pelvoux se dresse, ainsi qu’une fléche gothi- 
que hérissée de clochetons, et portant dans ses anfractuosilés des 
champs de glace trés-courts, mais trés-épais, ressemblant 4 des mar- 
ches massives de marbre blanc. » 

Quelque imposant que fut ce spectacle, nous ne pimes lui consa- 
crer que fort peu de temps. L’heure s’avangail, et nous élions loin 
encore de Ville-Vallouise. I fallut partir. Je n’ai pas le dessein de 
décrire le reste de la route. Cetie route, au reste, n’eut rien de re- 
marquabie pour nous qu’un rapide incident qui né laissa pas toute- 
fois que de nous émouvoir. L’espéce de senlier que nous suivions sur 
des débris accumulés se trouva coupé, & un certain endroil, par un 
énorme bloc a surface unie, inclinée vers le torrent, et lavée par un 
_ filet d’ean. Un second bloc, non moins grand, surplombait au-dessus 
da premier, et l’intervalle qui les séparait Yun de l'autre n’était 
pes asser considérable pour qu’on pit le franchir sans se courber. 
Le sentier se continuait-il de l'autre cdté? c’est ce que nous igno- 
rions. Carrier s‘avanca pour |’examiner: mais 2 peine eut-il fait deux 
pas, qu’il glissa sur !a pierre polse et humide. Je le crus un moment 
perdu. A un metre au plus, le rec plongeait a pic dans les eaux pro- 
fondes et mugissantes. Ni mains ni baton ne pouvaient rien pour 
Yarréter, et nous-mémes, si prés de lui, spectateurs impuissants, le 
vwoyiens entratné irrésisliblement sur cette pente fatale. Mais avec 
ume présence d'esprit admirable, il se mit iacontinent 4 piéliner 
tout en glissant, et, hien qu’emporté malgré lui, sul se diriger adroi- 
tement de cété vers une saillie légére du roc, qui le retint au bord 
méme du goufire. Ce pelit drame ne demanda pas une minute. 

Point n’est besoin, je pense, d’ajouter que nous jugedmes inutile 
d’essayer 4 notre tour notre adresse et notre sang-froid sur ce pas 
difficile, et que nous tourndmes prudemment I’ obstacle. Deux jours 


424 UNE ASCENSION EN DAUPHINE. 


aprés, nous repassdmes au méme lieu : le roc était sec, et la traver- 
sée se fit aisément. 

A huit heures du soir, aprés une journée de qualorze heures de 
marche, nous arrivames a Ville-Vallouise. Nous y rectimes l’accueil 
le plus prévenant et le plus empressé de la part du propriétaire de 
Phdétel du Kiosque, un ex-zouave, franc, jovial, actif, et arrivé, di- 
sait-il, tout fraichement du Sahara pour nous servir. 


En traversant l’immense névé du glacier Blanc, nous anions pu, 
malgré les brouillards, obtenir une éclaircie sur les Ecrins, et nous 
ne les avions pas jugés inabordables. Une promenade 4 Briancon 
nous donna quelque repos et nous rejeta jusqu’au 17. A cette date, 
nous partimes de Ville-Vallouise, munis de provisions pour plusieurs 
jours ; parvenus au premier plateau du glacier Blanc, et celui-ci tra- 
versé, nous choisitmes notre gile sur les rochers voisins, non loin 
sans doute de l’abri dit « hétel Tuckett, » que nous ne pumes décou- 
vrir. 

A peine arrivés, notre premier soin fut de chercher et d’arracher 
des racines de geniévre destinées & entretenir notre feu. Nous en 
trouvames, mais en petite quantité. Une enceinte de pierres, con- 
struite 4 la hate, compléta notre domicile improvisé. 

Ces préliminaires achevés, on s’occupa du foyer. Nous savions déja 
qu'il n’ya pas de feu sans fumée; mais nous en edmes ce soir-la, 
‘aux dépens de nos yeux et de nos poumons, une démonstration fort 
compléte, je vous assure, et méme surabondante. C’est & peu prés 
tout ce que nous piimes tirer de nos racines de geni¢vre. 

On se rejeta sur le souper. Nous nous étions payé le luxe d’un ca- 
nard dauphinois; mais le misérable, je ne sais pourquoi ni comment, © 
peut-cire par couleur locale, se trouvait saupoudré de quantité de 
‘petits granules pierreux qui auraient fait les délices d’une autruche, 
mais dont ne s'accommodaient que médiocrement nos palais et nos 
estomacs, tout affamés qu’ils fussent. 

Tant d’émotions, toutes plus agréables les unes que les autres, 
nous avaient merveilleusement disposés au sommeil. Je me hatai 
d’installer quelques thermométres, et, nous enveloppant de couver- 
tures, collés les uns contre les autres, pour obtenir quelque chaleur, 
nous nous endormimes aussi paisiblement qu’Alexandre la: veille 
d’Arbelles, ou que Condé la veille de Rocroy, pardon de la compa- 
raison. 

A quatre heures du matin, le 18, nous quittions, aprés un léger 
déjeuner, notre soi-disant abri, qui, par un lemps de pluie, ne nous 
eat pas abriiés du tout, et a six heures et quart'nous aticignions le 
plateau supérieur du glacier Blanc. A sept heures.ciag nous tou- 


UNE ASCENSION EN DAUPHINE. 125 


chions a la base des Ecrins, et nous avions devant nous, prét au 
combat, notre redoutable adversaire. os 

C'est qu'il était armé de pied en cap, et avait fiére contenance! 
Des murs de neige et des séracs croulants nombreux en défendaient 
les abords, menacant d’écraser sous leur masse les téméraires qui 
chercheraient a les franchir. Une crevasse énorme, moins redouta- 
ble toutefois que les années précédentes , on verra plus loin pour- 
quoi, formait le second retranchement et cerclait presque compléte- 
ment la partie supérieure de la montagne, que, d’crdinaire, elle 
isole et détache en quelque sorte de sa base. Derriére ces remparts 
se dressait orgueilleusement le colosse, la poitrine couverte d'une 
cuirasse épaisse de glace dure et glissante, les épaules armées et 
hérissées de lames rocheuses , aigués, tailladées en scie, et la tate 
droite, relevée d’un air de majestueux défi; mais il avait affaire 4 
forte partie : nous étions bien décidés 4 ne reculer que devant l’im- 
possibilité absolue, et la lutte s’engagea aussitdt. | 

M. Whymper, dans le numéro de I’ Alpine-Journal, déja cité, com- 
pare en gros et assez justement, ce me semble, les Ecrins 4 une 
immense pyramide triangulaire : une face tombe perpendiculai- 
rement sur le glacier Noir et offre, dit-il, un des précipices les 
plus abrupts des Alpes, et certes M. Whymper se connait en préci- 
pices. L’autre face regarde la Bérarde, et c'est la moins accusée. 
La troisiéme, enfin, descend sur le glacier Blanc et forme un angle 
assez modéré jusqu’d ce qu’on soit aux abords du sommet. C’est 
cette derniére face que nous gravissions. . 

Des détours prudemment calculés sur les premiéres pentes, névés 
. faciles, nous débarrassérent des murs de neige et des séracs. La 
grande crevasse qui avait arrété, en 1862, M. Matthews et ses com- 
pagnons dans leur tentative, et que M. Whymper avait du, 4 la des- 
cente, franchir en sautant, était, en plusieurs endroits, comblée par 
la neige abondante du dernier hiver. Nous la passdmes sans peine 
vers la gauche. Jusqu’ici tout allait bien ; les avant-gardes étaient 
vaincues; restait le géant en personne, et la lutte prit un autre 
aspect. 

Nous nous trouvdmes sur ce que j'appelais tout a l'heure la cui- 
rasse du colosse, c’est-a-dire sur une pente de glace dure, d’une 
trés-forte inclinaison, dans laquelle il fallait tailler 4 chaque pas des 
degrés avec la hache. Tournier se mit 4 cette rude besogne. Nous 
montions ainsi lentement vers la gauche avec des précautions extré- 
mes, car, dés lors, un seul faux pas, un mouvement inopportun, 
pouvaient étre fatal & tous les trois, et a certains endroits l’eussent 
surement élé. Ce fut un des moments les plus pénibles : encore 4 
ombre, forcés de garder longtemps immobiles, tandis que se frayait 


426 UNE ASCENSION EN DAUPHINE. 


la route, nos pieds dans les entailles de glace et nos mains sur les 
alpenstocks, le corps souvent dans une position trés-incommode qu'il 
ne fallait pas songer & ehanger, sous peine de glisser et de se préci- 
piter au bas de la montagne; nous etlmes beaucoup 4 souffrir du 
froid et de la fatigue. Mais ce fut aussi un de ces moments d’4pre vo- 
lupté, ou, sentant notre vie suspendue a un fil, et sachant en méme 
temps que ce fil est en nos mains, qu'il dépend de notre sang-froid, 

de notre habileté, de la sdreté de notre pied et de notre ceil de I’y 
maintenir intact, nous éprouvons quelque chose de ce sentiment 
étrange, mis par Schiller sur les lévres de Guillaume Tell : « Je ne 
jouis vraiment de la vie que si, chaque Jour, je la conquiers sur un 
péril nouveau. » 

Obliquant toujours 4 gauche, nous renconframes une espéce d’an- 
gle sortant de la montagne, qui fut trés-diffictle & tourner ; il fallut 
tailler littéralement un sentier, presque une rainure dans ta glace, et 
abattre, de cette derniére, une masse énorme. Au dela , méme rai- 
deur de la pente; nous commencions & trouver la chose abusive, 
lorsqu’en levant la téte, au bout de quelques instants, nous apergd- 
mes, au-dessus de nous et assez prés, des rochers noiratres dont les 
plus voisins émergeaient & peine de la glace. Cela nous fit l’effet 
d’une ancre de salut, et nous montames aussi directement que pos- 
sible yusqu’a eux. 

Une ancre de salut! c’était presque un écueil de perdition qu'il 
eit fallu dire. Une pente de plus de 50 degrés, c’est déja quelque 
chose. Mettez qu’elle soit en glace raisonnablement lisse, passe en- 
core; mais faites-mi succéder des rochers presque droits, offrant 
peu de saillies, ou du moins des saillies trés-peu saillantes, reeou- - 
verts en outre, pour plus de commodité, d'une mince couche de ver- 
glas luisant et scintillant; des rochers, enfin, sous une apparence 
robuste, désagrégés, pourris par la gelée, eédant sous la main, 
alors qu’on s’y attend le moins, et pour tout résumer en deux mots, 
assez peu raisonnables, comme dit spirituellement, en parlant de 
certains de leurs fréres, M. Whymper, pour ne vouloir ni se laisser 
tenir, ni tenir eux-mémes, la plaisanterie devient trop forte, la ta- 
quinerie passe les bornes, cela tourne au mauvais youloir, & la ma- 
lignité, & la vexation. C’était pourtant le fait de ees rochers, et de 
presque tous ceux de cette coquine de montagne. 

Ai-je besoin, aprés cela, de vous décrire tous nos efforts pour les. 
gravir (car nous les gravimes)? Ai-je besoin de nous peindre 4 vos 
yeux, nous tirant, nous poussant, nous hissant les uns les autres, et 
* nous accrochant enfin le plus souvent 4 des crevx en projet, 4 des m- 
tentions de ressauts et & des soupcons de reliefs? Eh bien, nous 
nétions pas encore au bout, ni méme au plus beau de nos peines. 


UNE ASCENSION EX DAUPHIKE. 427 


Une cheminde, qui se présenta sur ces entrefaites, nous parut un pro- 
bléme insoluble. Elle n’était pas bien haute, mais elle était lisse, 
lisse @ ne pas faire un pli; quelque chose de phénoménal dans le 
gehre, de quoi nous étonner enfin, nous qui croyions ne devoir plus 
nous étonner de rien! Langlemps nous Ja considérames avec stu- 
peur. Puis Tournier me regarda, je regardai Carrier, et Carrier nous 
regarda tous les deux, et dans chacun de ces regards se dessinait un 
point d'interrogation formidable. Peurtant il fallait passer par 14 ou 
redeacendre : on y passa, comment? je ne me charge pas de le dire, 
je ne \’ai pas encore compris. Peu de temps aprés l’aréte de gauche 
de la montagne fut alteinte, il n’y avait plus qu’a la suivre. 

Quand je dis qu’iln’y avait plus qu’a la suivre, cela ne signifie nul- 
lement que ce fut chose facile , vous pouvez aisément en juger. Fi- 
gurez-vous une créte iroile, mais si étroite que, dit M. Whymper, 
on se demande de quel cété tomberait un bloc qu’on essayerait d’y 
placer en équilibre. Figurez-vous celte créte bordée, d’une part, d’un 
joli précipice & pic d’environ 1,000 métres, donnant sur le glacier 
Noir, de l'autre par la genlille pente de glace vive que vous connais- 
sez. Figurez-vous cette créte, non pas unie mais dentelée dans tous 
les sens et de toutes les maniéres, de telle sorte qu'il soit impossible 
dela suivre d'une facon continue, mais qu’il faille sans cesse des- 
cendre un peu de cété sur la face oblique de la montagne. Figurez- 
vous, entre ces dentelures, des lits de neige formant une corniche 
fragile au-dessus du glacier Noir, et cette corniche percée a jour 
parfois, laissant apercevoir sous elle l'effrayante profondeur de 
l’'abime. Figurez-vous encore les rocs formant cette créte, pourris a 
un tel point que le plus expérimenté montagnard ne saurait avancer 
dessus sans détacher presque continuellement des blocs de toute 
taille. Enfin, représentez-vous, marchant sur cette créte, trois hom- 
mes attachés par la ceinture & la méme corde, d’environ 4 en 
4 métres, corde qu'il faut constamment empécher de s‘accro- 
cher aux moindres pointes, et maintenir tendue & un degré qui ne 
soit ni insuffisant ni excessif, et vous comprendrez quelles précau- 
tions inouies, quelle attention infatigable et incessante, quel ensem- 
ble et quelle précision dans les mouyements demande une telle 
situation. 

Cela dura plus d'une heure et demie. Plusieurs sommets secon- 
daires se présentérent successivement, le vérilable fuyait toujours. 
Ce ne fut qu’a deux heures de l’aprés-midi que nous |’atteignimes. 
L’aseension nous avait coulé en tout dix heures, dont au moins cing 
de latte acharnée et sans tréve. 


C'est mon habitude, lorsque j’ai vaincu quelque haut sommet, de 











428 UNE ASCENSION EN DAUPHINE. 


me mettre 4 deux genoux, et de remercier Dieu de la protection 
qu’il-m’a accordée et de la magnificence des spectacles qu’il me 
donne de contempler. Je n’y manquai. pas cette fois, et la chose en 
valait la peine : un horizon splendide, un de ces horizons uniques 
des hautes cimes se déroulait sous nos yeux. 

Le mont Blanc apparaissait en face, dominant la foule des monta- 
gnes au-dessus desquelles on le voit dresser peu & peu, a mesure 
qu’on s‘éléve, sa téte altiére, et conservant, malgré la distance, 
toute la netteté et tout le prestige de ses proportions colossales. A ses 
cétés, le Buet & blanche coupole d’une part; de l’autre le farouche 
Cervin, tristement célébre, le vaste mont Rose, et plus prés le Grand- 
Paradis et la Grivola se distinguaient aisément. Le Viso venait en- 
suite, empreint, dans son isolement, d’un cachet de fiére et dédai- 
gneuse grandeur. Puis, plus prés encore, de l’autre cété du glacier 
Noir, le massif Pelvoux, la sombre Aile-Froide , par dela le glacier 
Blanc, celui de la Plate et celui du Cldt des cavales, )’aiguille hardie’ 
de la Meije, et tout autour, enfin, la multitude des monts secondai- 
res, vagues Immenses d'une mer sans bornes, qui semblent tantot 
onduler doucement, tantét se dresser menacantes et écumeuses, sous 
leurs crétes de glace, et rouler de tous les points de J’horizon. Tout 
cela dans une atmosphére d'une pureté parfaite, et sous les rayons 
d'un soleil que ne voilaient pas les plus légéres vapeurs. Vraiment 
c'élait beau et c’était grand! Orbe de feu roulant triomphalement 
dans l’espace et inondant de ses clartés ; douceur indicible, pro- 
fondeurs mystérieuses, incommensurables de l’azur céleste, transpa- 
rence lumineuse de l’air; éclat du rayon d’or, ce joyeux sourire de 
la nature, sur la face ridée et noirdtre des vieux rochers ; scintille- 
ments brillants, reflets moirés, pureté exquise des neiges ; brumes 
immobiles des vallées et des plaines semblables 4 autant de lacs 
bleudtres; et puis, au milieu de toutes ces splendeurs, sous ce fir- 
mament arrondi comme la voite d'un palais immense, sous les flots 
de lumiére de cette lampe flamboyante et inextinguible, suspendue 
par la main de 1’Eternel, tous ces pics couronnés, assis dans leur 
gloire comme une assemblée de rois et de vieillards augustes, drapés 
dans les larges plis de leurs manteaux d'argent et présidés par le plus 
auguste et le plus grand d’entre eux; lui, surtout, le vieux mont 
Blanc, le monarque de tous ces monarques, le géant pur excellence 
parmi tous ces géants, déployant avec une sorte de calme assurance, 
et comme s'il avait conscience de ses droits 4 une prééminenee 1n- 
contestée, ses formes amples et vigoureuses, ses contours tantot ar- 
rondis mollement, tantét énergiquement brusques, et ramenant tou- 
jours a soi les regards par je ne sais quel charme magique de plus 
compléte et plus puissante beauté; quel ensemble sublime, quelle 


UNE ASCENSION EN DAUPHINE. 429 


indescriptible harmonie! Quel reflet de la face du Trés-Haut, quelle 
glorieuse image de la majesté, de la toute-puissance, de }’inaltérable 
paix, de la béatitude infinie de celui dont, suivant le grand saint 
Paul, le monde visible nous révéle l invisible beauté! 

Comment refaire ce tableau? Comment exprimer ce vaste et har- 
monieux mélange d'or, d’argent et d’azur, coupés de teintes plus 
sombres, et tantét tranchant l’un sur l’autre, mais sans crudité au- 
cune; tantét admirablement nuancés, fondus doucement l'un dans 
l'autre, et défiant le regard le plus exercé de discerner leur commune 
limite? Comment retracer la netteté, l’énergie, la hardiesse, la grace, 
la prodigieuse variété de toutes ces lignes? Comment rendre surtout 
l’élan de ces milliers et milliers de cimes qui semblent se soulever 
toutes 4 la fois pour obéir a la voix de celui qui les appela dans les 
airs? 

Cest en présence de ces choses qu'on voudrait se sentir poéte. 
C'est en présence de ces choses qu’on souhaiterait d’avoir la harpe et 
le génie inspiré d’un David, pour donner & tous ces étres une voix 
humaine, pour faire tressaillir toute poitrine et tout coeur aux ac- 
cents de cet hymne universel, pour ravir de joie et d’admiration 
toute oreille et toute Ame! 

J'ai dit comme j’ai pu ce que j'avais devant moi 4 cette heure mé- 
morable. Dirai-je ce qu'on ressent sur cette cime, alors que, de ce 
monde ouvert 4 la vue, s’échappent de toutes parts comme de ma- 
gnétiques influences gui vous pénétrent tout entier. L’air Apre des 
hautes régions, auquel on s’est habitué déja, n’oppresse plus la poi- 
trine, tout en continuant d’activer la vie. Le bien-étre des sens, que 
rien ne choque et rien ne trouble, se joint au bien-étre de l’ame, que 
tout éléve et transporte. La paix régne au dedans comme au dehors. 
On est monté trop haut pour que les bruits de la terre puissent vous 
atteindre; un silence absolu vous enveloppe et vous étreint. II n'est 
rompu qu’a de rares intervalles par la chute de quelque sérac for- 
mant avalanche, et dont la détonation subite ne fait que rendre plus 
imposant et plus solennel le calme profond qu'elle trouble, et qui I’a 
bien vile absorbée. 

Ce n’est pas assez du silence, il y faut joindre encore l’isolement 
le plus complet. Il est des sommets trés-élevés — le mont Blane, par 
exemple — dou l’on apercoit encore les habitations des hommes, 
amoindries, il est vrai, écrasées par leur énorme disproportion avec 
ce qui les entoure, perdues dans l’ espace immense, devenues presque 
imperceptibles, mais 14 pourtant, toujours 1a, pour nous rappeler 
aux petitesses, aux mesquineries, au prosaisme des passions et des 
intéréts quotidiens. A la cime des Ecrins, rien de semblable n’attire 
le regard ni ne le blesse; pas un vestige, si mince soit-il, ne trahit, 

40 Ocrosss 1872. 9 





430 UNE ASCENSION EN DAUPHINE. 


dans tout cet horizon que la vue embrasse, le travail ou Ja présence 
d'une créature humaine, disons plus, d’une créature animée, quelle 
qu’élle soit; on se croirait seul au monde, seul en face de la nature 
et de Dieu. 


Aprés nous étre livrés quelque temps tout entiers 4 la contempla- 
tion de ces merveilles grandioses, nous nous assimes et partagedmes 
le modique repas qui restait au fond de nos havresacs. C’est 4 peine 
si d’abord je pus couper mon pain. Telle avait été la continuité de 
nos efforts, que ma main droite, crispée sans interruption, pendant 
de longues heures, sur mon alpenstock, était en proie 4 des crampes 
douloureuses. 

Nous demeurdmes, tout compris, une heure et demie sur la cime, 
ou, plus exactement, prés de la cime, véritable pointe rocheuse cou- 
verte en partie de neige et de glace, taillée 4 pic-d’un cété, de l'autre 
en forte pente, et se reliant, ainsi qu’il a été dit, 4 droite et 4 gauche, 
4 des crétes aigués. Le reste de ce temps fut employé 4 faire quel- 
ques expériences météorologiques, 4 dresser avec des fragments de 
roc une de ces peliles pyramides commémoratives appelées, dans la 
langue des montagnes, « bonshommes de pierre, » 4 planter un ba- 
ton muni d'une sorte de drapeau, baton apporté 4 grand’peine par 
Carrier, qu il avait géné considérablement tout le long de la route; 
enfin 4 écrire nos noms sur un papier placé ensuite dans une bou- 
teille soigneusement close et enfouie. Aprés quoi, il fallut songer a 
la descente. | 

J’ayoue en toute franchise que ce ne fut pas sans une certaine in- 
quiétude que nos pensées se tournérent de ce cété. La montée, on l’a 
vu, n’avait pas été précisément commode, et avait exigé une pru- 
dence extréme; or on sait qu’a la descente, les difficultés et les pé- 
rils doublent. On comprendra mieux, du reste, nos préoccupations, 
lorsqu'on aura entendu l’aveu que fait M. Whymper lui-méme. « Je 
confesse, dit-il, que si n’importe qui m/’était venu dire alors : — 
« Whymper, vous étes bien fou d’étre venu ici. » Jaurais répondu 
avec humilité : « Ce n’est que trop vrai. » Et si mon interlocuteur 
eut ajouté : « Jurez que si vous arrivez sain et sauf au bas de cette 
montagne, yous n’en gravirez plus aucune. » J'incline a croire que 
Jaurais prété le serment. » 

« Je suis si loin, ajoute-t-il, d’engager personne a réitérer l’expé- 
dition, que je désire consigner ici, comme ma conviction, que si af- 
fligé et si misérable que puisse avoir été un homme, s'il se trouve 
sur la pointe des Ecrins aprés une tombée de neige nouvelle, il pas- 
sera vraisemblablement par des épreuves et des calamités cent fois 
plus terribles que toutes celles qu’il aura pu déja traverser. » 





DUNE ASCENSION EN DAUPHINE, 431 


Descendre par la route que nous avions prise en montant ne son- 
riait 4 aucun de nous. Chose étrange, méme effet s'était produit 
chez M. Whymper et ses compagnons. Seulement, eux venus par |’a- 
réte de droite, lui préférérent pour le retour celle de gauche. Pour 
nous, qui étions venus par celle de gauche, nous opindmes & la des- 
cente pour celle de droite. C’est dire que les deux chemins ne va- 
laient guére mieux l’un que l'autre. 

En effet, Varéte de droite ressemblait terriblement 4 celle de 
gauche. Aprés avoir suivi quelque temps — peu de temps — la pre- 
mi¢re, on s engagea sur une espéce de couloir neigeux 4 pente for- 
midable, juste ce qu'il nous fallait pour arriver en bas le plus vite 
possible — il n’y avait qu’un danger, celui d'y arriver trop vite. — 
Une idée sublime vint a Tournier : il se mit a reculons, le visage 
tourné contre la pente, et solidement fixé des mains au rocher. Alors, 
enfoncant vigoureusement, et a plusieurs reprises, la pointe du pied 
droit dans la neige, il y pratiqua un trou profond. Allongeant ensuite 
lajambe gauche un peu plus bas, il fit avec le pied gauche la méme 
operation; puis il la réitéra du pied droit un peu plus bas encore, et 
ainsi de suite. Nous venions aprés lui, Carrier et moi, et, a recu- 
lons comme lui, étreignant d’une main l’alpenstock profondément 
enfoncé, nous introduisions successivement les pieds et l’autre main 
dans les cavités qu il avait creusées. I] ne fallait rien moins que l’ex- 
cellent état de la neige pour que cette manceuvre fut possible. Qu’on 
se figure celle-14 ou trop douce, et cédant sous le poids d’un de nous, 
ou trop dure et trop glissante pour fournir un point d’appui suffi- 
sant, et l’on comprendra aisément ce qui fit arrivé. Cette descente 
quasi perpendiculaire dura prés d’une heure; puis la grande cre- 
vasse fut de nouveau, et aussi facilement que la premiere fois, fran- 
chie sur un autre point. On retrouva les névés; 4 cing heures, on 
éait au pied des Ecrins, 4 six heures, de retour au gite. 

La seconde nuit se passa, 4 peu dechose prés, comme la premiére. 
Le lendemain, nous nous rendions a la Bérarde par le glacier Noir 
et le col de la Tempe, avec un vent épouvantable qui nous fit d’au- 
tant plus apprécier le temps superbe de lajveille et l’heureux succés 
de notre expédition. 

Telle fut celte course, qui comptera parmi mes meilleurs souve- 
nirs de montagne. J’y ai trouvé tout ce qui fait pour moi le charme 
de semblables excursions : solitudes immenses, glaciers magnifi- 
ques, séracs imposants, vastes névés, cimes hardies, vues variées 
et splendides, dangers réels sans doute, mais heureusement sur- 
montés. 

Quel dommage que le pays qui renferme de telles beautés soit si 
peu visité! Quel dommage que cettenature sévére, apre, triste méme 








432 UNE ASCENSION EN DAUPHINE. 


et désolée, mais empreinte aussi de tant de majesté et de grandeur, 
cette nature tout originale, et dont le pendant complet ne se retrouve 
ni dans les Pyrénées, ni dans la Savoie, ni dans la Suisse, soit si peu 
connue, méme de ceux qui sont nés prés d’elle. 

On en donne pour raison l’absence dans ces montagnes du confort 
que la grande majorité des touristes apprécie tant ailleurs ; et ceux qui 
s‘intéressent au Dauphiné appellent de tous leurs voeux |’heureux 
jour ou cette contrée ne le cédera, sous ce rapport, & aucune autre. 
Pour moi, je le regrette d’avance. Une chaumiére dans laquelle on 
a recu la franche hospilalité des campagnes, ot 1’on a vécu quelques 
jours de la vie frugale et paisible des cceurs simples, droits et reli- 
gieux qu'elle abrite; un pauvre presbytére dont le curé — comme 
tel que je pourrais nommer — a mis spontanément a la disposition 
du voyageur inconnu table, lit et soins empressés; méme la simple 
anfractuosité du roc ou l'on s’est blotti pour la nuit et ot I’on a gre- 
lotté pendant son sommeil, sont choses qui se gravent dans l’Ame en 
traits autrement durables et doux que le bien-étré d'un luxueux hé- 
tel. Si l’on y revient jamais, on est heureux de les revoir; on sent 
que désormais ils font en quelque sorte partie de nous-mémes. Ce 
sont de ces souvenirs qui ne s’effacent plus, paree que, comme di- 
sait, je crois, Topffer, le coeur, plus encore que la mémoire, en a la 
garde. 

H. Vincent. 


LA TRAITE DES COULIES CHINOIS 





[’histoire de l’esclavage, dans les sociélés modernes, est bien 
connue. On sait quels efforts persévérants ont été faits, surtout 
depuis le commencement de ce siécle, pour la répression de la 
traite et l’abolition de l’esclavage, et quels ont été les résultats, — 
encore incomplets, — de ces efforts. L’Angleterre a eu le ‘mérite 
d'accomplir, avant nous, cette grande réforme : dans les colonies 
francaises, V’esclavage, résistant, pendant trente ans, aux attaques 
d’ hommes aussi généreux qu’illustres, 4 la téte desquels était M. le 
duc de Broglie, ne fut supprimé qu’en 1848 : bien que plusieurs 
nations aient, depuis ce temps, suivi notre exemple, cette odicuse 
institution subsiste encore sur quelques points du globe : bientét, 
nous l’espérons, elle aura cessé de vivre, et on est heureux d’ajou- 
ter que cette victoire définitive de la civilisation sera due, pour une 
bonne part, 4 un comité francais dont les membres n’ont cessé, 
depuis longues années, de travailler par Ja parole, par la plume et 
méme par des démarches prés des gouvernements récalcilrants, a 
lémancipation des derniers esclaves dans les nations chrétiennes. 
Parmi les membres de ce comité, comment ne pas citer, outre 
M. Laboulaye, deux noms chers & cette Revue: M. Albert de Bro- 
glie, qui ne pouvait manquer de suivre, sur ce point comme sur 
fant d’autres, les glorieuses traditions paternelles, et le regrettable 
M. Cochin, dont le bel ouvrage sur Abolition de Pesclavage a si 
bien mis en lumiére Jes inconvénients économiques, en méme temps 
que l’immoralité de cette institution toute paienne? 

Mais qu’on y prenne garde : les mauvaises instilutions sont 
comme ces plantes nuisibles et trop vivaces qui poussent des reje- 
tons 4 cété de la tige qu'on a coupée, et dont on ne peut, qu’a 
grand’peine, purger complétement le sol. Condamné par le chris- 
tianisme et par tous les hommes de bien, aboli par une grande 


454 LA TRAITE DES COULIES CHINOIS, 


partie des nations civilisées, le commerce des esclaves a essayé de 
revivre sous un autre nom et sous une autre forme. Au lieu de 
prendre ses victimes parmi les négres des cétes d'Afrique, il les 
choisit aujourd’hui parmi les Chinois pauvres, obligés de chercher 
du travail 4 Pétranger. Au lieu de s’appeler la « traile des noirs, » 
il prend le nom d’ « émigration des coulies. » Sauf ces différences, 
Je sort des coulies, engagés par un contrat dont nous ferons con- 
naitre les termes et la portée, ressemble singuliérement a celui des 
esclaves; et le trafic des Chinois, la « traite des jaunes, » comme 
on l’appelle, n’est pas moins abominable que la traite des noirs. 
Ceux qui voudront bien lire ce travail, en seront promptement 
convaincus, 

Nous ne sommes pas, — heureusement, — les premiers 4 pro- 
tester contre cet odieux trafic des coulies. Plusieurs voix, déja, se 
sont élevées pour le flétrir: M. de Beauvoir, dans le récit de son 
voyage 4 Macao‘, a dépeint, en termes émouvants, la condition 
misérable des émigrants chinois. A diverses reprises, nous cite- 
rons son témoignage autorisé. Plusieurs fois, la méme question a 
été agitée au Parlement anglais. Dans la séance du 16 tévrier der- 
nier, notamment, deux membres de la Chambre des communes, 
MM. Hughes et William Fowler, ont interpellé sur ce sujet le gou- 
vernement anglais. D’autres protestations se sont fait entendre, et 
nous aimons 4 penser que nos agents diplomatiques, dans leur cor- 
respondance avec le ministre des affaires élrangéres, ne sont pas 
les derniers 4 plaider la cause des malheureux coulies. — Jus- 
qu’ici, ces efforts sont demeurés sans résultats sérieux. Seul, le 
gouvernement des Etats-Unis s’est honoré en inferdisant 4 ses na- 
tionaux le commerce et le transport de ces nouveaux esclaves; 
mais les autres nations ont toléré, quelques-unes méme ont encou- 
ragé ce détestable trafic. Nous avons, sous les yeux, des documents 
nouveaux qui révélent tous les abus auxquels donne lieu |’ « émi- 
gration des coulies. » C’est un devoir, croyons-nous, de faire con- 
naitre au public, telle que ces documents l’exposent, la condition 
affreuse des émigrants chinois, engagés par contrat, et de réclamer, 
une fois de plus, des réformes aussi promptes qu’énergiques. 

Mais avant de raconter quel est le sort du coulie, depuis son 
engagement par contrat, dans un port de Chine, jusqu’a son-arrivée 
dans cerlaines colonies, il est indispensable de rappeler comment 
cette émigration des coulies a pris naissance, et quels efforts ont élé 
faits, jusqu’ici, pour les réglementer. . 


_! Voyage autour du monde. Tome Il, Java, Siam et Canton. 


LA TRAITE DES COULIES CNINOIS. 435 


On sait que la Chine est le pays le plus peuplé du aondes au- 
tant qu "en ont pu juger ceux qui l’ont visitée, elle compte de trois 
cents 4 cing cents millions d’habitants, et sa population s’accroit 
de un pour cent, c est-a-dire de trois A cing millions par année! Les 
ressources du pays ne répondent pas 4 ce nombre prodigieux d’ha- 
bilants : le sol, fertile dans certaines régions, est improductif, en 
beaucoup d’autres. Aussi la misére est telle, dans Jes derniéres 
classes de la société, que beaucoup de Chinois meurent, chaque 
année, faute de nourriture, et que d’autres ne reculent devant rien. 
pour apaiser la faim qui les torture: on a vu parfois, dit M. de 
Beauvoir, des mendiants aller.dérober les tétes des suppliciés a 
les manger! : 

C’est A cette misére indescriptible, causée par ]’excés de popu- 
lation, qu'il faut surtout attribuer le meurtre ou \’exposition. de 
tant de nouveau-nés, le développement inoui de la piraterie le 
long des cétes, les crimes de toute sorte, tellement fréquents que, 
dans ce pays ot Ja peine de mort, il est vrai, est facilement appli- 
quée, il y a plus de dix mille exécutions par an. 

Réduits.4 une telle pauvreté, obligés de faire des efforts surhu- 
mains pour.se procurer les choses les plus indispensables 4 l’exis- 
tence, les Chinois doivent naturellement étre portés 4 quitter leur 
pays, afin de chercher, 4 |’étranger, les moyens de vivre et de s’en- 
richir. Depuis longtemps, ils ont envahi les ports des contrées qui 
environnent ja Chine, et comme ils ont toujours été patients, labo- 
Fieux, infatigables et économes, ils y ont réussi dans toutes leurs 
entreprises. Aprés la guerre de 1842, qui a mis la Chine en. relar 
tion avec les puissances de ]’Occident, les habitants de cet empire 
eurent Pidée d’aller tenter la fortune-dans les pays chrétiens, méme 
les plus’ éloignés. La pacification de la Californie par les Améri- 
eains et la découverte des mines d'or dans les colomies anglaises 
d’ Australie, les aftirérent surtout vers ces deux vastes contrées. 

Dés 1852, un agent anglais, M. White, écrivait de Macao, qu’ « en 
' dépit des réglements du. Céleste-Empire qui prohibent |’émigra- 
tion, les Chinois quittent volontiers leur pays et sont préts & aller 
partout ot: ils ont chance de gagner leur vie. » Depuis cette épo- 
que, l’émigration a pris, chaque année, un nouveau développe- 
ment, et aujourd’hui, on formerait une nation si l'on groupait en 
un seul pays ces innombrables « coulies » qui se sont répandus 


136 LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. 


sur vingt points du globe, en Californie ou 4 Java, en Australie ou a 
Singapour, au Pérou ou a Manille, dans les Indes orientales ou a 
Cuba, afin d’y chercher un travail remunérateur. 

Parmi ces coulies, il en est un certain nombre qui ont pu trou- 
ver autour d’eux, ou emprunter 4 des parents déja installés et 
enrichis 4 l’étranger, la somme nécessaire pour acquitter le prix 
de leur traversée et les dépenses de ]’émigration. Ces coulies sont 
appelés « les émigrants libres. » — Mais d’autres, — malheurev- 
sement en trop grand nombre, — ne peuvent payer les frais de 
leur voyage 4 |'étranger : ils s’entendent alors avec un agent d’émi- 
gration auquel ils vendent, moyennant une somme déterminée, 
et pour un cerlain nombre d’années, leur personne et leur travail. 
En d'autres termes, ils s’engagent, par contrat, 4 faire, pendant 
plusieurs années, et avec un salaire presque nul, tous les travaux 
que’ leur commandera le maitre, encore inconnu d’eux, auquel 
agent d’émigration les expédiera, ou, pour parler plus exacte- 
ment, les nevenpra. Ces émigrants sont ordinairement désignés sous 
le nom d’ « émigrants par contrat. » 

Il importait d’autant plus de distinguer ces deux catégories d’é- 
migrants, que nous ne parlerons ‘pas, dans ce travail, des émi- 
grants libres. Ceux-ci peuvent étre plus ou moins bien accueillis, 
plus ou moins bien traités, dans le lieu ot ils vont s’élablir : mais, 
en général, leur condition ne différe pas sensiblement de celle 
des autres ouvriers, commissionnaires ou commergants du pays. On 
verra combien plus misérable est la situation des coulies engagés 
par contrat. 

Du jour ot elles entrérent en relations avec la Chine, les puis- 
sances occidentales s’empressérent d’encourager |’émigration. Outre 
que leurs colonies qui, pour la plupart, manquaient de bras, avaient 
intérét 4 recevoir de nouveaux travailleurs, ces puissances com- 
prirent que le flux et le reflux des migrations chinoises serait le 
meilleur moyen de faire pénétrer dans Je Céleste-Empire les prin- 
cipes de la civilisation chrélienne, et que les coulies, en revenant 
en Chine, y rapporteraient des idées nouvelles qu’un siécle enticr 
de négocialions diplomatiques n’aurait pas fait accepter aux man- 
darins. 

Mais, en méme temps qu’elles se montraient favorables & I’émi- 
gration, les puissances occidentales avaient le devoir de protéger 
l’émigrant chinois, d’assurer, 4 son départ de Chine, pendant la 
traversée, et A son arrivée aux colonies, Je respect de sa liberté et 
la protection de sa personne. On va voir combien peu de gou- 
vernements ont fait d’efforts en ce sens, et combien a été faible, 
] usqu’ici, le résultat de ces efforts. 


LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. 137 


Le 25 octobre 1860 fut conclue, entre la France et la Chine, la 
convention de Pékin, additionnelle au traité de Tien-Tsin. L’art. 9 
de cette convention, relatif 4 \’émigration des coulies chinois, est 
ainsi concu : 


a Il est convenu, entre les hautes parties contractantes, que, 
dés que les ratifications du traité de Tien-Tsin auront été échan- 
gees, un édit impérial ordonnera aux autorités supérieures de 
toutes les provinces de empire de permetlre 4 tout Chinois qui 
voudrait aller dans les pays situés au dela des mers pour s'y éta- 
blir ou y chercher fortune de s’embarquer, lui et sa famille, s’il le 
veul, sur des batiments francais qui se trouveront dans les ports de 
empire ouverts au commerce étranger. 

« Il est convenu aussi que, dans l’intérét de ces émigrés, pour 
assurer leur entiére liberté d’action et sauvegarder leurs intéréts, 
les autorités chinoises compétentes s’entendront avec le ministre 
de France en Chine, pour faire les réglements qui devront assurer & 
ces engagements, toujours volontaires, les garanties de moralité et 
de sureté qui doivent y présider. » 


Les négociations entre la France et la Chine, pour la rédaction 
des réglements dont parlait cet article 9, restérent pendantes jus- 
qu’en 1866 : durant ces six années, I’émigration se fit, d’aprés 
des réglements provisoires, édictés par les commissaires-alliés a 
Canton, et maintenus en vigueur, jusqu’é la publication des régle- 
ments définilifs. 

Le 5 mars 1866, une convention fut enfin signée 4 Pékin entre 
la France, l’Angleterre et la Chine. Cette convention fixait la durée 
de l’engagement & cing années. Aprés ce délai, )’émigrant -avait 
droit 4 la somme nécessaire pour assurer son rapatriement : sil 
contractait un second engagement de cing ans, .ce qu'il était tou- 
jours libre de faire, il recevait une prime équivalente 4 la moitié 
du prix de son passage en Chine, et c’était seulement a l’expira- 
tion de ce deuxiéme engagement qu'il obtenait la somme destinée 
4 assurer son retour dans sa patrie. — Le travail des coulies, 
pendant la durée de leur contral, ne devait jamais étre de plus 
de six jours sur sept, et de plus de neuf heures et demie par 
jour. 

Cette convention n’était pas parfaite, sans doute, et prétait le 
flanc & plus d'une critique. Cependant, malgré ses défauts, elle 
eit réalisé un progrés sérieux, et accordé une certaine protec- 
tion aux coulies chinois : nous allons dire pourquoi: elle n’a pas 
été exécutée. 

Une fois signée par les représentants de la Francé, de l'Angle- 


438 LA TRAITE DES CUULIES CHINOIS. 


terre et du Céleste-Empire, cette convention fut promuiguée comme 
loi de l'empire, par le gouvernement chinois. Au contraire, dés 
qu’elle fut connue en France et en Angleterre, les intéressés éle- 
vérent des réclamations : ils trouvaient que la convention était 
trop onéreuse pour les planteurs, Aujourd’hui, disaient-ils, sous 
le régime des engagements de huit ans, avec douze heures de tra- 
vail par jour, et un salaire de quatre piastres par mois, sans droit 
au rapatriement, le planteur des colonies ne réalise qu’un mince 
bénéfice sur le travail des coulies qu’il a achetés. Si engagement 
est réduit 4 cing ans, le travail 4 neuf heures et demie par jour, et 
si le propriétaire doit payer le rapatriement, il devra, ou renoncer 
4 avoir des coulies, ou réduire de moitié, au moins, leur salaire 
mensuel : dans les deux cas, un coup fatal serait porlé 4 l’émigra- 
tion chinoise. 

Par suite de ces réclamations, la convention ne fut ratifiée ni 
par la France, ni par le gouvernement anglais, et ces deux puis- 
sances s’adress¢crent & la Chine pour obtenir la révision des dispo- 
sitions regardées comme trop désavantageuses pour les planteurs. 
Différentes modifications furent préparées, & Londres et a Paris; 
mais le gouvernement chinois répondit que som honneur était inté- 
ressé‘au maintien d’une convention qu’il avait signée et promul- 
guée comme loi d’empire, et que, dés lors, la révision du traité 
de 1866 était impossible. 

Ainsi la convention, regardée comme valable par le gouverne- 
ment chinois, est considérée comme nulle par la France et PAn- 
gleterre. Que résulte-t-il de 1a? C’est que toute opération d’émigra- 
tion réguliére est devenue impossible. L’émigration irréguliére, 
c’est-a-dire la traite, en a profité. 

Nous avons maintenant 4.étudier comment se pratique cette traite 
des coulies, et quel est le sort des émigrants chinois, soit dans les 
agences d’émigration, soit sur les batiments, pendant la traversée, 
soit dans les colonies ov ils sont envoyés. 


i 


If 


Le foyer principal de la traite des coulies est la presqu’tle de Ma- 
cao: c’est 14 qu il faut nous transporter pour voir comment se fait 
cet infame commerce. 

Macao, situé 4l’embouchure de la riviére de Canton, est régi par 
un gouverneur portugais, bien que la Chine n’ait jamais reconnu 


LA TRAITE DES COULIES CHINOIS, 159 


au Portugal la propriété absolue de cette presqu’ile, et ait prétendu 
pendant longtemps, y exercer une certaine autorité. On pourrait 
comparer cette colonie 4 certains animaux métis qui ont tous les 
vices des espéces dont ils tiennent, sans aucune de leurs qualités : 
«Sorte de sangsue apposée: au colosse chinois, cet élablissement 
amphibie, écrit M. de Beauvoir‘, n’a jamais été bien délimité dans 
ses élements organiques... Ni portugais pur, ni chrétien, ni boud- 
dhiste, hésitint entre ses gouverneurs portugais et ses mandarins 
tenaces, sans cesse en lutte,... Macao n’a acquis une assielte véri- 
table que depuis les efforts du vaillant Ferreiro de Amaral, mais 
le vieox fonds de pourriture d’une origine batarde est difficile 4 ba- 
layer d’un seul coup. » 

Ce « vieux fonds de pourriture » sera d’autant plus difficile a ba- 
layer qu’une colonie anglaise, Hong-Kong, située en face de Macao, 
de autre cdlé de l'embouchure de la riviére de Canton, a attiré a 
elle, grace & Vactivité et aux capitaux de la Grande-Bretagne, tout le 
commerce avec la Chine, dont Macao était autrefois le centre. Privé 
de cette source honnéte d’enrichissement, l’antique comptoir portu- 
gais se rabat sur les trafics les moins honorables, les spéculations 
les plus équivoques. Les maisons de jeu, remplies de « grecs » de 
la pire espéce, abondent 4 Macao : les criminels qui fuient la justice 
chinoise y trouvent un refuge; les gens suspects, sans scrupule et 
Sans morale, composent une partie notable de la population. Per- 
sonne, mieux que ces gens, n’était propre a faire la traite des cou- 
lies : c’élait 4 Macao que cet odieux commerce devait naturellement 
prendre racine et se développer. 

Examinons avec les détails, souvent si douloureux, dont ce sujet 
est rempli, comment s’opére « l’émigration » qui mérite a trop juste 
litre, le nom de « traite des coulies. » Il nous faut d’abord étudier 
la situation du coulie avant son embarquement, et voir: 1° comment 
sont recrutés les émigrants ; 2° comment ils sont traités dans les 
agences d'émigration ; 3° aprés quelles formalités ils signent le con- 
trat qui les met, pendant de longues années, & la discrétion d'un 
maitre inconnu. 


2° Recrutement des coulies, — On sait par quels moyens ceux qui 
fisaient autrefois la traite des négres se procuraient leur « marchan- 
dise.» Des vaisseaux élaient postés prés du littoral de l'Afrique ; des 
hommes dressés a cette chasse faisaient tout 4 coup une descente 
sur la cole et surprenaient de malheureux négres, sans défense, 
qu’ils embarquaient aussitét et allaient vendre aux colonies : ou bien, 
profitant de guerres perpétuelles entre les tribus africaines, guerres 


! Java, Siam et Canton, page 397. 


440 LA TRAITE DES CODLIES CHINOIS. 


qu’ils entretenaient 4 dessein, les marchands de négres achetaienta 
la tribu victorieuse les hommes qu’elle avait battus et faits pri- 
sonniers. 7 

Le recrutement des émigrants chinois s'opére exactement par les 
mémes moyens. Dans les provinces du sud de Ja Chine ot les guerres 
intestines sont continuelles, les captifs sont vendus & des acheleurs 
d’hommes qui ont des agents en croisiére, le long des cétes : —Sou- 
vent aussi les pirates innombrables qui infestent les cétes de la Chine, 
surprennent 4 l’improviste de pauvres pécheurs et les vendent. — 
L’existence des maisons de jeu, 4 Macao, fournit une autre ressource 
aux acheteurs de coulies. Des entrepreneurs chinois et européens at- 
tirent dans ces établissements de malheureux joueurs qui, aprés 
avoir perdu plus qu’ils ne possédaient, sont obligés, pour s acquitter, 
de se vendre 4 leurs créanciers; ceux-ci les livrent aussitét, moyen- 
nant finances, aux agents d’émigration‘. 

L’individu qui, par l’un de ces moyens, a « décidé » des Chinois & 
émigrer, et qui les améne dans les « barracons » ou entrepdts d’é- 
migrants, recoit pour lui 40 ou 50 francs, quelquefois une plus 
forte somme ; trois cents francs environ sont remis au vendeur. 

Plus d'un lecteur refusera peut-étre d'ajouter foi 4 ces détails, on 
les croira, du moins exagérés. Et cependant, comment douter un 
seul instant de leur exactitude? L’affirmation de M. de Beauvoir 
quia vu lui-méme, & Macao, ce qu il raconte, suffirait déja pour con- 
vaincre bien des incrédules. Mais le temoignage de M. de Beauvoir 
n’est pas isolé ; pour s’en convaincre on peut consulter les documents 
relatifs au commerce des coulies, que le gouvernement anglais 2 
communiqués, il y a quatre ans, 4 la Chambre des lords et & Ja 
Chambre des communes*. Une lettre, entre autres, signée de deux 
agents de l’Angleterre, 4 Hong-Kong, est, & tous égards, digne dat- 
tention®. « A Macao, disent les auteurs de la lettre, la traite donne 
lieu 4 des excés odieux..... Il y a peu de temps, des Annamites ont 
été enlevés de vive force, ainsi que des coulies des bords du Yong-T2), 
transportés au quartier général de la traite, et la, vendus comme 
esclaves, autrement dit obligés de signer des engagements de travail 
en pays lointain, au moment ot, éloignés de leurs parents et de 
leurs amis, mourant de faim, ils étaient 4 la merci de barbares dont 
ils ne comprenaient méme pas la langue. Dés que ces contrats furent 
devenus, par l’apposition du sceau gouvernemental, formels et irré- 


1 M. de Beauvoir. Ouvrage cité, page 387. 

* Correspondances échangées, en 1867, entre le gouverneur de Hong-Kong et le 
Colonial office, et distribuées au Parlement. 

3 Lettres de MM. John Smale, chief-justice, et James Whittall au gouverneur de 
Hong-Kong (27 juin 1867). 


LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. . 4141 


vocables, le prix de ces malheureuses victimes fut payé aux misé- 
rables qui les avaient enlevés. » 

Pareils récits ont-ils besoin de commentaires? 

De 1848, époque a laquelle a commencé, A Macao, le commerce 
des ‘coulies, jusqu’en 1856, le gouvernement portugais a souffert, 
sans le condamner, les abominables modes de recrutement que 
nous avons signalés. En 1856, des mesures furent prises pour régle- 
menter l’émigration ; mais elles passérent inapercues. Les abus de- 
vinrent tels, que le gouvernement chinois lui-méme s’émut. En 
1858, il fit exécuter deux courtiers d’émigrations, et jusqu’en 1863, 
il défendit tout recrutement d’émigrants. 

En 1863, l’émigration recommenga, et, cette fois, les autorités 
portugaises essayérent de l’entourer de garanties ; elles prirent cer- 
taines mesures préventives, surtout en ce qui concerne les courtiers 
d'‘émigration, les maisons ot sont déposés les coulies avant |’em- 
barquement, et enfin la police des navires. — Nous examinerons 
plus loin les réglements portugais sur les deux derniers points, et 
hous verrons combien ils sont isuffisants. En ce qui touche les 
courtiers, les réglements portent qu’iln’yaura qu'un nombre limité 
de courtiers patentés, payant pour leur patente, 100 piastres par 
an et donnant un cautionnement de 200 piastres. Ces courtiers ne 
sortent pas de Macao; ils ont des agents recruteurs dans de nom- 
breuses communes. 

Est-il besoin de dire que ces mesures n’empéchent presque aucun 
abus? Ajoutons qu’a cdté des courtiers patentés,'il y a des courtiers 
interlopes qui se jouent de tous les réglements, tantét en enlevant 
de vive force des coulies qui ne veulent pas émigrer, tantdt en se 
concertant avec des coulies, échappés d’un dépét, qu’ils présentent 
successivement dans plusieurs dépéts, moyennant une part de leurs 
nouvelles. primes. 

Au reste, pour juger l’ensemble de la législation portugaise sur 
les coulies, mous ne saurions mieux faire que de citer un autre ex- 
— de la lettre des deux agents anglais au gouverneur de Hong- 

ong : 

« Nous consentons, disent-ils, 4 admettre qu’en théorie, la légis- 
lation des autorités portugaises sur les coulies, est irréprochable..... 
Mais il faut bien ajouter que ces autorités sont trompées par I’ac- 
complissement apparent de leurs ordonnances..... Les réglements 
mémes qui ont pour but de protéger le coulie.contre la fraude et la 
Violence, sont, avec une détestable habileté, transformés en piéges 
pour le tromper plus sdrement. Ils donnent un encouragement di- 
rect aux pirates qui infestent les cétes de la Chine, parce que dés 
quils se sont conformés 4 le lettre du réglement, ils rejettent sur 


142 . LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. 


les autorités officielles la responsabilité de la séquestration des 
coulies. » 

Les partisans de la traite des coulies ont prétendu qu’il fallait at- 

tribuer 4 la jalousie de.l’Angleterre contre Macao le langage sévére 
de ses agents. Mieux vaudrait prouver que les allégations de ces agents 
sont fausses et les faits, cités par eux, inexacts: malheureusement 
cette preuve est encore a faire. 
. Noslecteurs sont suffisamment édifiés, croyons-nous, sur la maniére 
dont s’opére le recrutement des coulies. — Suivons maintenant le 
coulie dans le « barracon » ot: il est censé entrer volontairement, 
et voyons ce qu'il y devient, jusqu’au jour de son embarquement. 


2° Séjour des coultes dans les barracons, — Une fois recrutés, les 
 coulies sont amenés dans les entrepdts de l’émigration, appelés bar- 
racons; ils y restent jusqu’a leur embarquement. Qu’est-ce que ces 
barracons, et comment les coulies y sont-ils traités? 

Les rapports, dressés par les agents du gouvernement portugais, 
parlent longuement de la surveillance que les autorités exercent sur 
ces établissements, et des garanties que présente cette surveillance : 
les maisons de dép6t, ou se réunissent les émigrés avant de s’embar- 
quer, ne peuvent, disent-ils, étre ouvertes sans une autorisation spé- 
eiale du gouvernement... Chaque établissement a un directeur, mais 
il est ouvert au nom et sous la responsabilité d’un des agents d’émi- 
gration. Il y a, 4 Macao, environ quinze établissements de cette 
sorte. Le gouvernement a le droit de fermer, quand ik lui plait, ces 
établissements. Un employé, appelé surintendant de l’émigration, 
va visiter allernativement tous les dépdts... 

En lisant ces lignes, comme tous les autres rapports de cé genre, 
ne serait-on pas-tenté de croire que, grace aux soins du gouverne- 
ment portugais, les coulies sont bien traités dans les barracons? Il 
n’en est rien, hélas! et si nous voulons avoir une idée exacte de ce 
que sont ces infames entrepdts de la traite des coulies, il nous faut 
faire un nouvel emprunt a M. de Beauvoir et reproduire, au moins 
en partie, la description du barracon qu’il a visité 4 Macao : 

« La premiére boutique du marchand d’hommes chez lequel nous 
entrons se présente sous les dehors les plus riants : des terrasses 
ornées de fleurs, des salons & meubles d'acajou; ce sont les salles 
de réception pour les fonctionnaires. Un petit bureau dans un coin, 
avec des piles de gros livres usés, vient seulement nous rappeler que 
c'est la que se fait « l’enregistrement de la chair humaine. » Les 
murs sont couverts de tableaux représentant les fortunés navires 
destinés 4 transporter les cargaisons de « fils du ciel » sous le $0 
leil meurtrier des plantations de Cuba ou dans les puits fétides de 


LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. 145 


guano du Pérou. Je regrette d’avoir & dire que le pavillon francais 
se montre beaucoup trop dans ces tristes annonces. 

« Au premier abord, cela parait donc magnifique. Mais nous aper- 
cevons de longs corridors ou, de droite et de gauche, sont entassés, 
dans des hangars, tous les Chinois en partance pour !’é migration. Ils 
sontla, attendant le départ, la figure décomposée, le corps aux cou- 
leurs blames, 4 peine vétus de guenilles pourries, ils portent le ca- 
chet le plus hideux de la misére sale, et gisent dans la plus abomi- 
nable infection... En promcnant mes regards vers ces pauvres étres 
pales, empestés, déguenillés, qui gisent 1a, autour de nous, sur les 
planches de ces chenils appelés barracons, je ne puis vous dire com- 
bien mon cceur se serre! » 

Aprés le portrait des coulies, vient le portrait du mattre de l’éta- 
blissement : 

a Le Portugais, demi-négre, qui nous proméne dans ses magasins, 
a bien le véritable aspect d’un marchand de chair humaine : il est 
gros, huileux, trapus et court; le nez est épaté, l’ceil-farouche, la 
barbe sale, et ila entre les mains un énorme gourdin a esclaves!... 
C’est tout dire. » 

«Il me semble, ajoute plus loin M. de Beauvoir, que j’entendrai 
toujours les coups secs et affreux dont j'ai vu frapper le dos d’hom- 
mes vendus par escouade, entrant et sortant a l'instar de troupeaux 
de moutons qu’on méne aux champs... ou a l’abattoir. » 

Ons’est indigné, et avec raison, des traitements que subissaient les 
négres esclaves aux colonies; on s'est préoccupé autrefois, avec rai- 
son également, du sort des condamnés détenus dans. certaines pri- 
sons. Les esclaves ou les condamnés ont-ils jamais été plus maltraités 
que les coulies dans les barracons? 

3° Formalités qui précédent Vembarquement des coulies. — Si le 
gouvernement portugais soufice avec-une faiblesse déplorable que les 
coulies soient recrutés par la violence et la ruse et traités moins bien 
que des bétes.de somme par les propriétaires.des barracons, il faut 
reconnailre qu'il a essayé de prendre. les mesures nécessaires pour 
Sassurer que les coulies quittaient volontsirement la Chine. — 
Yoyons quelles formalités doivent précéder Vembarquement des 
coulies; nous rechercherons ensuite si ces formalités garantissent, 
d'une maniére sérteuse, la liberté de l’émigrant. 

A Macao, un employé portugais, appelé surintendant de |’ émigra- 
tion, va visiter un jour tous les dépdts, et, le lendemain, il se rend 
ala maison de ville. — Dans les dépéts, il interroge les émigrants 
houvellement arrivés et leur demande s ‘ils sont venus de leur pro- 
pre mouvement, s ils savent of on les enverra. — Le lendemain, ces 


144 LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. 


mémes coulies sont menés a la maison de ville, appelée le Sénat, 
ot le corrégidor leur demande 4 son tour, en présence du surinten- 
dant de l'émigration et par l’entremise d’un interpréte, si c’est de 
leur propre volonté qu’ils vont émigrer. Il leur lit ensuite , en chi- 
nois, les conditions auxquelles ils s’engagent a partir. Malgré les 
vengeances terribles auxquelles s'exposent ceux qui refusent de par- 
tir, on voit souvent un coulie sur cing déclarer qu’il veut rester en 
Chine (combien y en aurait-il, si la liberté du choix pour eux était 
absolue?). — Ceux qui persistent dans la volonté d’émigrer sont ren- 
voyés au barracon. Six jours aprés (et pendant ces six jours les cou- 
lies ne sont pas sortis du barracon) le magistrat portugais leur re- 
nouvelle les mémes questions. 

Un ou deux mois s’écoulent d’ordinaire avant l’embarquement. 
Deux fois, pendant ce délai, le méme magistrat interroge de nou- 
veau les coulies. Si leur réponse est toujours affirmative, ils recoivent 
chacun des vétements neufs, une malle et huit piastres a titre 
d’avance ; aprés quoi, ils sont embarqués. A bord du navire, les 
mémes questions leur sont encore adressées par le capitaine du 
port, qui ira aussi, le jour du départ, s’assurer que tout est en 
régle. | 

La veille du départ, le contrat, rédigé en chinois et en espagnol, est 
signé parl’agent d’émigration, par le Chinois, s’il sait écrire, et par 
le magistrat portugais appelé corrégidor. Lorsque le coulie doit par- 
tir sur un navire espagnol, 4 destination d'une colonie espagnole (ce 
qui est le cas le plus fréquent), le consul d’'Espagne donne également 
sa signature. Pour ces différentes signatures, l’agent d’émigration 
doit cing piastres aux autorités prtugaises et 1/5° de piastre au consul. 

Nous avons sous les yeux plusieurs exemplaires de contrats signés 
par des coulies. Sauf quelques différences de détail, ils se ressem- 
blent tous et contiennent les mémes clauses que M. de Beauvoir a: 
trés-fidélement résumées en ces termes : , 

« Je m’engage 4 travailler douze heures par jour, pendant huit 
ans, au service du possesseur de ce contrat, et 4 renoncer 4a toute 
liberté pendant ce temps. — Mon patron s’engage & me nourrir, 4 
me donner quatre piastres (20 fr.) par mois, & me vétir et 4 me lais- 
ser libre le jour de l’expiration de ce contrat. » 

Chaque coulie embarqué est vendu environ 750 francs; c’est, le 
plus souvent, le représentant de l’agence espagnole de navigation 
qui l’achéte. — On se souvient que le maitre du barracon l'avait payé 
300 francs et avait donné 40 et 50 francs a l’agent recruteur : il 
gagne donc 400 francs par téte d’émigrant. 

Pour éviter que les coulies ne s’échappent des barracons , aprés 
avoir touché le prix de leur engagement, et n’aillent s’engager une 


LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. 143 


seconde fois dans un autre entrepét d’émigrants, moyennant une 
nouvelle prime, on avait imaginé de ne les laisser au dépdt que 
pendant un jour. Aussitdt qu’ils avaient affirmé au magistrat portu- 
gais leur volonté de partir, on les embarquait immédiatement sur le 
havire, ou ils attendaient quelquefois, pendant deux ou trois mois, le 
moment du départ. — Cette facon de procéder a présenté de graves 
inconyénients. Livrés 4 l’ennui, souvent a un désespoir violent, pen- 
dant ces longs mois d’attente, ils jouaient leur prime pour se dis- 
traire, ou bien ils étudiaient la disposition du navire qu’ils connais- 
saient 4 fond lorsqu’il levait l’ancre : de 1a la fréquence des révoltes 
dont nous parlerons plus loin, révoltes qui toutes ont eu lieu en vue 
des cétes de Chine. 

Nous avons examiné, dans tous leurs détails, les précautions prises 
par le gouvernement portugais pour s’assurer que les coulies ne 
sont pas embarqués malgré eux. Ces précautions assurent-elles la 
liberté de l’émigrant ? Nous n’hésitons pas a répondre : Non. 

D'abord, certaines autorités (et nous avons leur témoignage sous 
les yeux) reconnaissent que trop souvent la fraude et la corruption 
empéchent ces mesures de produire leur effet : trop souvent, 4 la 
maison de ville, des interprétes, payés pour mentir, dénaturent la 
réponse du coulie, ou bien l’agent d’émigration produit des cour- 
liers, gagnés a l’avance, qui répondent a la place des émigrants vé- 
nlables. D’autres fois, le capitaine du port fait des visites trop 
rapides 4 bord du navire en partance et ne s’apercoit pas de l’em- 
barquement frauduleux des coulies quin’ont pas été interrogés par- 
devant les autorités. De leur cété, les mandarins, gagnés par des pots- 
de-vin, n’exercent pas la surveillance que leur prescrivent les régle- 
ments chinois. Enfin, beaucoup de navires, partis de Macao avec une 
cargaison d‘émigrés réguliérement interrogés avant le départ, jet- 
tent l'ancre up peu plus tard, prés d’une des iles qui bordent les 
cétes de Chine, et 1a des pirates leur livrent une nouvelle cargaison 
de coulies enlevés par les moyens que nous avons déja racontés. 

Voila comment sont éludées toutes les prescriptions de lautorilé 
portugaise. 

En supposant méme que ces fraudes ne se produisent pas et que 
les ordonnances du gouvernement portugais scient réguli¢rement 
exécutées, quelle valeur faut-il attacher aux réponses affirmatives 
des émigrants interrogés? Sont-ils vraiment libres de refuser de 
partir? Non. Sans doute, quelques-uns d’entre eux ont le courage de 
he pas mentir; mais 4 quoi s’exposent-ils? Comme le. dit avec trop 
de raison M. de Beauvoir, « trois intéressés, commissionnaires, créan- 
ciers et mandarins, s’acharneront sur eux avec toutes les horreurs dc 
laplus implacable vengeance. Traqués et torturés, mourant de peur 

10 Ocrosax 1872, 10 











£46 LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. 


et de faim, ils retomberont presque forcément sous leur joug odienx 
et sous leurs coups meurtriers. » 

La vérité est qu'une fois lancé dans le « barracon » par te com- 
missionnaire qui a recu une prime a cet effet, le coulie n’est plus 
libre d’émigrer ou de rester en Chine. En vain on lui demande a.plu- 
sieurs reprises : « Voulez-vous partir? » Plus il reste dans le « bar- 
racon, » plus il perd son indépendance. Sa dette envers l’agent d’é- 
migration qui le loge et le nourrit augmente chaque jour. Alors, sv 
refuse de s’embarquer comme homme libre, « tournant dans un 
cercle vicieux, il devra, pour payer sa dette, partir aprés s’étre con- 
stitué l’esclave de cet entrepreneur’. » 

Ainsi, sauf de rares exceptions, le coulie recruté par les courtiers 


devient forcément un émigrant, c’est-d-dire un esclave : son sort est 
fixé le jour du recrutement. . 


Ill 


Comment les coulies, une fois embarqués sur un naviré, sont-ils 
-traités pendant toute la durée de leur voyage? 

Les réglements de Macao s’occupent de la police des navires : ils 
portent qu’aucun navire a voiles ne peut sortir du port avec des 
migrants 4 destination de Cuba, ou d'une autre colonie, que du 
4™ septembre au 1* avril. Le consignataire du navire doit déposer 
un cautionnement de 1,000 piastres jusqu’a ce qu’il ait présente le 
certificat constatant V'arrivée et le débarquement des émigrants aux 
colonies. Le navire doit avoir 4 son bord un médecin et une pharma- 
-cie. Le nombre des émigrants qu'il doit contenir est ainsi fixé: un 
émigrant par 2 métres cubes, si l’entrepont recoit l’air et la lumicre 
par des ouvertures suffisantes pratiquées dans le bord du batiment, 
et.par des pompes de ventilation; — un émigrant par 2 métres cu- 
bes 4/2, sil n’y a que des pompes de ventilation; — un émigrant 
par 5 métres cubes, s’il n’y a ni ouvertures ni pompes. 

Telles sont les dispositions principales des réglements relatifs au 
‘transport des « Celestials » aux colonies. Mais sur ce point, comme 
sur tant d’autres, il faut au texte des réglements opposer la prati- 
que, et, aprés avoir dit comment les choses devraient se passer, mon- 
trer comment elles se passent réellement. 

Il n’est pas toujours facile de trouver des capitaines de navire qui 
se chargent de conduire au Pérou ou 4 Cuba les émigrants chinois. 


1 M. de Beauvoir, ouvrage cité, page 393. 





LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. £41 


Une révolte ef des massacres & bord, ou tout au moins des scénes de 
violence continuelles, telle est la perspective offerte a celui qui em 
barque sur son navire une cargaison de « Celestials. » ll y a la de 
quoi faire réfléchir les moins timides. Cependant l’espérance d’um 
gain de 500 francs environ par chaque coulie débarqué vivant aux 
colonies séduit quelques capitaines de navire et les décide a entre- 
prendre ce périlleux voyage..Un nombre aussi considérable que pos- 
sible de coulies sont alors entassés 4 fond de cale, comme du bétail, 
sans air et presque sans lumiére. C’est ainsi qu’ils font, sous les 
tropiques; une traversée de deux, trois, et quelquefois quatre mois! 
Leur nourriture est souvent malsaine, toujours insuffisante. Est-il 
étonnant.que des épidémies éclatent fréquemment parmi eux, et 
quills périssent par centaines avant d’arriver 4 Cuba ou au Pérou? 
On est navré en songeant 4 la proportion dans laquelle ces infortu- 
nés succombent pendant les traversées. Les derniers navires fran 
cais qui ont fait la traversée de Macao & la Havane avaient 4 bord & 
peu prés deux mille coulies; et 4 Cuba on a considéré, paraft-il, 
comme merveilleux qu'il n’en soit mort, pendant le voyage, qu'une 
centaine environ! Quelle est donc la mortalité sur les navires espa- 
gnols et italiens, dont les capitaines ne péchent pas, dit-on, par excés 
d’bumanité? Quelle est-elle surtout, lorsque la peste et le typhus, 
hdtes habituels de ces navires, éclatent parmi les malheureux pas- 
sagers ? 

Faut-il s’étonner que, trailés en général avec moins de soin que 
des bttes de somme, les coulies se montrent si cruels quand ils se 
révoltent? Rien d’horrible comme la fréquence et surtout les détails 
de ces séditions. M. de Beauvoir, qui visitait la Chine en 1867, parle 
dune soixantaine de révoltes qui ont éclaté depuis quelques années ! 
Sits triomphent dans leur attaque contre l’équipage, les coulies de- 
venus, par les tortures de la faim et de la soif, de véritables bétes 
feroces, massacrent impitoyablement tous ceux qui ne sont pas leurs 
complices. S’ils succombent dans Ja lutte, Jes canons du navire sont 
tournés contre eux, chargés 4 milraille, et les exterminent tous sans 
merci! 

histoire d’une seule révolte fera juger de l’atrocité de toutes les 
autres : c’est le récit du naufrage de la Martha, publié 4 Hong-Kong 
en janvier 1867. « Les coulies paraissaient animés-d’un tel désespoir 
ea perdant de vue les cdtes de ta Chine, qu'ils durent étre eonfinés 
dans lacale, tandis qu’un sur vingt étaient, en otages, attachés dans 
les barres de perroquet. La nuit, la crainte d’une émeute avait fait 
semer sur le pont une centaine de biscaiens armés de pointes, desti- 

_ tés & les empécher -de faire irruption, leurs pieds nus devant se 
 blesser sur ces projectiles. Néanmoins ils rompirent les écoutilles, 





148 LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. 


tuérent dix hommes, garrottérent les autres, et mancuvrérent si 
mal qu’aprés cing jours ils firent naufrage : une moitié périt dans la 
mer; deux matelots seuls se sauvérent et racontérent cetle lragédie, 
qui glace d’épouvante! » 

Ce qui rend plus fréquents encore ces horribles drames, c'est 
l’embarquement a bord des navires de pirates déguisés en émigrants 
chinois, qui deviennent les chefs naturels de |’émeute, et font éclater 
la révolte au moment ot d’autres pirates, leurs complices, arrivent 
dans des Jonques pour attaquer le vaisseau. I] est peu de dangers que 
les capitaines de navires redoutent a légal de celui-li. C’est pour le 
prévenir, que le capilaine du port doit faire inspection de chaque 
navire qui va lever l’ancre. Cette précaution étant, comme nous 
Pavous vu, insuffisante, les autorilés portugaises recommandent que 
les navires chargés de transporter des coulies soient construils et ar- 
més de telle sorte que toute révolle soit, ou rendue impossible, ou 
surement comprimée. Elles veulent qu’il y ait sur la dunette de 
bons fauconneaux 4 pivot, toujours chargés a mitraille, pour ba- 
layer le pont, et que l’équipage soit composé d’hommes robustes, 
bien payés, sachant l’emploi auquel le navire est destiné, et disposés 
4 se batire, s’il le faut. Elles insistent enfin sur la nécessité de n’au- 
toriser aucun capilaine de navire & transporter plus de deux cent 
cinquante a trois cents coulies. 

Quand on sait 4 quelles scénes tragiques a donné lieu le transport 
des coulies, on ne saurait trop féliciter les Etats-Unis qui, & la suite 
de la mission de M. Burlingame, envoyé du Céleste-Empire en 1868, 
ont interdit, par une loi, aux citoyens des Etats-Unis le transport ou 
le louage des Chinois engagés par contral. 

A Porigine, les navires anglais se chargeaient, comme ceux des 
autres nations, du transport des coulies. Des abus nombreux furent 
commis. La correspondance de lord Clarendon et dé sir John Bowring 

en 4854 mentionne d’abominables détails sur les sévices dont les 
Chinois conduits, sous pavillon anglais, aux fles Chincha, furent vic- 
times, au point de se suicider pour échapper a leur sort! Aujourd’hui 
l’Angleterre a réformé tous ces abus. Elle a commencé par interdire 
aux navires anglais de transporter des engagés par contrat & Cuba, 
au Pérou, et dans toutes les colonies ot l’on sait que les coulies sont 
trailés en esclaves. Bientét aprés, en 1869, le gouverneur de Hong- 
Kong a pris, sur l’invitation du Colonial-Office de Londres, une me- 
sure plus radicale : ila défendu qu’aucun coulie partit de Hong-Kong 
sur d'autres vaisseaux que les vaisseaux anglais, et pour toute des 
tination autre qu'une colonie anglaise, ou la condition des Celestials 
n’a, comme on le verra, rien de trés-rigoureux. 
Pourquoi notre gouvernement n’a-t-il pas encore, suivi cet 


LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. 449 


exemple? Trop souvent, on voit & la Havane ou aux fles Chincha 
des navires francais débarquer de nombreux coulies, a cété des na- 
vires portugais, italiens et espagnols. Quand finira ce scandale? 
quand prohibera-t-on cet odieux transport sous pavillon francais? La 
France a-t-elle oublié qu’en fait d’humanité et de générosité, elle 
n'est pas habituée 4 recevoir des lecons de |’Angleterre? 


IV 


Les Chinois qui émigrent librement abondent, comme on le sait, 
sur de nombreux points du globe, 4 Singapour, a Java, en Austra- 
lie, 3 San Francisco, etc., etc., ot ils exercent les métiers de porte- 
faix, commissionnaires, ouvriers de mines. Ils accaparent en outre 
presque tout le pelit commerce. 

Les émigrants par contrat sont pour la plunart envoyés dans l'ile 
deCuba ou au Pérou. On n’en voit qu’un petit nombre 4 la Guyane 
francaise, 4 la Guyane anglaise et au Chili. A Cuba, ils sont principa- 
lement chargés de travaux agricoles dans Jes plantations. Au Pérou, 
ils extraient le guano des vastes puits des iles Chincha. 

Une fois la traversée terminée, les coulies — ou plutét ceux qui 
survivent — sont débarqués et exposés en vente. Ici se reproduisent, 
avec leurs détails les plus navrants, toutes les scénes des marchés 
d'esclaves, tant de fois et si fidélement racontées, qu'il serait inutile 
d’y revenir. « Selon la saison, les besoins de la culture ou l’encom- 
brement de la marchandise, dit M. de Beauvoir, les « fils du Ciel » 
sont en hausse owen baisse, comme la farine, le café ou les boeufs. 
On fait donc 1a des coups de bourse sur les arrivages; mais en géné- 
ral, la cote est de 350 dollars (1,750 francs). Ainsi, depuis le bouge 
de Macao jusqu’a la plantation de sucre de Cuba ou a la roche de 
guano, le coulie a passé de la valeur de 300 francs a celle de 
1,750 francs, partagée entre les mains de ceux qui l’ont « entre- 
pris, » c’est-a-dire 50 francs pour l’embaucheur, 400 francs pour le 
«barracon, » 500 francs pour le capitaine, et 500 francs pour l’a- 
gence de vente a destination. » 

On se souvient qu’avant son départ de Chine, le coulie s’est en- 
gagé par contrat, devant les autorités de Macao, a travailler douze 
heures par jour, pendant huit ans, au service du maitre qui l’aché- 
tera lors de son débarquement. Pendant ces huit années il renonce & 
toute liber{é. Le contrat porte, d’autre part, que le patron s engage a 





450 LA TRAITE DES COULIES CHINOIS, 


je nourrir, & lui donner 4 piastres (20 francs) par mois‘, 4 le vétir, 
ef a Je laisser libre le jour de l’expiration du contrat. 

On le voit, en supposant méme (ce qui arrive rarement) que le pa- 
tnon observera 4 la lettre les engagements mentionnés dans le con- 

trat, le coulie n’en est pas moins devenu pendant huit ans la béte de 
somme de celui qui |’a acheté. Pendant huit ans il sera traitécomme 
un esclave, méme plus mal qu’un esclave ; car le maitre a inlérét a 
ménager les forces d’un esclave qu'il gardera jusqu’a sa mort, tandis 
que celui qui achéte pour liuit ans seulement un coulie a intérét a le 
surmener pendant ce temps, 4 en tirer tout le travail possible, au 
risque de le laisser infirme et épuisé 4 l’expiration du contrat! 

Examinons successivement le sort des coulies 4 Cuba et au Pérou. 
Est-il besoin de répéter que nous ne donnerons aucun détail qui ne 
soit affirmé par des lettres ou documents signés de témoins autorisés, 
résidant sur les lieux, et auxquels leur position méme commande 
Vimpartialité? 

Les coulies 4 Cuba. — L’importation des coulies & Cuba a com- 
mencé vers 1845. Depuis cette époque jusqu’en 1860, dix-sept mille 
coulies environ avaient élé envoyés dans cette fie. 

En 1860, un nouveau décret ouvrit plus largement encore les 
portes de Cuba aux Chinois. Ce décret fut mal accueilli par la popu- 
lation de Vile, qui crut que |’immigration des coulies allait tuer I’es- 
clavage*. 

« Ou bien, disait le journal el Horizonte du 419 juillet 1860, on bien 
Je gouvernement veut abolir l’esclavage 4 Cuba, et en ce- cas Je dé- 
cret est efficace , car le travail servile devenant plus cher que le tra- 
vail des Chinois, sera impossible; mais en ce cas le décret manque 
de franchise; ou bien il veut, comme le dit'le préambule, amener 
dans I'ile le nombre de bras nécessaire pour que sa prospérilé ne 
décroisse pas, et dans ce cas le décret agit précisément en sens con- 
traire de ses intentions; car Pimportation de Chinois faux, violenls, 
avides, cotrompus, pressés de revenir dans leur patrie, produira le 


désordre, l’'appauvrissement, et diminuera la prospérité. La base de — 


la richesse de I’tle est la servitude : elle vit par elle et avec elle: » 
Quelque douloureux qu'il soil de veir ces derniéres lignes écriles 
par des chrétiens, il est plus douloureux encore d’ajouter que, loin 


1 Bien que quatre piastres valent 20 fr. de notre monnaie, il ne faut pas oublier 
que, vu le prix élevé de presque tous les objets aux colonies, ce salaire est presque 
nul et représente un salaire de moins de 10 {r en France. 

* Voir dans l’ouvrage de M. A. Cochin sur l’Abolition de l'esclavage, le chapitre 
intitulé : l’Esclavage a Cuba. 


LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. 154 


de détruire l’esclavage 4 Cuba, |’importation de coulies dans cette fle 
a greffé un nouvel esclavage sur le premier. 

Ainsi, traités par leurs maftres avec moins de ménagements que 
les esclaves, les Chinois sont hais de la population tout entiére. On 
voit quel doit étre leur sort & Cuba. 

Ce n’est pas tout. Il est curieux de savoir comment les autorités 
espagnoles de Cuba interprétent les termes du contrat signé par les 
coulies Macao. Ce contrat porte qu’aprés l’expiration des huit an- 
nées d'engagement, le coulie sera libre et pourra continuer a vivre de 
son travail, sauf a justifier qu'il a un emploi. Le gouvernement espa- 
gnol explique cette clause en cesens que apres huit ans, l’engagé doit, 
ou relourner & ses frais en Chine, ou faire un nouveau contrat sembla- 
ble au premier, pour une durée de cing ans au moins, avec un salaire 
plus fort sans doute que le précédent, mais qui n'excéde pas ‘8 piustres 
por mois, ators méme que le nouveau mattre consentirait a un salaire 
plus dlevé. Ii est impossible de violer d’uné maniére plus magnuicele 
les droits aceordés aux coulies par leurs contrats! : 

Si ces condilions prescrites par lui ne sont ‘pas remplies, le gou- 
vernement espagnol s’empare des coulies, les loue ou les engage 
d’office, ou bien les emploie pour les travaux publics, concurem- 
ment avec les forgats ou les négres esclaves de Etat! 

Un fait récent montrera mieux que tout autre comment les auto- 
ntés espagnoles traitent les coulies. Au mois d’octobre 1874, l'ad- 
ministration se décida subitement a faire exécuter dans le sens im 
diqué plus haut les réglements sur les ‘coulies, qui depuis quelque 
temps restaient inappliqués. Une nuit, il fit arréter & domicile tous 
les Chinois qui ne purent justifier d’un ‘contrat non expire, et les en- 
voya {ous en prison, sans s’inquiéter de savoir s'ils avaient ou non‘un 
établissement et un emploi lucratif! Un grand nombre de ces mal- 
heureux furent employés aux travaux publics; d'autres flrent 
réclamés par leurs patrons et consentirent 4 se réengager, moyen- 
rant 8 piastres par mois, alors que beaucoup d’entre eux recevaient 
auparavant un salaire cing ou méme dix fois plas élevé. 

Rien de plus illusoire que la faculté accordée au coulie de retour- 
her 4 ses frais en Chine, aprés l’expiration du contrat. Il est trés-rare 
qu’a Cuba, le Chinois ait pu, en huit ans, économiser les frais de 
son rapatriement. Nous savons déji que 4 piastres ne représentent 
pas la moitié, peut-étre méme le quart d’une somme de 20 francs en 
France. Ce salaire de 4 piastres par mois que regoit le Chinois est 
cinq ou six fois moins fort que celui des affranchis employés aux tra- 
vaux des champs. Comment, sur une somme aussi modique, épar- 
gner le prix d’un voyage en Chine, qui ne cote pas moins de 900 a 
700 francs? Ajoutons que les occasions de retourner en Chine sont 


152 LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. 


rares. Aussi, en disant que le coulie devra, s'il ne veut étre engagé 
de nouveau, s’étre embarqué pour la Chine dans les soixante jours 
4 dater de l'expiration de son contrat, le gouvernement espagnol 
semble avoir pris & tache de rendre son rapatriement impossible. 

Il y aplus: alors méme qu'il a su épargner la somme nécessaire 
pour payer son retour en Chine et trouvé un vaisseau pour le rapa- 
trier, le malheureux « Celestial» ne peut encore se flatter de revoir 
ses foyers et sa famille : il suffit d’un caprice des autorités cubaines 
pour le retenir dans l'ile et le prolonger pendant de longues années 
dans la servitude. Pour le prouver, il nous suffira de citer quelques 
lignes de la lettre qu'un correspondant de Cuba adressait, le 10 aout 
dernier, 4 un journal américain, le New-York Times : 

«Il y a peu de jours, 900 coulies chinois étaient entassés dans le 
lieu qu’on appelle ales Fossés, » ala Havane : la plupart d’entre eux 
attendaient le moment de retourner en Chine; ils avaient rempli 
leur engagement et travaillé pendant cing dures années, dans diffé- 
rentes plantations de sucre. Au mépris de toute justice, plus de qua- 
tre cents de ces malheureux, — chez lesquels l’amour de la patrie 
est plus fort que chez aucun autre peuple de la terre, — furent en- 
levés de vive force & différents planteurs pour servir comme esclaves, 
pendant six autres années. Lorsqu’on songe aux souffrances que ces 
créatures infortunées ont 4 endurer, 4 leurs travaux si pénibles, 
surtout pendant le temps de la fabrication du sucre, 4 la grande 
quantité de ceux qui meurent chaque année, tués par la fatigue et 
les maladies gagnées dans les plantations, on mesure bien vite l’é& 
tendue du crime commis par les hommes qui ont condamné les cou- 
lies 4 cette affreuse destinée ! » | 

Telle est, dans ses traits principaux, la situation des coulies 4 
Cuba. Leur sort n'est pas plus heureux, ainsi qu’on va le voir, au 
Pérou. 


Les coulies au Pérou. — Les coulies envoyés en 1850 au Pérou sont 
employés le plus souvent 4 l’extraclion du guano aux iles Chincha. 
Presque tous les hommes libres reculeraient devant ce travail si pé- 
nible. Les engagés par contrat sont 4 peu prés les seuls auxquels on 
puisse l’imposer; aussi sont-ils trés-recherchés au Pérou, ow ils af- 
fluent de plus en plus chaque année. De 1862 & 1864, l'immigration 
chinoise avait 4 peine. porté sur 10,000 individus. En 4874, 41,880 
coulies ont débarqué au Pérou. On peut évaluer 4 200,000 le 
nombre des Chinois établis actuellement dans ce pays, et si la pro- 
gression observée dans les derniéres annécs ne s’arréte pas, leur 
nombre s’élévera, avant 1880, 4 plus d’un demi-million. 

L’empressement que mettent les coulies 4 se rendre au Pérou ne 


LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. 153 


peut s expliquer que par l’ignorance ot on les tient du sort affreux 
qui les attend. Nulle part leur condition n'est plus misérable qu’aux 
iles Chincha. L’extraction du guano est, par suite de la profondeur 
des puits et de l’odeur fétide de ces engrais, un des ouvrages les plus 
durs, les plus. repoussants et les plus dangereux qu’on puisse 
imaginer. Si l'on veut.avoir une idée des périls que court l'ou- 
wier employé au guano, il faut connaitre le récit, fait par un témoin 
oculaire, d'un des accidents tes plus fréquents. Un voyageur au Pé- 
rou raconte qu'il a vu un malheureux Chinois entrainé avec sa charge 
dans le tube resserré, long d’au moins 100 métres, ot: l’on verse 
du haut des roches le guano, qui va ainsi directement dans la cale du 
navire. Le coulie fut littéralement broyé pendant le trajet. A son ar- 
rivée dans le navire, il était réduit en poussiére! Et ce sont la des 
accidents auxquels on est trop habitué pour s’en émouvoir ! 

Dans les plantations des campagnes, la condition des Chinois n’est 
guére moins pénible. Le correspondant péruvien d’un journal an- 
glais écrivait naguére que les « Celestials » y étaient & peine nour- 
ris, indignement logés, et traités en général avec la plus grande du- 
reté. La plupart d’entre eux succombent avant lexpiration de leur 
contrat; ceux qui survivent 4 un labeur surhumain de huit années 
ont presque toujours perdu leurs forces, ou contracté des infirmités 
qui les rendent désormais incapables de travailler. 

Quand on connait ces détails, on ne s’explique que trop bien pour- 
quoi des révoltes de coulies éclatent fréquemment dans les « hacien- 
das. » 

Les Chinois employés dans les villes sont relativement moins & 
plaindre que ceux des campagnes; parfois méme quelques-uns d’en- 
tre eux arrivent 4 réaliser des économies qui leur permettent de 
sétablir plus tard pour leur compte. Mais le cas est rare, et il faut 
se garder de dire: Ab uno disce omnes. 

Les miséres auxquelles sont exposés les coulies du Pérou ont at- 
tiré plusieurs fois l’aitention du cabinet de Pékin. Le prince Kong a 
invité ses compatriotes 4 lui faire parvenir leurs plaintes, et )’appel 
qu'il leur a récemment adressé a trouvé de l’écho dans la presse de 
Lima. Toutefois aucune réforme sérieuse n’a été opérée. Quant aux 
travailleurs des campagnes, ils n'ont pas méme entendu parler de 
celte intervention du gouvernement cliinois : leur sort reste toujours 
aussi misérable. 

Nous avons dit plus haut qu’un petit nombre de coulies engagés 
par contrat se rendait a Ja Guyane francaise ct surtout a la Guyane 
anglaise. Les Anglais, en effet, ont cherché 4 recruter des coulies 
pour la Guyane, par )’intermédiaire d’agents spéciaux du gouverne- 
ment de leur colonie. Les conditions qu’ils offrent 4 ces coulies sont 


454 LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. 


meilleures que partout ailleurs. Ils leur payent le voyage de Chinea 
la Guyane, leur donnent une prime de 10 4 45 piastres sur leurs 
gages futurs; ils leur promettent, outre le logement et la nourri- 
ture, les soins médicawux et le méme salaire qu’aux autres ouvriers 
de la méme catégorie, c’est-a-dire 2 4 4 shillings (2 fr. 50 a 5 fr. par 
jour) pour les hommes, 4 4 2 shillings (1 fr. 254 2 fr. 50 pour les 
femmes), 2/3 de shilling (85 cent.) pour Jes enfants. La durée du 
contrat ne dépasse pas cing ans; le coulie a la facullé de se racheter 
moyennant une somme qu'il peut aisément, s'il est économe, épar- 
gner en deux années. 

Malgré ces conditions favorables, |’émigration 4 la Guyane est dé- 
Jaissée pour deux causes. D'abord, presque aucun coulie n’est encore 
revenu de la Guyane dans sa patrie, et les Chinois sont. portés a con- 
sidérer ce pays comme un pays perdu. — En outre, les agents 
anglais ont ordre de ne jamais dépasser 25 piastres pour Je cour- 
tage, tandis que les agents recruteurs pour Cuba et le Pérou, 
vont, comme on le sait, jusqu’é 40 ou 60 piastres ; les courtiers les 
préférent naturellement. 

On connait maintenant le sort de ’émigrant chinois avant son 
départ de Chine, pendant la traversée et dans les colonies. Les cou- 
lies que n‘a pas tués un travail de douze heures par jour, dans les 
puits de guano ou les plantations des tropiques, cherchent & revenir 
au pays natal. S‘ils ont pu, 4 1’expiration de leur contrat, travailler 
librement, le salaire de ce travail, trés-rémunérateur aux colonies, 
leur permet d’amasser d’assez fortes épargnes, avec lesquelles ils 
vivront ensuite aisément en Chine. — Mais combien le sort de ces 
privilégiés est rare! combien il en est peu qui reviennent enrichis 
dans leur patrie ! La plupart du temps, les coulies succombent a la 
fatigue, et meurent prématurément chez le maitre qui les a engagés. 
Ceux-la aussi retournent en Chine, — mais dans leur cercueil! 
Le Chinois, en effet, tient par-dessus tout, 4 reposer aprés sa mort, 
dans la terre de ses ancétres ; s’il meurt en pays étranger, sa su- 
préme ambition est que ses restes soient ramenés dans sa patrie. 
Aussi, chaque année, une foule de cercueils sont-ils rapportés en 
Chine: 4 San Francisco, ot les coulies dépassent le nombrede 50,000, 
un navire spécialement chargé de ce service transporte chaque an- 
née en Chine les corps de ceux qui sont morts loin de leur pays 
natal. — C’est en pensant a cette coutume, que quelque propriétaire 
de coulies, habitué 4 traiter les « Célestials » comme une marchan- 
dise, adit cette phrase brutale : « Nous recevons le Chinois brut et 
vivant : nous le rendons manufacturé et mort. » 


LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. 155 


V 


Les excés qui déshonorent |’émigration dés coulies sont encore 
peu connus: cependant, outre les protestations quils ont. déja 
soulevées dans la presse et dans le public; ils ont fait objet de récla- 
mations de la part de quelques puissances, notamment I’Angleterre 
et peut-étre aussi la France. Les gouvernements auxquels s:adres- 
saient ces réclamations, ont répondu qu’en effet, on pouvait, sur 
certains points, améhorer la condition du coulie, lui accorder, par 
exemple, le droit au rapatriement, et supprimer ta clause qué |’o- 
blige, lors de l’expiration de son contrat, 4 former un nouvel enga- 
gement ou Aregagner son pays dans un délai de. soixante jours. 
Telles sont les réformes de détail qu’ils ont proposées... sans les 
accomplir, du reste. Les puissances étrangéres ont eu le tort de ne 
pas insister davantage. 

Avons-nous besoin de dire combien, 4 nos yeux, toutes les ré- 
formes de détail seraient insuffisantes ? —- Non, les abus odieux dont 
nous avons fait un tableau plutét incomplet que chargé appellent, 
exigent des réformes radicales; on )’a montré plus haut; c’est dans 
le mode de recrutement, dans la premiére opération du trafic, que 
réside surtout le mal: c’est done par la racine qu'il faut couper 
l'arbre malfaisant qui s’appelle « l’émigration par contrat. » 

L’opinion publique ne sera pas satisfaite tant que les principales 
puissances civilisées ne se seront pas entendues pour prohiber J’ex- 
portation des coulies engagés par contrat 4 servir, dans un pays 
éloigné, un mattre qu’ils ne‘connaissent pas. Le jour ot ces puis- 
sances auront conclu un semblable accord et seront décidées 4 le faire 
exécuter, elles aufont .porté un coup mortel aux modes actuels 
de recrutement dés coulies, aux barracons et 4 tout ce qui rap- 
pelle, 4 s'y méprendre, ta:traite des noirs. — L’émigration libre 
substituée aux engagements par contrat, le travail libre au travail 
eselave, voila les réformes qu'il faut enlever d’assaut, malgré 
tant de résistances intéressées, et dont. il faut assurer. le. bienfait, 
dans ’avenir, aux cbdulies qui partent pour la Havane ou le Pérou. — 
Le Chinois réussit ét prospére en Australie, 4 San Francisco, & Sin- 
gapour, partout ou som travail est libre, comme celui'des autres:ou- 
‘riers, et ou le prix de ses services est régié par les lois économiques 
de Pofire et de la'demande : pourquoi le méme sort ne lui serait-il 
pas assuré 4 Cuba ou au Pérou? 

Le 47 février dernier, le lendemain du jour ot la question des 


156 LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. 


coulies, fut agité au Parlement anglais par M. Fowler, le Times pu- 
bliait un excellent article dont nous tenons 4 reproduire la con- 
clusion : 

_ « Bien que nous n’osionsdire qu’aucun Anglais n’est impliqué dans 
les scandales du trafic, cependant il est certain qu’officiellement et 
comme nation, \’Angleterre en a maintenant les mains pures... 

« ...Aussi, c'est plutét pour l’étranger qu'a parlé M. Fowler, les 
faits généralement peu connus qu'il a rappelés ne seront pas ou- 
bliés... 

« ...Si le gouvernement intervenait pour faire la guerre 4 ces pra- 
tiques, elles auraient bientét pris fin. Le commerce des coulies est 
fait sur certains points bien connus dela céte chinoise. Les Portugais, 
4 Macao, paraissent étre les grands coupables. Lord Enfield assure 
que le gouvernement a fait, plusieurs fois, mais inulilement, des 
remontrances 4 Lisbonne. Si cela est, il faut croire que les remon- 
trances n’ont pas été assez vives. Pourrait-on comprendre que la 
plus grande puissance maritime et commercante de l’univers, qui, 
4 elle seule, fait plus d'affaires avec la Chine que toutes-les autres 
nations du monde réunies, ne put pas, d’accord avec le gouvernement 
chinois lui-méme, trouver le moyen d’empécher les excés commis 
par les aventuriers qui hantent les établissements portugais? Si les 
autorités chinoises, quisont certainement désireuses de protéger leurs 
peuples, sont assis!ées par |’Angleterre, elles réussiront & faire des 
réglements qui rendent la traite impossible. » 

Ce que le Times dit 4 ’Angleterre, on peut le dire 4 Ja France, on 
peut le dire & toutes les puissances civilisées. Qu’elles s’entendent 
pour youloir la suppression de la traile des coulies, et cette traite 
sera impossible! Combien de temps hésiteront-elles encore 4 com- 
prendre que, de ce cété, un grand devoir leur est imposé, et queen | 
tardant 4 l’accomplir, elles méconnaissent, non-seulement les prin- 
cipes chrétiens qu’elles professent toutes, mais les lois les plus 
sacrées de la morale, de la justice et de ’humanité? 

Les défenseurs de la traite des coulies objecteront que le contrat 
est utile 4 l’émigrant, 4 cause de l'éloignement du pays ot il veut se 
rendre; qu'il lui assure du pain, dés le jour de son arrivée. En d’au- 
tres termes, c'est dans l’inlérét des coulies qu’on les exploite! — 
Mais, répondrons-nous, comment les émigrants libres qui débar- 
quent dans des pays presque aussi éloignés, 4 San-Francisco ou en 
Australie, par exemple, font-ils pour trouver, aussitét qu’ils sont . 
arrivés, les moyens de travailler et de vivre? On n’a jamais dit qu’ils 
aient eu de la difficulté 4 obtenir de l’ouvrage et un salaire avan- 
tageux. Pourquoi en serait-il autrement au Pérou ou 4 Cuba? 

On dira également que supprimer le systéme des engagements 


LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. | 457 


par contrat, c'est rendre |’émigration impossible pour les coulies 
pauvres, qui ne peuvent payer les frais de leur voyage. — Répondons 
d'abord que mieux vaudrait empécher le départ de quelques émi- 
grants que de tolérer une institution qui engendre les excés les plus 
odieux ; mais ily a plus: rien ne prouve que la suppression des 
contrats doive empécher le départ d’aucun émigrant. Serait-il done 
impossible de créer, dans les ports de la Chine, des caisses de se- 
cours pour les émigrants sans ressources , ou de leur faire obtenir, 
par des institutions de crédit, 4 des conditions que nous n’avons pas 
4 examiner ici, l’avance de leurs frais de voyage qu’ils rembourse- 
raient ensuite avec les premiers mois du salaire gagné aux colonies? 
Il peut y avoir 1a, dans la pratique, quelques difficultés de détail ; 
mais, 4 coup sir, elles ne sont pas insolubles : il suffit, pour le 
prouver, de citer l’exemple des émigrants de Hong-Kong. De 1861 a 
1866, 37,364 émigrants se sont rendus de Hong-Kong en Californie 
ou en Australie ; la plupart d’entre eux, n’ayant pas de quoi payer 
leur voyage, se sont embarqués aux frais d’amis, de parents ou de 
compatriotes, qui ont su prendre les garanties nécessaires pour assu- 
rer le remboursement de leurs avances'. 

Affrmons donc hardiment qu’on ne peut combattre par aucun ar- 
gument sérieux la suppression des engagements par contrat : l’émi- 
grant, plus que tout autre, y est intéressé, non-seulement pour 
échapper aux mauvais traitements qu'il subit dans les barracons 
et pendant son long esclavage aux colonies, mais aussi parce que le 
travail libre lui assurera des salaires cing ou six fois plus forts, et 
lui permettra ou de rentrer en Chine au bout de quelques années, 
avec des épargnes suffisanles, ou de s’installer, s’il le préfére, aux 
colonies et d’y vivre dans l’aisance. 

Cette grande réforme que nous réclamons n’est pas, sans doute, 
la seule qu’il y ait 4 opérer en faveur des coulies chinois. — Nous 
n’ignorons pas, par exemple, que jusqu’ici, la disproportion entre 
les émigrants des deux sexes a été inouie, que, dans quelques pays, 
sur 30,000 coulies émigrants, on a compté & peine 500 femmes, 
quelquefois moins de dix, el que l'impossibilité, pour ces coulies, de 
contracter mariage, a engendré parmi eux Pimmoralité la plus dé- 
goitante*. C’est la un fait grave, un état de choses auquel il faut por- 


‘ Lettre du gouverneur de Hong-Kong au duc de Buckingham. Hong-Kong, 5 juil- 
let 1867. 

£ Le Chinois consentirait 4 se marier hors de sa nation. On voit 4 Bornéo et 
anx Philippines un grand nombre de métis chinois. Mais dans nos colonies, on est 
" peu disposé a épouser des coulies, et la condition des femmes, en Chine, rend leur 
émigration difficile. « Les correspondances anglaises, dit M. Cochin, sont pleines, 
4 cet égard, des plus curieux fenseignements, parfaitement conformes aux dires de 





#58 LA TRAITE DES COULIES CHINOIS. 


ter reméde. Nous savons aussi que ces émigrants chinois n’ont pas 
plus de religion qu’ils n’ont de meeurs et de famille, et qu’a l’étran- 
ger comme en Chine ils vivent en paiens; qu'il y a la, pour les pays 
oi ils résident, un danger social , danger qu’accroit le progrés in- 
cessant de |’émigration chinoise et qui ne peut étre combattu qu’au 
moyen de la plus active propagande chrétienne. — Mais 1a ot les 
coulies sont encore de véritables esclaves , ne faut-il pas les rendre 
hommes libres avant de chercher a les convertir? Comment parler de 
la morale chrétienne 4 ceux qui, contrairement aux précep(es du 
christianisme, sont encore assimilés 4 des bétes de somme, a des 
instruments de travail? — Avant tout, il faut donc supprimer le 
transport des engagés par contrat, c est-a-dire la traite des coulies. 
Cette réforme nécessaire, urgente, sera promptement réalisée, nous 
l’espérons si elle est réclamée, avec une infatigable persistance 
par tous ceux qui ont acceur la défense et le triomphe des bonnes 
causes ! 


Anato.e Lanctots. 


nos missionnaires. Le Chinois tient & avoir des ancétres, et par suite, a laisser des 
enfants. Mais la parenté féminine n’est rien & ses yeux: l'infanticide des petites 
filles est trés-commun; leur vente pour la prostitution n’a rien qui choque; les 
femmes s'achétent et le mariage n’est qu'un marché : un grand nombre est es- 
clave. Aucun autre moyen, au témoignage de M. White, pour s’en procurer aux 
colonies que d’en acheter. Mais on comprend que sir John Bowring se soit opposé 
énergiquement a ce trafic. On comprend aussi quelle immoralité entraine l’ém+ 
gration des Chinois sans famille. On applaudit donc de bon cceur & ce langage de 
sir Georges Bonham: «Si on ne trouve aucun moyen d'obtenir une émigralion 
« des femmes, celle des hommes doit cesser aussitét. La morale et les devoirs 
« qu'elle impose nous le recommandent; » et a ces paroles du duc de Newcastle, 
écrivant au gouverneur des colonies : «Sila proportion des sexes ne peut étre née 
« tablie, il faut qu'un terme soit mis & l’émigration, quelque regrettable que 
« puisse étre cette nécessité. » 


LA QUESTION GENEVOISE 


Le 20 septembre dernier, le Conseil d’Etat de Genéve (c'est le 
nom que porte dans ce canton le pouvoir exécutif) a déclaré : 

4° Qu’il cesse de reconnaitre M. Mermillod comme curé de la pa- 
roisse catholique de Genéve, et que l’autorité ecclésiastique diocé- 
saine est invitée 4 lui donner un successeur ; 

2° Qu’il est interdit 4 M. Mermillod de faire, soit directement, soit 
par procuration, aucun acte du ressort de l’Ordinaire, comme aussi 
aucun acte en qualité de vicaire général de l’évéque du diocése, ni 
comme chargé @ un litre quelconque de l’administration des parois- 
ses catholiques du canton. MM. les curés sont invités 4 se conformer 
acet arrété, cest-d-dire 4 cesser dobéir, au spirituel, 4 M. Mer- 
millod, comme délégué de l'évéque du diocése. 

Le traitement affecté au clergé catholique de la ville de Genéve 
est supprimé « jusques au rétablissement, dans la paroisse, d’un 
état de choses régulier. » 

Les arrétés ci-dessus changent brusquement un état de choses qui 
existe 4 Genéve depuis sept ans, et cela, sans que le gouvernement 
‘impute 4 M. Mermillod aucun acte contre Pordre établi. Le Conseil 
d’Etat lui reproche uniquement d’avoir refusé de renoncer au mode 
de vivre qui fonctionnait si paisiblement, depuis 1865, entre I'Etat 
de Genéve et l’Eglise catholique du canton. 

Kn effet, jusqu’a l’'avénement de M. Carteret aux fonctions de pré- 
sident de la république de Genéve, |’Etat et l’Eglise vivaient en paix 
dans ce canton: c’est M. Carteret qui change tout cela et qui dé- 
dare la guerre 4 l’Eglise. Les hostilités ne viennent pas de M. Mer- 
millod; elles viennent de M. Carteret. Qu’on veuille bien ne pas 
Voublier. | 


460 LA QUESTION GENEVOISE. 


Or le droit est-il du cété de M. Carteret ? 

Examinons : 

Que dit le Conseil d’Etat? 

Il convient que, par une leltre du 23 décembre 1864, l’évéque du 
diocése a informé le Gouvernement génevois qu'il avait accordé (lui 
évéque) le titre et les pouvoirs de vicaire général 4 M. Mermillod, 
curé de Genéve, lequel venait d’étre élevé 4 la dignité épiscopale sous 
le titre d’évéque d Hébron, auxiliaire de Geneve. 

Dés 1864, le gouvernement était donc officiellement informé, soit 
de la dignité épiscopale conférée 4 Mgr Mermillod, soit des nouveaux 
pouvoirs qu'il tenait de l’autorité ecclésiastique compétente. A cet 
égard, le Conseil d’Etat ne peut alléguer qu’il a été trompé. 

A partir de 1865, le Gouvernement de Genéve a traité directe- 
ment et exclusivement avec M. Mermillod de toutes les affaires ecclé- 
siastiques du canton, et notamment de toutes les nominations aux 
fonctions de curé. Cela n’est pas contesté. Quel mal en est-il ré- 
sulté? Aucun. Est-il survenu quelque changement dans la situation, 
depuis 1865? Rien ne le prouve. 

Mais, dit-on, le Conseil d’Ktat n’a jamais accepté la qualification 
d’évéque auxiliaire donnée 4 M. Mermillod, et, dés 1865, il a fait 
connaitre 4 |’évéque du diocése que le Gouvernement ne prendrait 
en considération les actes que le curé de.Genéve accomplirait ‘dans 
le domaine des attributions épiscopales, qu’autant que ces actes se- 
raient faits au nom de l’évéque diocésain et d'aprés ses directions 
personnelles et spéciales. Or le Conseil d’Etat actuel prétend que 
M. Mermillod agit d’aprés sa direction propre, et non d’aprés celle 
de Mgr Marilley, évéque de Lausanne et de Genéve ; d’ou il conclut 
que la nomination d'un évéque en qualité de vicaire général de l’au- 
torité diocésaine a eu pour conséquence « de créer un élat de cho- 
ses qui TEND 4 |’établissement d’un évéché de fait dans le canton. » 

Comme on le voit, c'est un proces de tendance qu’intente 4 M. Mer- 
-millod le Conseil d’Etat de Genéve. Les prédécesseurs de M. Carteret 
ont toléré pleinement l’exercice des pouvoirs de vicaire général con- 
férés 4 M. Mermillod ; M. Carteret déclare ne plus vouloir lui recon- 
naitre celte qualité désormais. En a-t-il le droit? Voila 1a question. 

M. Mermillod a fait remarquer au Conseil d’Etat que jamais le 
Gouvernement n’a émis la prétention d’étre consulté par l’évéque de 
Lausanne sur le choix de |’ecclésiastique qu’il plait 4 ce prélat de 
désigner pour exercer les pouvoirs de vicaire général dans le canton 
de Genéve. M. Carteret, mis personnellement en demeure de con- 
tester ce point de fait, est demeuré muet. Or M. Mermillod ne pré- 
tend pas exercer, quant a l’administration des paroisses catholiques 
du canton de Genéve, d’autres pouvoirs que ceux de vicaire général 





LA QUESTION GENEYOISE. 464 


de P’évéque de Lausanne : il est donc en régle vis-a-vis de ]’Etat. 

Mais il y a ici une question plus haute. Quels sont les droits de 
VEglise en matiére spirituelle? L’Kglise n’est-elle pas, au spirituel, 
une société autonome, c est-a-dire une société qui se gouverne elle- 
méme suivant des lois qui lui sont propres? L’Elat n’est-il pas in- 
compétent, en thése générale, pour simmiscer dans le gouverne- 
ment de l'Kglise? « L’Etat, a dit M. Guizot, est laique ; l’ordre {em- 
porel est son domaine; l’ordre spirituel ne lui appartient pas‘. » 

Quand le premier missionnaire de l’Evangile a préché la bonne 
nouvelle 4 Rome, il n’a pas demandé l’exequatur de Claude, ni celui 
de Néron. Or Claude, or Néron, c’était I’Etat. L’Etat moderne ne 
saurait aspirer, certes, 4 un pouvoir plus étendu que celui des Cé- 
sars romains. Tous les premiers papes, tous les premiers évéques, 
durant de longs siécles, ont été nommés en dehors de toute entente 
entre I’Eglise et l’Etat. Tel est le droit normal. 

lien a &té ainsi en France jusqu’a Francois I*". En 1517, c’est-a- 
dire il y a trois siécles et demi, il intervint entre le roi de France 
et le Saint-Siége un concordat, c’est-a-dire un contrat synallagma- 
tique, en vertu duquel le Pape s’obligeait 4 ne nommer évéque en 
France que des ecclésiastiques présentés par le Roi. Mais, consta- 
tons-le bien, c’était 1a un état de choses alors absolument nouveau, 
un état de choses exceptionnel, un véritable privilége concédé par le 
Souverain Ponlife aux rois trés-chréliens. Depuis, il y a eu d'autres 
concessions analogues faites 4 d'autres chefs d’Etats, mais toujours 
en vertu d’un traité spécial conclu sous une forme solennelle et 
clairement synallagmatique, toujours en vertu d'un concordat. Or 
qu’est-ce qu'un concordat, sinon une dérogation au droit ancien de 
VEglise? Partout ou il n'est pas intervenu un concordat, |’Eglise est 
donc restée sous l’empire de son droit primordial, qui est demeuré 
le droit commun. Parlout ou il n'y a pas de concordat (et c’est le 
cas de Genéve), le Pape crée ou modifie des diocéses, le Pape fait 
des éyéques sans en référer aux gouvernements. 

Nous en avons eu de nos jours un grand exemple. Il y a quelques 
années, Pie IX a divisé ]’Angleterre catholique en diocéses, et 4 ces 
diocéses il a donné des évéques, tout cela sans consulter le gouver- 
nement anglais, sans méme lui en donner avis. Lord Russell était 
alors premier ministre; il prétendit bien, il est vrai, qu’en se per- 
mettant un pareil acte, le Pape empiétait sur la souveraineté de la 
reine Victoria, mais, en définitive, il reconnut qu’il n’y pouvait quoi 
que ce fat, et il a laissé les élus du Pape exercer sur les sujets ca- 


‘ Discours de M. Guisot, du 20 avril 1872, & la Société pour V'instruction pri- 
Maire parmi les protestants de France. 
10 Ocrosnz 1872. 1B | 


162 LA QUESTION GENEVOISE. 


tholiques de Sa Majesté la juridiction épiscopale, sans autre inter- 
diction que celle de prendre le titre des siéges occupés par des évé- 
ques de |’Eglise établie. Pie IX en a usé dans le royaume des Pays- 
Bas comme il avait fait en Angleterre, et le roi des Pays-Bas a eu, 
lut aussi, le bon esprit de fermer les yeux sur ce qu'il ne pouvait 
empécher. Pie IX, enfin, a créé un grand nombre de diocéses dans 
les Etats-Unis d’Amérique, et il a modifié la circonscription de plu- 
sieurs des diocéses antérieurement établis, le tout sans avoir Pidée 
d’en référer préalablement au gouvernement des Etats-Unis, et sans 
que ce gouvernement ait eu la pensée de s’offenser de cette facon 
d’agir du Souverain Pontife. Le gouvernement britannique, le gou- 
vernement néerlandais, le gouvernement américain ont-ils eu 4 
s’en repentir? | 

Dira-t-on que les choses se sont passées ainsi parce que le budget 
de l’Angleterre et celui des Etats-Unis ignorent l’existence du clergé 
catholique? Je répondrai qu’en Belgique le budget reconnait le 
clergé catholique romain, sans que pour cela le gouvernement s'im- 
Misce en quoi que ce soit dans la nomination des évéques et des cu- 
rés. Et pourquoi cela? Parce qu’il n’y a pas de concordat entre le 
Saint-Siége et la Belgique. La question budgétaire n’est donc ici 
d’aucune considération ; elle est étrangére au débat. Y a-t-il un con- 
cordat? Tout est 14. Sil y en a un, il doit étre exécuté, jusqu’a ce 
qu'il ait été révoqué d’un commun accord. 8’il n’y a pas de concor- 
dat, l’Eglise reste indépendante au spirituel, elle pourvoit comme 
elle, le juge convenable aux besoins religieux des fidéles. Voila le 
droit. 

_ Mais, dit-on 4 Genéve, vous oubliez le bref de 1849. 

Pas le moins du monde. Je ne fais qu’énoncer la doctrine consa- 
crée par le bref. Ce document, en effet, commence par ces mols : 

« Entre les charges les plus importantes de notre apostolat, |’ane 
des principales est celle des diocéses distribués dans tout l’univers, 
PUISQU’IL EST DE NOTRE SUPREME PoovoiR et de notre sagesse de leur assi- 
gner de: nouvelles limites ov DE CHANGER CELLES QUI EXISTENT, selon 
qwayant égard aux temps et aux circonstances, nous reconnaitssons ces 
changements avantageux aux fidéles. » est-ce clair? Est-il 14 question 
d’une entente préalable entre le saint-siége et les gouvernements? 
est-ce que le Pape a entendu s’engager & ne jamais rien faire pour 
le gouvernement des paroisses catholiques du canton de Genéve, qué 
te qui aurait élé préalablement agréé par les protestants ou les libres- 
penseurs du canton? est-ce qu'une pareille interprétation du bref ne 
serait pas l’absurdité méme? 

- Oh insiste néanmoins; on nous dit : Figurex-vous que, sans en 
avoir dit un mot 4 M. Thiers, Pie IX nomme un évéque de Saint- 








LA QUESTION GENEVOISE, 463 


Dems et soustraie l’arrondissement de ce nom 4 la juridiction de 
Yarchevéque de Paris. Je réponds d’abord que tel n’est point le cas 
du canton de Genéve. Il n’existe point, en effet, d’acte du Saint-Siége 
qui érige ce canton en un diocése séparé du siége de Lausanne ; 
Mer Marilley est toujours éveque de Genéve, et, le 22 septembre, & 
Saint-Maurice, il en prenait encore publiquement la qualité. 

Fajoute, en second lieu, et cela est capilal, qu’il n'y a nulle pa- 
rité entre la France, qui est régie par le concordat de 1804, et la 
Suisse, QUI N’A PAS DE CONCORDAT AVEC LE SAINT-SIEGE. 

Le Journal de Genéve se donne la peine-de prouver que le bref de 
1819 n’a pas été une concession puremeal spontanée du Saint-Siége; 
que cette concession a été désirée et demandée par le Gouvernement 
de Genéve, par la Confédération Suisse, par toutes les grandes puis- 
sances de l'Europe (la France exceptée). Je crois qu'il faudrait en 
excepter aussi l’Angleterre. Mais qu’est-ce que cela prouve? Sans 
doute, il y a eu des négociations : Genéve priait, ses priéres étaient 
appuyées par celles de la Prusse, et Rome, néanmoins, s’est laissé 
longtemps prier. Vous lui demandiez une faveur toute gratuite, et 
Rome a fini par vous l’accorder : voila le vrai; mais d'une faveur a 
un contrat, il y a un abime. | i. 3 

Or c’était bien une faveur que vous demandiez, Les plénipoten- 
tiaires de Genéve l’avouaient alors en toutes lettres, « Gendve, di- 
saient-ils, n’a-t-elle pas quelques droits 4 Ja bsenveillance du Saint- 
Pére, et ne ;peut-elle pas espérer une Grace aussi légére que celle 
que nous sollicitons'? » 3 toe 

Et. cette favewr de la part de Rome était, redisons-le, toute gra- 
tuite. Car le culte catholique avait acquis droit de cité a Genéve par 
le concordat de 1804. Les ‘traités de Vienne en avaicnt imposé le 
maintien; ils avaient méme stipulé pour le.curé de Genéve un trai- 
tement annuel de 5,000 francs. Ainsi l’existence publique du catho- 
licisme 4 Genéve était reconnue et assurée, lors méme que les ca- 
tholiques de la ville et du canton eussent contimué d’appartenir au 
dioctse dé Chambéry. Cela ne souffrait aucune difficulté. Rome n‘a- 
vail done quai que ¢e fil & gagner a disirgire Jes catholiques géne- 
voiside la juridiction da Pévéque de Ghambéry pour les placer sous 
la houlette pastorale d'un évéque suisse. Il y:avait au contraire dans 
lannexion des paroisses génevoises 4 un diocése suisse un danger 
Palpablei: c'est qu’il Gait possible ay Gouvernement helvétique 
dexercer en certaitis ¢as,.sur.un,évaque sujet de ce gonvernement 
une pression. & ldquelle eit échappé tout a fait, ’évéque de Cham- 
héry. Jl n'y avedt done pas 14 ent échange de concessions et d’avanta- 


‘ Lettre de MM. Pictet et d'Yvernois, en date du 40 juin 1815. 











168 LA QUESTION GENEYVOISE. 


Les mutuels qui est le but et qui forme la base de tout concordat. Je 

e répéte, Genéve sollicitait de Rome une concession purement gra- 
tuite; et c’est la ce qui exclut touteidéed’uneconvention, d’un traité 
entre Pie VII et l’Etat de Genéve. 

Le cabinet de Turin résista longtemps 4 cette concéssion; le clergé 
de Genéve y répugnait; l’'archeyéque de Chambéry refusa jusqu'au 
bout de donner son consentement. Enfin, aprés deux ans de négo- 
ciations, Rome passa outre, et le bref de 1819 fut accordé. Rien de 
plus, rien de moins. 

Qu’est-ce qu’un bref? C’est « une leltre adressée de la part du Pape 
a des particuliers ou 4 des communautés, pour leur accorder des dis- 
penses ou des indulgences, ou simplement pour leur donner des 
marques d’affection ‘. » En d’autres termes, un bref est la forme la 
moins solennelle que puisse revétir la manifestation écrite des in- 
tentions du Souverain Pontife. I. n’y a samats EU DE CONCORDAT SOUS FORME 
DE BREF. 

Le concordat de 1801, comme tous les traités, porte les signa- 
tures des plénipotentiaires respectifs des puissances entre lesquelles 
il est intervenu. 

Ici rien de semblable. Le bref du 20 septembre 1819 est une lettre 
adressée par le cardinal Consalvi, au nom du Pape, 4 qui? Au Gov- 
vernement de Genéve? non pas. Au nonce de Sa Sainteté en Suisse. 
Ce bref décréte que les paroisses catholiques du canton de Genéve 
sont distraites du diocése de Chambéry et incorporées au diocése de 
Lausanne. L’exécution du bref est confiée au nonce. Et en effet, c'est 
un délégué du nonce qui se rendit 4 Fribourg, lieu de la résidence 
de l’évéque de Lausanne, pour mettre ce prélat en possession dela 
juridiction qui lui était conférée sur les paroisses génevoises. Le 
méme délégué se rendit 4 Genéve pour dresser acte de lincorpore- 
tion de ces paroisses au diocése de Lausanne. Tout cela est significa- 
tif. En tout ceci, l’Eglise seule parait, 1’Eglise seule agit. 

Et de la part de I’Etat que se passe-t-il? 

En France, le concordat de 1801 fut communiqué au Corps légis- 
latif et déclaré loi de 1’Etat par la loi du 48 germinal an X. A Genéve, 
iln’y eut nulle communication du bref de 1819 au Corps législatif, 
ce qui edt été, certes, indispensable s'il s’était agi d’un concordat. 
Seulement, le Conseil d’Etat fit inscrire le bref dans les registres de 
I'Etat, afin, dit l’arréteé officiel, qu’il puisserecevoir sans délai sa pleine 
exécution. Voila tout. Certainement le Conseil d’Etat était le maitre 
d’accepter ou de refuser le bref; mais, en le déclarant exécutoire 
sans réserve aucune, il n’en changeait assurément pas le caractére, 


‘ Bergier, Dictionnaire de théologie. 








LA QUESTION GENEVOISE. 165 


efiln’en avait nullement la pensée. Le bref n’en demeurait donc 
pas moins un acte «dela plénitude du pouvoir apostolique » (ce sont 
les termes mémes de Pie Vil). Le Pape n’avait pris 4 aucun égard 
envers la Suisse l’engagement que, par Varticle 2 du concordat de 
1801, il avait contracté envers la France, je veux dire l’engagement 
de s‘entendre au préalable avec le gouvernement, quant aux innova- 
tions qu’‘il pourrait faire dans la circonscription des diocéses. 

Vainement le Journal de Genéve se prévaut-il de ce que le bref de 
1819 déclare que ses dispositions demeureront stables a jamais. 
C'est 14 ce que les jurisconsultes appellent une clause de style, qui 
Najamais enchainé la plégitude de l’autorité pontificale; et la preuve, 
cest que des termes tout a fait semblables se lisent dans la bulle du 
3 décembre 1804, qui avait incorporé Genéve au diocése de Cham- 
béry, ce qui n’a nullement empéché Pie VII de détacher de ce der- 
nier diocése les paroisses génevoises, pour les annexer au diocése de 
Lausanne. II ne faut point avoir deux poids et deux mesures: sila 
formule en question lie les inains au Pape, Pie VII n’avait pas le droit 
de soustraire 4 la juridiction de l’évéque de Chambéry les églises du 
canton de Genéve; en conséquence, le bref de 1819 serait un acte 
nul et de nul effet, un acte que le Journal de Genéve ne saurait in- 
voquer. Est-ce assez insoutenable? 

Ainsi donc, point de concordat entre Rome et Genéve'; par consé- 
quent, nulle assimilation possible de l'état de choses qui existe en 
France avec celui qui existe en Suisse, et, par suite, nulle obligation 
pour le Pape de s’entendre avec la diéte fédérale ni avec le Gouver- 
hement du canton, soit avant de conférer la dignité épiscopale au 
curé de Genéve, soit avant d'engager Mgr Marilley & déléguer a 
M. Mermillod, 4 titre de vicaire général et d’évéque auxiliaire, |’ad- 
ministration ecclésiastique des paroisses génevoises. Le Saint-Siége 
ne créait point pour lui un diocése de plus; il donnait seulement _ 
au vicaire général de Lausanne, chargé d’administrer le canton de 
Genéve, des moyens de plus de faire le bien. Le gouvernement n’a- 
vait & s’en plaindre 4 aucun titre. 

Aussi le Saint-Siége ne sen est-il point caché. Le 23 décembre 
1864, Mgr Marilley a officiellement nolifié au Conseil d’Etat de Ge- 
néve ce nouvel état de choses. Il s’en est suivi un mode de vivre qu! 
n'a donné lieu a aucune collision entre les deux pouvoirs, & au~ 
cune agitation dans les esprits, durant six ans. Le Gouvernement de 

‘Cela était si bien compris ainsi en 1849, que les députés de Genéve, 
Wi. Schmidmeyer et de Roches essayérent de faire du bref le point de départ 


d'une négociation nouvelle et cherchérent 4 en faire la base d'une convention avec 
la Nonciature. Mais l'internonce déclina toutes les ouvertures qui lui furent faites 


en ce sens. 





156 LA QUESTION GENEVOISE. 


Genéve n’a donc pas de motif avouable pour détruire ce mode de 
vivre. , 

Qu’allégue, en effet, le Gouvernement de Genéve? il dit qu'il veut 
étre le maitre chez lui. Le maitre en quoi? apparemment le maftre 
dans la sphére politique. Eh bien, il Pest, il l'est pleinement. En 
effet, en quoi la présence de Mgr Mermillod, 4 Genéve, et son action 
spirituelle sur les catholiques portent-elles atteinte 4 la souveraineté 
de I’Etat en mati¢re temporelle? Est-ce que le gouvernement anglais 
n’était plus le maitre chez lui parce qu'il y avait 4 Londres un homme 
supérieur, le cardinal Wiseman, auquel les catholiques obéissaient au 
spirituel en sa qualité d’archevéque de Westminster? Mais M. Car- 
teret n’entend pas seulement étre le mattre chez lui, il veut 1’étre chez 
les autres; il veut s’immiscer, lui protestant ou libre-penseur, dans 
le régime intérieur, dans le gouvernement spirituel des paroisses ca- 
tholiques du canton; il prétend qu’elles ne reconnaissent d’autre 
supérieur ecclésiastique que celui qu'il’ aura reconnu lui-méme. Il 
agit comme Louis XIV, qui, sous prétexte d’étre le mattre chez lui, 
révoquait !’édit de Nantes. 

Eh bien, en agissant de la sorte, M. Carteret provoque de gaieté 
de cceur une agitation dont il ne verra pas la fin. N’a-t-il pas, désa 
présent, contre lui, tous les évéques de Suisse, tous les catholiques 
génevois (lous ceux, du moins, qui vont 4 la messe), bien plus, tous 
les catholiques de l'Europe? Le succés des souscriptions ouvertes en 
France et en Belgique pour l’Eglise de Genéve montre assez a 
quel point la politique de M. Carteret est réprouvée dans ces deux 
pays. Est-il besoin de rappeler comment elle a été jugée par la 
presse francaise‘? Je sais trés-bien que M. Carteret fait de cette 
affaire une affatre de parti. Je sais qu’un de ses amis a dit A la 
tribune: « Nous ne sommes pas dans une question de droit; 
- nous sommes dans une question de majorité. » Je sais que le 
Grand Conseil de Genéve discute, en ce moment méme, un pro- 
jet de loi qui enléve aux catholiques la propriété de leurs. pres- 
bytéres et de leurs églises. Je sais qu’on parle de donner aux Ci- 
toyens génevois, qui n’en usent pas, le droit de nommer les curés. 
Eh bien, jose prédire 4 M. Carteret qu’il ne trouvera pas un prétre 
qui accepte d’étre curé a ce prix! J’ose lui prédire, de plus, 
que tout ce qu’il fera sera vain. En effet, ptus de pareilles lois 
seront exécutées, plus elles seront exécrées des catholiques. En 
d’autres termes, plus elles seront exécutées, plus elles seront im- 
puissantes. « Le catholicisme, comme |’a dit Montalembert, a une 


4 Jene citerai pas seulement ['Union et le Monde, mais le Frangais, le Journal 
de Paris, la Liberté, T Ordre, le Moniteur universel. 


LA QUESTION GENEVOISE. 467 


force que vous n’avez pas; ila la force morale. Il a, sur les con- 
sciences et sur les Ames, un empire auquel vous ne pouvez préten- 
dre, et cet empire est immortel ; il est invincible. Il n’y a pas dans 
Phistoire un plus grand spectacle, et un plus consolant, que les em- 
barras de la force aux prises avec la faiblesse. Oui, dans toute lutte 
contre l’Eglise, il vient un moment ou cette lutte devient insuppor- 
fable au genre humain, un moment ot celui qui l’a engagée tombe 
devant Ja réprobation unanime de l'humanité. Cette lutte, sachez-le 
bien, n’a Jamais porlé bonheur 4 personne depuis que histoire 
existe. » 

Rappelez-vous la Révolution francaise. Elle aussi a confisqué les 
presbytéres ; elle a de plus fermé les églises ; elle a mis les prétres 
hors la loi. Cela a duré dix ans, de 17941 a 1804. Et au bout de dix 
ans, Mirabeau était mort, Robespierre était mort, le Directoire était 
élouffé dans la boue, et Bonaparte, celui qu’on a nommé la Révolu- 
tion faite homme, ne vit d’aytre moyen de pacifier la France que de 
sentendre avec le Pape, de rouvrir les églises, et de signer le Con- 
cordat. | 5 | 


N’eut-il pas mieux valu commencer par 1a? 


- Forsset. * 








MELANGES 


L’ETAT MAITRE DE PENSION 
Par le P. Lescaun, de l’Oratoire. 2° édition. — Douniol, édit. 


Le P. Lescceur publie une seconde édition de sa brochure contre les 
internats universitaires. Cette réimpression témoigne de I'intérét qu’a 
excité la question et atteste chez nous, a l’endroit de l'avenir moral des 
enfants, une préoccupation qu'on navait guére il y a quelques années 
et ol il est juste de reconnaitre un progrés. Personne se serail-il de- 
mandé, il y a trente ans, si le gouvernement avait les conditions requises 
pour diriger un pensionnat? Cela semblait évident et ne faisait pas 
question. Puisqu’on lui reconnaissait le droit de donner |’enseignement, 
n’était-il pas naturel qu’on lui attribuat aussi les qualités nécessaires pour 
donner |’éducation? Distinguait-on méme bien entre ces deux choses, et 
mettait-on bien quelque différence entre élever et instruire? Cela est dou- 
teux. Pour les masses, instruction et éducation étaient mots synonymes. 
Aujourd’hui, nous avons la-dessus des idées plus nettes, et nous commen- 
cons 4 comprendre que, pour étre apte a l'une des deux tAches, on ne l’est 
pas essentiellement pour l'autre. Le succés de la brochure du P. Lescoeur 
en est la preuve. C’est, en effet, a établir que I’Etat ne saurait donner 
l'éducation, et, par conséquent, tenir des pensionnats, qu’elle est consa- 
crée, ainsi que nous !’avons dit quand nous en avons parlé ici la premiére 
fois. 

Nous ne nous abusons pas toutefois sur |’effet qu’elle a pu produire. 
Sans doute, les internats universitaires garderent longtemps encore leur 
clientéle, grace a l'indifférence d'un trop grand nombre de péres de famille 
pour l’Ame de leurs fils, et grace surtout aux moyens d’attraction que 
ces établissements possédent dans les bourses mises & leur disposition; 


MELANGES. 469 


mais, dés aujourd'hui, leur cause est jugée, Leurs vices fondamentaux 
et irremédiables ont trouvé, 4 cété de celle du P. Lescceur, des dénon- 
ciations qui ne sont pas suspectes, car elles sortent de |'Université 
méme et sont signées d’hommes aussi haut placés dans |’estime que dans 
la hiérarchie du corps auquel ils appartiennent. 

C’est donc & bon droit qu’aprés avoir cité ces témoignages, le P. Les- 
cear s'écrie, dans la préface qu'il a placée en téte de la nouvelle édition 
de sa brochure: « Péres de famille, si vous voulez que vos enfants recoi- 
vent une éducation digne de ce nom, ne confiez pas vos enfants aux inter- 
nats de l'Université ; car ]’Université elle-méme vous déclare qu'elle ne la 
donne pas. L’Université elle-méme vous déclare que l’engagement pris par 
l'Etat d’élever les enfants que vous lui confiez, |’Etat ne le peut pas tenir 
etne le tient pas. — Sur ce point capital, ajoute+t-il, le seul que j‘aie 
eu en vue, on peut dire que j’ai cause gagnée ; et c’est & tous les partis, a 
tous les camps, 4 toutes les croyances que la force de l’évidence arrache 
aujourd hui la réprobation la plus formelle d’une des applications les plus 
fonestes du principe cher a la révolution : celui de 1’Etat enseignant. » 

Mais tout en reproduisant son travail intégralement tel qu'il l'a publié d’a- 
bord, l’éloquent oratorien a eua coeur de répondre a des insinuations qu’on 
ne lui a pas épargnées et de protester contre les secrets motifs qu'on lui a 
prétés. En altaquant les internats de l'Université, n’a-t-il pas eu au fond 
lintention de recommander ceux du clergé? La dénonciation des uns 
nest-elle pas l’apologie indirecte des autres? A ses yeux, le terme d’édu- 
cation laique n’est-il pas synonyme d'éducation athée? Loin de lui cette 
confusion odieuse que les ennemis de |’Eglise prétent perfidement aux ca- 
tholiques en général et aux prétres en particulier. Le P. Lescceur s‘inscrit 
en faux et avec une vive indignation contre cette calomnieuse accusation : 
( Jamais, dit-il, jamais, méme au temps de sa plus grande puissance, 
VRglise n’a dit 4 ceux qui voulaient se méler d’enseigner : Il faut préala- 
blement que vous revétiez une soutane noire ou blanche; il faut que vous 
soyez liés par des voeux religieux ou engagés dans les ordres sacrés. Eh! 
comment l'Eglise aurait-elle pu parler ainsi, elle qui se déclare l'amie, 
l'avocate des droits de Ja famille, elle qui voudrait assurer au pére de fa- 
mille seul, s’il était possible et dans la mesure du possible, l'éducation de 
ses enfants? L'Eglise n’a jamais dit : L’éducation laique est mauvaise, l'édu- 
cation cléricale est la seule bonne. Elle se borne 4 dire et nous répétons 
aprés elle : Toute éducation qui va 4 nier les droits des parents, & détruire 
la sainte influence de la famille, est mauvaise ; toute instruction qui veut 
faire abstraction des croyances religieuses, edt-elle d’ailleurs tous les mé- 
nites, est au moins insuffisante et ordinairement funeste; toute éducation 
qui est antichrétienne est détestable, ruineuse pour l’individu, pour la fa- 
mille, pour la société. Voila la seule thése soutenue par !’Eglise,.et c'est 
la seule aussi que nous voulions défendre. » 








170 MELANGES, 


Loin de vouloir déprécier l'intervention laique dans l’ceuvre de I'éduca- 
tion, il l’invoque au contraire, ne serait-ce gu’A cause des avantages ré 
sultant de sa concurrence pour les établissements dirigés par les ecclésias- 
tiques séculiers ou religieux. JI montre en effet cette concurrence régnant 
dans le passé et produisant de merveilleux effets. 

Mais c'est plus qu’a voir renaitre cette rivalité féconde que le P. Les- 
coeur aspire; c'est A voir se rétablir le concours, ancien aussi, de 1'élé- 
ment laique et de l’élément ecclésiastique dans le méme établissement, 
concours dont le collége Stanislas 4 Paris et ceux de Juilly, de Pontle- 
voy, etc., en province, offrent de si glorieux et de si heureux‘exemples. 
Ces exemples se multiplieront bientét, e’est Pespoir du P. Lescour, et 
tout au moins son veeu. 

« La concurrence & tous les degrés, et aussi, quand les préjugés révolu- 
tionnaires qui nous paralysent seront affaiblis, le concours des laiques et 
des clercs, des religieux et des séculiers sous toutes les formes, la liberté 
partout, l'enseignement rigoureusement séparé de la politique,.I’Ktat pre- 
tégeant, encourageant, sans ]entraver jamais, l’essor de toutes les forces 
intellectuelles, est-ce donc 1a, dit-il, une utopie, et faudra-t-il attendre un 
siécle pour revenir a une situation que l’expérience de toutes les sociétés 
civilisées, de tous les siécles antérieurs nous montre de beaucoup la plus 
féconde, je dirai la seule cn pour le progrés moral et intellectuel'de 
Vhumanité? » 

Nous I’avons dit, quand nous avons parlé pour'la premiére fois de I’écrit 
que réimprime le P. Lescceur, son réquisitoire contre les internats de 
l'Université n’en est pas un contre les internats en eux-mémes. Sur ce point, 
l’auteur renouvelle aujourd hui sa déclaration en appuyant ses sentiments 
4 Pégard de cette institution, bonne en elle-méme et méme nécessaire en 
certains cas, sur de nouvelles et fortes raisons. Mais ce a-quoi il a tenu 
surtout en exposant son opinion a l’endroit des’ internats, c’est 4 venger 
I'Eglise du reproche qui lui a été fait, un peu légérement, d’avoir fourni, 
dans ses établissements calqués sur la régle des monastéres, le medéle de 
ces internats corrupteurs de l'Université qui sont devenus un sujet de 
scandale et d’alarmes pour tous les hommes qui les connaissent a fond. 
Déja un savant jésuite, le R. P. Clair, avait montré a quel point cette incri- 
mination est contredite par l'histoire. Le P. Lesccaur; en reprenant sur cé 
chapitre la justification de I'Eglise, lui a donné une nouvelle évidence. 


P, Dowzame. 


Cette année encore, le Correspondant a été couronné par l’Académie 
francaise dans la personne de plusieurs de ses rédacteurs et pour 





MELANGES. 171 


travaux trés-divers. A cété du roman de Fleurange figure parmi les livres 
auxquels ont été décernées les premiéres récompenses, le curieux et sa- 
vant ouvrage de M. Rambosson, les Lois de la vie, réunion d'études phy- 
siologiques et morales que avons données ici pour fa plupart dans le 
cours des années 1868, 1869 et 1870, et qui furent alors si remarquées. 

Pas plus que Fleurange, dont les éditions se succédent de prés, les Lois 
de la vie n'ont affaire de recommandation. Nous croyons cependant utile 
de rappeler ce dernier livre, si plein d'observations et de conseils utiles, 
et dont l'auteur publie une édition nouvelle (4 vol. in-8, librairie Didot) 
avec des améliorations et des additions importantes. Comme le dit 
M. Rambosson, les circonstances of nous nous trouvons prétent a ce tra- 
vail une vérilable opportunité, car les lois de la vie sont intimement liées 
celles de la morale, et l’on ne viole pas les unes sans que les autres 
nen souffrent. 

P. D. 





QUINZAINE POLITIQUE 





9 octobre 1872. 


On voudrait respirer quelque temps, sans avoir 4 disputer du 
gouvernement de la France. On ne Je peut : autour de soi, qui n’en- 
tend retentir, comme dans une sorte de débat bruyant et perpétuel, 
les mots de république el de monarchie? La France n’est pas dans 
une de ces heures de loisir, cest-a-dire de paix prospére, ou les 
nations se sentent vivre, 4 Pabri d’un pouvoir haut et serein : elle 
s‘apercoit dans un état continu de changement et de variations ; elle 
voit chaque jour le présent se dissoudre dans un avenir inconnu, 
sans qu'elle sache mieux ce gu elle devient ; et voila pourquoi, lasse 
et toujours agitée, inquiéte et aspirant au repos, elle songe plus que 
jamais au lendemain, plus que jamais elle se demande comment 
elle va s’assurer définitivement les biens de V’ordre et de la liberté. 
Quels sont les desseins, lointains ou non, de M. Thiers? que fera 
l’Assemblée? la République peut-elle vraiment étre conservatrice? 
Les sages et les patriotes de tous les partis, s‘inclinant sous la né- 
cessité, en accepteront-ils le régime comme un moyen immédiat et 
possible, légitime dés lors, de sauvegarder la société et l'indépen- 
dance nationale? faut-il craindre que l’ancien dictateur de Tours ne 
reprenne nos fréles deslinées entre ses mains violentes, et, derriére 
lui, le fantome qui, du champ de bataille de Sedan, emporta l’em- 
pire en prison et en exil, n’est-il pas préta reparaitre? Ces questions 
sont le tourment de toutes les 4mes. M. Laboulaye disserte docte- 
ment sur les constitutions, et, théoricien chimérique, se confie, pour 
tout régler, aux décrets d’un plébiscite ; M. Albert Desjardins, avec 
la sagacité d’un moraliste, constate les fautes, la faiblesse ou l'im- 
puissance de nos partis : on lit, et de ces études trop abstraites on 
trop délicates pour les esprits en ce moment émus, on court aux 
Apres discussions auxquelles donnent lieu les incidents et les dis- 


QUINZAINE POLITIQUE. 175 


cours qui sont un commencement d'action polilique ou qui prépa- 
rent la décision supréme. 

Ce sont les radicaux qui, pendant cette quinzaine, ont occupé 
tout entiére l’attention publique; et presque pas un jour ne s’est 
passé sans que leurs déclamations ou leurs pratiques révolutionnaires 
aient produit une alarme. A Chambéry, il faut interdire un ban- 
quet, public sous les apparences d’une féte privée, ot M. Gambetta 
vient célébrer cette fratricide république de 4792 qui prit pour loi 
la Terreur ; et ce banquet, par un artifice ingénieux, se donne bien- 
tét 4 Grenoble sous les auspices du méme souvenir. A |]’Arbresle, 
les sectaires du radicalisme s’écrient, dans un festin du méme 
genre : « Nous ne reconnaissons d’autre Dieu que la science! » Pau- 
vres ignorants, qui ne peuvent savoir que la science, c’est en réalité 
la connaissance de Dieu trouvée par l’homme en lui-méme et dans 
le monde ! pauvres insensés qui ne peuvent concevoir ce que serait 
une république d’athées! A Villeurbanne, un orateur radical pérore 
en ces termes : « Si la hache de 93 a frappé les nobles, le temps 
est proche ow cette hache doit s’abattre sur les bourgeois pour les 
punir de leur trahison et de leur injustice envers le peuple. » A Avi- 
gnon, une bande de solidaires, sous la conduife méme des radicaux 
les plus connus de la ville, font en procession une démonstration 
d'impiété, que la population d’ailleurs ne voit passer qu’avec dé- 
gout. A Saint-Rémy, la population radicale s’ameute autour de 
M. Mistral-Bernard, élu pour la troisiéme fois conseiller général 
malgré les arréts intéressés du conseil général. A Montbéliard, le 
préfet ferme un cercle ot a pénétré un étranger qui s'est fait applau- 
dir pour une diatribe proférée contre le gouvernement, ]’Assem- 
blée et le catholicisme. A la Ciotat, au Cateau, 4 Besancon, a 
Montpellier, des manifestations grotesques d’irréligion ou de déma- 
gogie troublent la paix dans les églises ou sur les places. A Mey- 
Tueis, un maire et un adjoint sont destitués pour avoir été « mo- 
ralement complices d’une agression contre le commissaire de 
police. » A Saint-Junien, 4 Toul et & Limoges, le conseil municipal 
réclame la dissolution de l'Assemblée et l’amnistie ; on annule les 
veux politiques qu’ont formulés illégalement ceux d’Avignon, de 
Carpentras et de Figeac. A Nice et 4 Bougie, ailleurs encore, les ra- 
dicaux vont huer les soldats ou les assaillir dans les rues. A Nantes, 
ils accueillent les pélerins de Lourdes avec une sauvage intolérance : 
ils se ruent avec des insultes et des coups sur des gens inoffensifs 
qui reviennent de prier, sur des prétres, sur des religieuses, sur des 
femmes. Tel est le spectacle qu’ils nous ont présenté, pendant quinze 
jours, dans le débordement de leurs mauvaises passions, ici conte- 
hus & temps par le gouvernement, la retenus trop tard, partout 





474 QUINZAINE POLITIQUE. 


trop ménagés, de tous cdtés offrant aux regards de l’observateur les 
signes de l’anarchie dans les mceurs et dans les idées. 

L’armée, selon les circonstances, est un objet de haine ou de flat- 
terie pour les radicaux. M. Gambetta a ses généraux, on le sait; on 
n’ignore pas non plus qu’a Tours, ce fut par une politique captieuse 
qu’il distribua les grades avec une démocratie plus que prodigue. Il 
ne nous étonnait donc pas qu’a Grenoble cing officiers allassent $’as- 
seoir au banquet de M. Gambetta, et, rangés parmi ses partisans, 
approuvassent avec eux ce qu’il a dit tout haut contre l’Assembleée, 
tout-bas contre M. Thiers : nous n’en étions pas surpris, instruits 
comme nous l’étions des efforts et des moyens 4 l’aide desquels 
M. Gambetta, dans l’armée de !a Loire, avait séduit la reconnaissance 
ou trompé le jugement d’un certain nombre. Le ministre de la guerre, 
comme l’atteste une note insérée au Journal officiel, a sévérement et 
justement puni les officiers, ainsi oublieux des devoirs d’inipartiale 
réserve et de prudence honnéte auxquels les oblige la discipline et 
les invite ’honneur. Pourquoi le gouvernement serait-il plus indal- 
gent pour ces maires, vraiment contempteurs du principe d’autorité, 
qui osent lui porter les doléances des radicaux irrité qu’on envoie 
dans Jeurs murs, pour un grand commandement militaire, un géné- 
ral suspect 4 leurs yeux d’aimer }’ordre avec énergie? Qui pourrait 
gouverner dans un pays ou ces plaintes irrespectueuses parailraient 
un droit et deviendraient une habitude? Ne faut-il pds 4 la fois dé- 
fendre que, dans la société civile, on attente & la dignité de l’armée, 
et que, dans l'armée, on attente a la séeurité de la société civile? 
Rien nimporte plus que.de bien régler les rapports de l'une et de 
l'autre : en ce moment, on n'y peut veiller avec un soin trop jaloux. 
Le général Ladmirault rappelait, il y a quelques:jours, aux officiers 
généraux qu'il recevait, quelle obéissance simple, exacte et dévouée, 
Yarmée doit 4la loi: e’est aux bons citoydns @ se rappeler enx-mé- 
mes quels égards et quels homimages ils doivent, de leur cété, a cette 
armée vaillante et fidéle, qui garde pour nos enfants le trésor de la 
patrie. Bien coupable.est le langage de ceux qui 1’excitent a suivre 
leur faction ou leur parti! Son désintéressement ‘politique est l'une 
des-derniéres vertus par lesquelles la France puisse se sauver. Com- 
bien faut-il donc regretter que M. le général Billot dit prononcé a Ar- 
gentat (Corréze) des paroles comme celles-ci : « Je veux une armé 
républicaine et ron prétorienne!'» Non, l’armée ne doit étre m 1- 
publicaine ni monarchique : elle a pour premier devoir. de yaincre 
Vennemi, que ce soit avec Condé & Roeroy, 4 Yalmy dvec Kellermann, 
4 Austerlitz avec Napoléon ; elle n’a pas: plus 4 porter dans la guerre 
civile les drapeaux d’un ‘ribun qué d’un pririce : son unique mis- 
siori, c'est d'étre le soldat dela patrie et de la loi. Député et géxéral, 


QUINZAINE POLITIQUE. 175 


HM. Billot aurait di comprendre ces naives et nobles vérités. Il se 
vante, lui, d’étre « républicain sans épithéte! » Qu’a-t-il besoin. d’at- 
tribuer 4 l’armée l’ornement de l’adjectif politique qu’il préfére au- 
jourd’ hui? 

Ces mémes radicaux qui voudraient intimider ou corrompre la foi 
de l’armée n’ont pas cessé, depuis dix jours, de déployer devant le 
pays toutes les séductions ou les terreurs de leur éloquence. On sa- 
vait déja que leur libéralisme ne consiste guére qu’a crier libre- 
ment : Vive la république! on a pu remarquer, le 22 septembre, avec 
quel orgueil sinistre ils se cherchent dans V’histoire des ancétres 
dont la mémoire épouvante & la fois la paix publique et la liberté. 
Pendant qu’a Paris M. Robinet buvait en ’honncur de la Conven- 
tion, les plus grands déclamateurs du parti la célébraient ail- 
leurs : M. Edgard Quinet & Pornic, M. Louis Blanc et M. Victor 
Hugo d’au dela la Manche. Entre autres déclarations faites d’un ton 
Sonore, M. Edgar Quinet affirme que « le décret de 1792 nous gou- 
verne depuis quatre-vingts ans. » Sans parler du fantastique calcul 
qui lui permet de multiplier ainsi les onze années qu’ont duré nos 
deux républiques, contentons-nous de mentionner ces freize siécles 
de royauté ou la France s’est agrandie et illustrée. Au surplus, dans 
ce discours ot M. Edgard Quinet s’est plus écouté Jui-méme qu’on 
n’a pu l’entendre, une seule phrase vaul la peine qu’on la lise: « La 
nation francaise, a-t-il dit en énumérant les projets d’une vice-pré- 
sidence, d’une seconde Chambre et d'un renouvellement partiel, la 
nation francaise, tant qu’on luj laissera le suffrage universel, trou- 
vera le moyen d’échapper aux. piéges. » Ne jugez-vous pas étrange 
la situation of1 nous sommes, 4 en croire nos orateurs radicaux? 
Avec les moyens que M. Edgar Quinet appelle des « piéges, » on s’ima- 
gine, au centre gauche, que M. Thiers fonde la république; avec ces 
mémes moyens, les radicaux assurent qu’il ne la fonde pas... 
M. Louis Blanc glorifie 4 son tour l’idée républicaine. Il la plaint 
@avoir été « combattue, sous Louis-Philippe, avec persistance et 
violence. » Facile oubli de-M. Louis Blanc! Il ne se souvient déja 
plus que quatre fois, dans les années de 1832, 1834 et 1839, les se 
publicains s’insurgérent et livrérent bataille au pouvoir, a la loi, 
a la France paisible et libre. M. Louis Blanc gémit aussi qu’en juin 
1848, la république ait été « vaincue. » Nous laissons 4 Vhistoire le 
soin de rappeler combicn lui-méme, par ses doctrines. et ses excita- 
lions, a contribué a l’horreur de cette guerre sociale; qu’il nous 
sulfise de constater ayjourd hgi qy’il n’en a pas Veffro} et qu’il en 
place la date parmi les tentatiyes dela république idéale. Oh! comme 
ces apologies sont pour M.. Thiers et pour nous de grayes et clairs 
avertissements | Quant & M, Victor Hugo, la Jettre qu’il a fait lire, le 


176 QUINZAINE POLITIQUE. 


22 septembre, au restaurant de l’honorable M. Bonvalet, montre sur- 
tout par quel art la langue francaise lui serta dire de grands riens. Si 
les radicaux comprennentcomment « al’antique monarchie quiest le 
passé vivant, et vivant de la vie terrible des morts » ils peuvent op- 
poser «un rayon d’aurore, » il faut les féliciter de leur esprit: ils 
sont dignes de converser avec leur prophéte. Pour nous, 4 qui ce 
galimatias est inintelligible, il nous semble que M. Victor Hugo, 
comme M. Edgar Quinet, n’a parlé nettement que dans la menace. 
Ecoutez : « Je porte un toast 4 l'amnistie qui fera fréres tous les 
Francais, et a la république qui fera fréres tous les peuples...» 
Ecoutez, dans vos tombes sanglantes, vous, martyrs de la Commune! 
écoutez, ruines de Paris, dans vos cendres et vos décombres ! La ré- 
publique radicale pardonne 4 vos assassins, 4 vos incendiaires. Et 
vous aussi, écoutez, nations heureuses d’Angleterre, de Belgique et 
de Hollande, qui aimez et respectez vos traditions et vos lois! écou- 
tez, rois et ministres, dont la France malheureuse sollicite l’al- 
liance : Ia république radicale vous promet son régne et ses con- 
stitutions... 

Le discours que M. Gambetta a prononcé a Grenoble a eu plus de 
retentissement; et pour qui l’aura étudié, c’est plus qu'une suite de 
mots emphatiques : l'homme et le chef de parti y parlent dans la 
voix éclatante de l’orateur. Facilement, on reconnaft dans ces lon- 
gues et molles périodes, dans ces phrases vagues, dans ces pensées 
banales ou incohérentes, un tribun amoureux d’éloquence cadencée, 
un rhéteur de place publique. Mais considérez bien dans ce discours 
le révolutionnaire qui le débite : il y a dans M. Gambetta deux ou 
trois personnages incomplets, ou qui ne savent pas étre tout & fait 
eux-mémes, ici un violent, 14 un politique, ailleurs un niais. Il con- 
tredit tout & coup par orgueil ce qu'il vient de dire par habileté; 
tant6t il a ’accent du charlatan, tantdt le ton du bel esprit; ou bien 
c’est un parleur naif, trahissant son secret, étalant des explications 
ridicules. Vaniteux, il est caressant aussi : il sait flatter. Il méle la 
duperie 4 la brutalité, le mensonge de la dissimulation 4 la vérité 
de l’impudence : il recommande le respect de la loi, et avoue les 
ruses qu’il emploie pour la tromper ; i) vante les bienfaits de l’or- 
dre, et trouble a dessein le cceur de la foule; il outrage et se targue 
de modération, tour 4 tour hypocrite et grossier ; il insulte au lieu 
de prouver, 4 la maniére méme du populaire, qui remplace si vo- 
lontiers le raisonnement par l’injure; il se montre avide d’applau- 
dissements autant que de pouvoir. 11 méle en lui la simplicité du 
bon gargon, }’astuce du diplomate, la force insolente du démagogue 
et la pompe théatrale de l'histrion. Tous ces traits, on les voit réunis 
dans son discours de Grenoble, comme naguére, au temps de sa 


AQUINZAINE POLITIQUE. 4717 


dictature, on les retrouvait épars dans ses dépéches et ses procla- 
mations. Yous en souvient-il? C’était cette méme duplicité de lan- 
gage, cette rédondante déclamation, ces téméraires injures, a 
l’heure douloureuse ou, blessée et tombée, la France semblait prés 
de mourir devant lui, cette France qui n’était pour lui que le gla- 
diateur de la république. 

Ona surtout remarqué dans le discours de M. Gambetta la déclara- 
tion de guerre qu'il y fait plus ou moins discrétement a M. Thiers. 
Quelque expurgée qu’en ait été la troisiéme édition, celle de la 
République francaise, les insolences et les menaces y paraissent en- 
core assez. C’est & M. Thiers qu’il impute vraiment « les misérables 
et odieuses mesures » qui |’empéchaient, le 22 septembre, de don- 
ner publiquement, au banquet de Chambéry, le régal de son élo- 
quence. C’est M. Thiers qu’il a en vue parmi « ces quinze 4 vingt 
habiles diseurs qui gouvernaient la monarchie parlementaire, » et 
dont le gouvernement lui paraft suranné « dans le monde nouveau 
de la démocratie francaise. » C’est 4 M. Thiers qu’il adresse le re- 
proche de causer, par sa sévérilé préventive, sinon « le désordre 
matériel, » du moins « le désordre moral. » AM. Thiers, comme a 
nous, ce trop significatif avertissement : « Le pays est avec nous, et 
il le proclame & chaque occasion qu’il lui est donné de le faire. Nous 
avons donc pour nous Ia loi, le titre, nous aurons la chose bientdt. 
Nous n’avons qu’é laisser écouler les heures et les minutes. Tous les 
jours on peut marquer les pas qui sont faits vers le but, et ce but, 
ony touchera bientét. » C’est de M. Thiers que ses auditeurs riaient, 
aces paroles : « On est passé & ce qu’on a appelé l’essai loyal de la 
république, mais de la république sans républicains... L’essai loyal 
de la république, c’est 14 un mot parfaitement bien fait pour dire le 
contraire de ce qu'il exprime. » Enfin, ne se pourrait-il pas que 
M. Thiers se trouvat, aux yeux de M. Gambetta, parmi « ces gens de 
Versailles, » avec qui il n’y a plus rien, dit-il, « 4 espérer, a tenter, » 
et que, par conséquent, les radicaux et leur ancien dictateur son- 
gent 4 remplacer par eux-mémes? 

M. Gambetta, dans son discours, n’a poussé que des cris de 
haine. Cette Assemblée, qui est venue réparer par ses services les 
fautes de sa folle et criminelle incapacité, il l’appelle « un cadavre, » 
il veat qu’on lui jette « une derniére pelletée; » cynique injure, 
qu’on ne peut pas trop s’étonner d’entendre dans un pays dont I’As- 
semblée représente la souveraineté; outrage alarmant, qui donne 
une idée des craintes qu’il faudrait concevoir si les radicaux, méme 
modérés comme M. Gambetta prétend toujours |’étre, avaient contre 
la loi autant de force qu’ils ont peu de respect pour elle. Il n’y a pas 
moins de colére insensée dans le mot méprisant dont il se sert pour 

40 Ocrosx 1872. 12 


. 178 QUINZAINE POLITIQUE. 


bafouer les hommes, abusés peut-étre, mais honorables et sincéres 
qui, comme M. Casimir Périer, renoncent 4 leurs préféreuces et a 
leurs souvenirs en faveur de la république de M. Thiers, de la répu- 
blique conservatrice. « Ignoble comédie! » s’écrieM. Gambetta; et, 
non content de les accueillir avec une telle bienvenue dans cette répu- 
blique qu'il nous dépeignait naguére comme un séjour d’agréable 
hospitalité et de douce tolérance, if a enseigné & ses partisans les 
moyens de les en écarter : il a prié ses amis de dresser avec som 
des listes de proscription électorale ol seraient désignés tous les ci- 
devant monarchistes, eussent-ils répudié leur ancienne erreur. A ces 
précautions de vindicte républicaine, on a reeonnu l’esprit des jaco- 
bins, cet exclusivisme, qui, ne trouvant rien d’assez pur dans l’huma- 
nité politique du temps, bannit d’abord, emprisonne bientét et tue ou 
laisse tuer pour purifier la république. M. Gambetta jure, dira-t-on, 
qu’il n’est pas jacobin. Soit. Mais pourquoi commence-t-il par pen- 
ser comme eux, $il ne veut pas agir selon leur néfaste exemple? 
Que peut devenir une république tout habitée par le soupcon et Ia 
défiance? Lui-méme serait-il longtemps maitre des sectaires qu’il 
aurait imbus des le¢ons qu'il vient de répandre dans les esprits 4 
Grenoble? Quelque excuse qu’il ose jamais en offrir, les maximes 
de M. Gambetta ont paru tirées de la tradition terrible ou mdicule 
de 1793; il n’a pas seulement prouvé qu'il n’était pas-un homme 
d’Etat, il n’a pas seulement cessé de feindre la modération, il a sur- 
tout révélé le principe de sa témérité révolutionnaire, il en a indi- 
qué l'objet : Veffroi a donc été légitime. 

Cet effroi, que les financiers ont manifesté 4 la Bourse et dont on 
a pu observer l’émotion dans le jugement des journelistes offi- 
cieux, n’a-t-il pas 6té excessif? Peut-étre. Qu'on y réfiéchisse pour- 
tant: M. Gambetta, que la France condamnait dans ses votes du 
8 février, et qui gotttait oisivement son repos dans |’ombre silen- 
cieuse de Saint-Sébastien, & )’heure ot: les: canons de la Commune 
tonnaient de Paris sur Ja patrie humiliée et malheureuse; M. Gam- 
betta, rentré dans l’Assemblée pour s'y montrer soumis 4 M. Thiers 
et plus ministériel qu’on ne Létait toujours au centre gauche; 
M, Gambetta jette son masque de sagesse, il reprend sa voix et sa 
foudre; l'homme s’est montré tel qu'il est, sa fortune redevient 
audacieuse; et, grace 4 lui, grace & nous et au gouvernement, 52 
faction a maintenant l'apparence d’un parti. Pourquoi? Les causes 
en sont complexes. La principale, c’est que les convoitises socia- 
les le suivent. Quiconque aspire dans le vague & un change- 
ment; quiconque est remuant et se trouve enchainé dans Pordre 
et la loi; quiconque est révolutionnaire, 4 bon eseient ou sans le 
Savoir, se dévoue & M. Gambetta : M. Gambetta personnifie ainsi les 











QUINZAINE POLITIQUE. 479 


destinées et les passions de la démagogie. Or ce réle, il faut en 
convenir, l’état de république y est fatalement propice, parce que 
la populace, ignorante ou avide, se plait 4 voir dans ce régime 
l'idéal assouvissement de ses désirs ou de ses besoins, tandis qu’a 
ses yeux la monarchie semble habituée a les contenir. En second 
lieu, le suffrage universel décerne le premier rang dans une 
rpublique : le candidat d’aujourd’hui est demain le prince du 
peuple. M. Gambetta ne serait que ministre dans une monarchie 
parlementaire : outre la surveillance de ja Chambre, |l’arbitrage du 
roi servirait 4 modérer sa puissance. Dans la république, il peut 
devenir souverain lui-méme, et il porte dans la présidence, dicta~ 
toriale ou non, la doctrine en méme temps que la faveur de la 
foule. Voila le secret de la frayeur dont le discours de M. .Gam- 
betta a été le prétexte et l’occasion. Plaise 4 Dieu que la déma- 
gogie ne s’érige pas, grace a cette facililé, en gouvernement 
légal! Mais il est aisé de voir combien est grand le devoir de pré- 
voyance et d'énergie auquel les conservateurs sont tenus, dés ce 
moment. 

Dans |’émotion qu’a produite le discours de M. Gambetta, il ya 
comme un témoignage qui vérifie la justesse des conseils plusieurs 
fois donnés dans le Correspondant aux partis et au pays. Lorsque 
Dous recommandions l’union & tous les hommes modérés et clair- 
voyants que l’esprit parlementaire anime dans V’'Assemblée, nous 
leur disions : «Ne vous divisez pas pour des mots; portez sur les in- 
stitutions votre attention el votre effort; yous vous accorderez, car tous 
yous voulez un régime qui, monarchique ou républicain, garantisse 
Yordre et la liberté.. Organisez donc ce régime, en vous faisant les 
uns aux autres d’honnétes et patrioliques concessions. Le premier 
péril de la France, c'est le radicalisme, cette démagogiedont les dés- 
ordres ont pour fin nécessaire ou le despotisme d’un César ou I'in- 
vasion d’un conquérant. » Ce langage n’a pas toujours été compris. 
Quelques-uns répondaient ; « Apportez-nous d’abord une profession 
de foi républicaine. Cette piéce bien et diment enregistrée dans no- 
tre histoire, nous l’opposons & M. Gambetta, nous le réduisons au 
silence ; nous lui aurons pris le mot magique que les masses cou- 
rent entendre dans ses digcours. » Et, se leurrant de cetle espérance, 
ces mémes hommes ménageaient dans M. Gambetta le républicain, 
qu’ils prétendaient distinguer du radical; ils accordaient, pour ainsi 
dire, & sa personne ou 4 ses partisans la protection de |’équivoque : 
on le eonstatait avec étonnement dans une élection du Nord et dans 
le vote relatif aux marchés scandaleux de M. Naquet; ils permet- 
laient méme & M. Louis Blanc de les monirer placés 4 ]’une des ailes 
de cette armée républicaine qui, dans le dénombrement fait par lui, 


180 QUINZAINE POLITIQUE. 


comptait les coupables et les complices de la Commune; ils lais- 
saient enfin leurs journaux, 4 Paris comme dans les départements, 
favoriser, par certaine connivence, plus d’une des opinions de la 
démagogie. 

Eh bien, nous le demandons 4 plus d'un de nos contradicteurs, 
avions-nous raison? nos avertissements étaient-ils sages? étaient- 
elles vaines nos prévisions? Des conservateurs toute leur vie dé- 
voués aux principes de la monarchie constitutionnelle se sont tout 
a coup déclarés républicains. Leur déclaration change-t-elle rien 
aux fureurs du radicalisme? M. Gambetta a-t-il témoigné le moindre 
plaisir 4 les voir entrer dans le temple? Non. ll a sigmifié que ces 
convertis lui paraissaient des apostats ; il veut que le peuple des élec- 
teurs, au grand jour de son jugement dernier, connaisse les noms, 
inscrits 4 l’avance sur des registres, de ces repentis qui ne se seront 
amendés qu in extremis; il annonce qu’ils doivent faire pénitence aux 
portes de l’église; il les exclut déja en imagination, et sans doute, 
si son régne arrive, cetle sentence d’exclusion se réaliscra. D’autre 
part, voici que le journal officiel du centre gauche, le Bulletin conser- 
vateur républicain, conjure M. Thiers de faire enfin ce que, le 20 juin, 
lui demandaient les délégués du centre droit et de la droite : il le 
presse de désavouer devant la France inquiéte toute alliance, tout 
pacte, tous rapports avec les radicaux et M. Gambetta. En vérité, ce 
n’était pas la peine de tant blamer M. de Broglie, M. Saint-Marc Gi- 
rardin et les autres délégués, pour concevoir bientét la méme idée et 
pratiquer la méme conduite! 

Ces incidents et ces discours laissent un enseignement, ce semble, 
aux bons citoyens de tous les partis honorables. Le radicalisme con- 
voite la France: qu’ils s'unissent pour la préserver | Qu’ils se per- 
suadent bien, devant la patrie et Dieu, qu’il y a pour le cifoyen une 
vertu d’abnégation dans la politique, comme pour lesoldat surle champ 
de bataille! qu’ils tiennent compte de l'heure critique ou se trouve la 
vie de la France! que la crainte de perdre la société et la nation soit 
plus forte en leur Ame que l’espoir de créer le gouvernement de leur 
choix! qu’ils aient surtout pour préoccupation la défense del ordre et 
la réorganisation du pays! La république de M. Thiers est moins 
que jamais celle de M. Gambetta. En vain M. Gambetta essayera-t-il, 
4 Annecy ou ailleurs, d’offrir & M. Thiers d’ égoistes et tardives 
louanges pour rentrer en grace auprés de lui. Il a parlé 4 Grenoble 
et tout le monde |’a compris. Son radicalisme s’est laissé voir dans 
toute son effrayante sincérité, et nous n’avons vraiment pas trop 
a nous en plaindre: |’effet le plus manifeste de son discours, c'est 
d’avoir rendu plus facile, en méme temps que plus nécesaire, l’ac- 
cord de M. Thiers et des conservateurs. 


QUINZAINE POLITIQUE. 184 


Hélas! tel est en nous le sentiment de nos maux, tel est le 
cercle étroit ot les destinées de la France semblent s’étre resser- 
rées, qu’a peine regardons-nous au dela de nos frontiéres. Il n’y a 
pas en Europe aujourd’hui, & part la pauvre Fologne, plus qu’a 
demi renfermée au tombeau, une nation plus altristée ou méme 
plus malheureuse que la nétre. Le Danemark jouit, dans la souf- 
france méme de Ja spoliation qu’il a subie, de je ne sais quelle 
gloire intérieure qu'il doit a sa paix civile, 4 ses mceurs, 4 son gou- 
vernement. L’Angleterre, prés de reprendre sa fierté en Europe, se 
sent libre au moiris des calamiteux embarras de la démagogie : 
autour d’un tréne respecté, les ministres et le parlement font les 
affaires du pays selon sa volonté et son intérét; hier, le chancelier 
de ’Echiquier annoncait un nouvel excédant de recettes, un béné- 
fice de 100 millions. La Hollande, cette ancienne république qui a 
trouvé le repos en devenant une monarchie parlementaire, se for- 
tifie, sous l’ceil menacant de M. de Bismark : pour la troubler 
dans cette préparation, point de révolutionnaires; elle ne s’est 
presque pas apercue que les députés de l’Internationale fussent 
venus tenir leurs états généraux 4 la Haye, dans la dispute et la 
haine mutuelle. La Suéde voit mourir son roi, un prince ami de la 
France : son frére lui succéde, le pouvoir s’est transmis sans se- 
cousse. La Prusse poursuit le cours de son ambitieuse et pré- 
voyante politique : & Brunswick, elle négocie la possession éven- 
tuelle du duché; en Baviére, elle rétablit son influence; elle 
perfectionne ses armements dans les loisirs de sa victoire. L’Au- 
triche elle-méme répare peu & peu ses forces : il n'y a pas eu de 
Commune a Vienne aprés Sadowa. La Russie, qui semble immobile 
dans son immensité, travaille tranquillement 4 sa grandeur: déja 
la révision du traité de Paris la console de la guerre de Crimée. Dans 
état d’infortune, d’incertitude et d’isolement o& nous sommes, et 
que celte comparaison nous rend plus douloureux encore, puisse au 
moins la France voir bientét ses fils plus unis, plus laborieux, plus 
dociles et plus prudents! 


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ti¢res, une méthode simple et claire, du raisonnement et de la doctrine, de l'exactitude 
et de la concision. Le savant et modeste auteur n’écrit que pour instruire, il va droit aa 
but, évite les explications délayées, les amplifications déclamatoires qui laissent l’esprit 
vide et le ceur froid. Il pose nettement les questions, y donne en peu de mots une 
réponse convenable, dont il fait voir la vérité et la justesse, en l’‘appuyant de ses preuves 
principales, au moyen d’une argumentation serrée. ; 

A l'appui de cette appréciation, nous citerons le jugement de la Bibliographie catho- 
lique : « Ce livre est un cours complet de théologie, embrassant le dogme, la morale, 
« les sacrements et la priére. C’est une analyse substantielle de matiéres traitées dans 
a les séminaires, et qui demandent des études approfondies. Ici, point de phrases, 
« point de développements oratoires, mais méthode, exactitude, clarté, solidité, brid- 
« veté. Pas de livre plus utile et aux pasteurs des Ames, obligés d’enseigner aux peuples 
« Vorigine de la religion, ses preuves, ses mystéres, ses pr pla et a ceux qui vou- 
« dront étudier dans leur ensemble les vérité de la foi. efs de famille, les mai- 
« tres et les maitresses de la jeunesse auront un guide sir, sous la conduite duquel ils 
« feront parcourir 4 leurs enfants ou a leurs éléves tout le domaine de la religion, sans 
« crainte de les égarer jamais. » 

Les Juges eux-mémes de la doctrine ont parié, et l’ouvrage de M. l'abbé Marotte est 
approuve par trois évéques, qui déclarent qu'on ne saurait trop le répandre. 

a Connaissance approfondie de fa pangs ba dogmatique et morale, dit Mgr de Stras- 
« bourg, définttions exactes, précises, style clair et facile, telles sont les aes qui, 
« selon moi, distinguent cet excellent livre, qui le mettent A la portée de toutes les 
« intelligences, et qui le feront accueillir avec empressement, je n’en doute pas, dans 
« les maisons d’éducation, dans les familles chrétiennes, et par toutes les personnes qui 
« ont un désir sincére de s’instruire de ce qu'il leur importe de savoir et de prati- 
« quer pour mériter le bonheur éternel. » . : 

e son cété, Mgr l’évéque de Verdun écrit : « Ce cours d’instruction chrétienne que 

« Notre Vénéré prédécesseur recommandait 4 si bon droit en 1852, a obtenu depuis 
« vingt années un succés toujours croissant. Et pourtant les bons ouvrages sur le méme 
« sujet se sont multipliés. C’est qu’il est difficile de donner & l’exposition du dogme plus 
a de clarté, et A l’exposition de la morale plus de précision que n'a fait le docte et pieux 
« auteur de ce livre. — Nous désirons donc qu'il soit plus que jamais le manuel des 
« families qui veulent garder intacts le trésor de la foi et celui des vertus chrétiennes. » 


Les désirs des éminents prélats ont été en partie satisfaits. L’ouvrage est arrivé rapide- 
ment 4 la quatriéme édition; il a été adopté aprés mir examen, et de préférence a 
d’autres livres bien connus, par un grand nombre de petits séminaires, de pensionnats 
des fréres des Ecoles chrétiennes, de maisons laiques d’éducation et de pensionnats re- 
ligieux. Rien ne lui a manqué pour étre connu des péres de famille. Il a eu les hon- 
neurs d'une vigoureuse attaque de U'Qpinion nationale, qui le signalait comme un 
modéle d’abétissement; le Réveil l'a mis 4 l’index des libres penseurs et des fortes tétes 
du parti soi-disant socialiste, preuve évidente pour nous que le livre a frappé fort et 
Juste, et qu'il renferme exactement la vraie doctrine de 1’Eglise. 

A ce livre si utile de nos jours, M. l’abbé Marotte a eu la homure pensée de joindre un 
ssa 18 en forme de catéchisme pour les enfants. 

« Nous ne pouvons qu’sppiaudir 4 la pensée qu’a eve l’auteur du Cours complet d’en 
«donner au public un abrégé par demandes et par réponses, dit Mgr de Verdun. Sous 
« cette forme, cet ouvrage rendra de nouteaux services. La doctrine qu'il contient pas- 
« sera, par la mémoire, dans les jeunes intelligences, et s’y fixera, comme un fonde- 
« ment solide, pour toute la vie. » 


aE 


Catéchiame de la foi et des moours chrétiennes, par M. pe Lantaces, supérieur du 
séminaire du Puy; précédé d'une Notice sur ia Vie de l’auteur. Nouvelle édition, 
cov nr eases améliorée, avec approbation de plusieurs Evéques. 4 fort roo 
peut Fae en en Or ae a ae ale gt ia Ses! ee (ae ed Se Vel, slg ets gs. eee oe cine (Oz eG er tee we rca e 


Exposition de la doctrine chrétienne, par le R. P. Boucearr, S. J. Nouvelle édition, 
revue, corrigée et considérablement augmentée, par Mgr Dansor. 2 yo]. in-8*. . 8 » 


Vraie politesse (la), 4 l’usage des maisons d’éducation, par madame de Massmv. 
& édit., revue et augmentée de traits nouveaux. 4 vol. in-18. ...... We. 


Ce traité complet sur la poe basée sur les principes de Ja charité chrétienne, se 
divise en quatre partics : 1° la politesse du coeur; 2° la politesse de V’esprit; 3° la po- 
litesse du langage ; 4° la politesse des maniéres ; il remplit une lacune signalée souvent 
par des onnes vouées 4 l’éducation. — Le plan de ce livre est tout 4 la fois neuf et 
naturel, le style précis, clair, d’une simplicité qui n’exclut pas l’élégance. 


LE FRANCAIS 


JOURNAL QUOTIDIEN, POLITIQUE ET LITTERAIRE 


Ce journal, qui a atteint sa cinquiéme année d’existence, a obtenu la notoriété et l’au- 
torité auxquelles lui donnent droit le caractére sérieux de sa rédaction, la sdreté et la 
variété de ses informations. Le Frangais est devenu un des organes les plus considérés 
de l'opinion conservatrice libérale. Il répond parfaitement 4 son titre, et défend avec 
autant de persévérance que d’énergie les principes de religion et de liberté dans IJ’inté- 
rét els il a été fondeé. 

ancais publie le compte rendu analytique des séances de I'Assemblée nationale ; 
tous les mardis, un compte rendu de l’Académie des sciences; tous les samedis, une 
revue agricole; toutes les semaines, de nombreux articles de littérature, de science, de 
arts, etc., etc. — En ce moment, le Frangats publie un roman historique : le Crime 

de 1804, par M. Govapox pe Gexoumiac. 








PREE DE 1L'ABONNEMENT 


PaRIS DEPARTENENTS 
Trois mois. ,.... 415 fr. Trois mois. ...,. 416 fr, 
Six mois... ..... 0 , Sixmois,...... 534 
Um an.,....--, 358 Unan. ~ececvee. 38 


On s'abonne par lettre affranchie avec un mandat sur la poste. 
Rédaction ct Administration, 20, rne Bergére, & Paris. 


LIBRAIRIE ADRIEN LE CLERE ET C™ 


EDITEURS DE WN. 8S. P. LE PAPE ET DE L’ARCHEVECHE DE PARIS. 
29, rue Cassette, Paris. 


DISCOURS 


CONFERENCES SUR L'&DUCATION 


Par le R. P. CAPTIER 


DOMINICAIN DU TIERS-ORDRE-ENSEIGNANT, FONDATEUR ET PRIEUR DE 1’ ECOLE ALBERT-LE-GRAND, 
A ARCURIL, 


MASSACRE LE 25 MAI 1871 


PRECEDES DE SON ORAISON FUNEBRE 
Par le R. FP. ADOLPHE PERRAUD, prétre de | Oratoire. 


Un vol. in-48 jésus elzévirien. — Prix, franco... 222-2 2 - Aff. 


Ces discours ont été prononcés soit aux distributions de prix d’Oullins et d’Arcueil, 
soit aux assemblées générales de la Société d’éducation. Ces conférences ont été don- 
nées eh 1870, dans la salle du Cercle catholique. Malgré les lacunes que devait laisser 
.dans une telle cuvre la mort tragique et prématurée de l’auteur, on y rencontre un 
.véritable traité d’éducation chrétienne. 

Nous disons 4 dessein éducation chrélienne, car le P. Captier tenait ces deux mots 
pour inséparables. Et certes, personne n’a mieux sl leur sens profond, leur im- 
mense portée, les obligations qu’ils imposent aux maitres, les garanties qu’ils offrent 
aux jeunes gens, aux familles, 4 la société. Le prieur d’Arcueil, dont les sauvages du dit- 
neuviéme siécle ont versé le sang généreux, était un éducateur de premier ordre. [! 
était par la vocation, par l'étude, par l’expérience, par le zéle sacerdotal et apostolique. 
Il s’était voué, dés sa vingtiéme année, au service de l’enfance et de la jeunesse; il avait 
médité toutes les théories de l’enseignement; il avait sondé toutes les tendances et tous 
les besoins de notre époque : il connaissait le but et les meilleurs moyens de I’attein- 
dre; il y allait avec cette prudence, cette abnégation, ce calme enthousiasme, qui 
distinguent le prétre et le saint. Point d’exclusivisme dans les idées, rien d’apre, rien 
d’étroit; mais une vaste synthése, illuminée d’un rayon du ciel, et éclairant a son tour 
les moindres détails de la vie. « L’école, pour nous, disait-il, n’est qu'une continuation 
« ou une extension de Ja famille. Nous y recevons l'enfant pour nous dévouer & lui en 
‘« Vaimant, pour l’élever et le grandir, faire de lui un homme, et le rendre alors 4 qui 
« nous l’a confié. L’école ainsi congue doit avoir, comme la famille, un intérieur dour, 
< gracicur et égayé, un intérieur ou la loi du travail et de l’obéissance soit adoucie par 
« les plus suaves affections, par les fétes les plus épanouies. I faut & l’école un nom, 
« des souvenirs, des sympathies, un honneur domestique, qui relient tous les membres 
« en un méme corps solidaire » (p. 102). On ne saurait assurément réver un idéal qui 
réponde micux aux légitimes désirs des parents, et donne 4 leur tendresse une plus 
entiére satisfaction. — Mais la famille n’est pas tout : la société a des droits sur la for- 
mation de ses membres. Le culte de la patrie aura sa place dans l'enseignement du 
maitre. Il se résumera dans ces trois points, qui comprennent tous les autres : aimer 
son pas avec intelligence, le servir avec courage, l’honorer par son caractére. La parole 
du P. Captier est toujours émue quand il s’ugit de la France. De tels accents, une telle 
morale, une si vive préoccupation de l'avenir, méritaient bien la haine des révolution- 
naires. — Enfin, au-dessus de la famille et de la patrie, la religion veille, attend les Ames 
et leur demande sa part. Pour le dominicain, le collége sera donc avant tout un asile 
religieux. L’éléve qui lui arrive est « un petit envoyé du bon Dieu; » il le regoit aa 
nom de Celui qui a dit : « Laissez venir & moi les petits enfants. » I) sait qu’en faisant 
de lui un chrétien, il sert 4 la fois tous les grands intéréls de la vie domestique et de 
la vie sociale. Le P. Lacordaire avait dit : «Les intéréts de I'Eglise sont ceux de I'hu- 
« manité, les intéréts de ’humanité sont ceux de l’Eglise; le christianisme, dont !l’Eglise 
« est le corps vivant, ‘n’est parvanu & un si haut degré de puissance qu’a cause de la 
« fusion profondd qhi‘existe entre lui ct 'humanité; » le P. Captier souscrit a sa pen- 
sée et la continue, en déclarant que « tout est chrétien dans la bonne éducation natl0- 
« nale, et que tout est national dans la bonne éducation chrétienne » iP 465). 

(Extrait de la Bibliographie catholique, septembre 1872.) 





TABLE ANALYTIQUE 


E? ALPHABETIQUE 


DU TOME QUATRE-VINGT-HUITIEME 


(GIRQUANTE-DEUXIZME DE LA NOUVELLE séaix ‘) 


* Nora.— Les noms en capitales grasses sont ceux des collaborateurs du Recueil dont jes travaux ont 
pera dans ce volume; Jes autres, ceux des auteurs ou desobjets dont i} est question dans les articles. 
Auivurions : — C, R., compte rendy; — Art., article. : 


Annuaire de homme d'ftat. V. capi- 
taine Somerville. 525. 

ARBAUD (Léon). L’histoire de France 
racontée & mes petils-enfants. Art. 
565. 

ARNAUD (Simon). La légende dorée, 
de Longfellow. Art. 142. 

Benoist. CEuvres de Virgile. Texte latin 
avec commentaire. 1168. 

Biré (Edmond). Dialogues des vivants et 
des morts. 1173. 

Bismarck (M. de) et les catholiques 
allemands. V. G. A. Heinrich. 304. 


Beissien (Arthur de). De chute en chute. 
Lettres d'un passant. 393. 


Byron (la jeunesse de lord). V. comte 
de Jarnac. 1094. 


Captier (le R. P.). Discours et conféren- 
ces sur l'éducation. 389. 

CARNE (comte de), de l’Acad. fr. Le 

_ chemin de la vérité. Art. 578. 

Céphalonie, Naxie et Terre-Neuve, par 
M. Gobineau. C. R. 798. 

Chambrier (J. de). Marie- Antoinette, 
reine de France. 186. 

CHAMPAGNY (comte F. de), de l'A- 
cad. fr. Discours au collége de Juilly. 
783. — Congrés de l’enseignement 
chrétien. Art. 985. 

Charaux. La méthode morale. 915. 


Chemin (le) de la vérité. V. comte de 
Carné, 578. 

CHEVALIER (Alexis). La civilisation 
égyptienne, d’aprés les découvertes 
les plus récentes. Art. 449. 


"Cette table et la suivante doivent se foindre au numéro du 25 septembre 1872, 


23 Sepremsne 18732. 


76 





4194 


Chute (de) en chute. Lettres d'un pas- 
sant, par Arthur de Boissieu. C. R. 
393. 

Civilisation (la) égyptienne. V. Alexis 
Chevalier. 449. 

Clotilde de Surville et ses éditeurs. V. 
Jules Levallois. 539. 

Collins (Wilkie). Mari et femme. 1170. 

Commune (la) il y a deux mille ans. 
V. Auguste Nisard. 329. 

Compagnie (la) de Jésus, conservée en 
Russie aprés 1772, par le P. Gagarin. 
C. R. 789. 

Congrés de l’enseignement chrétien. Y. 
comte F. de Champagny. 985. 

COURGY (Alfred de). La querelle du 
capital et du travail. 2° art. 10 juil- 
let. 125. 

Daniel Defoé, sa vie et son temps. V. 
W.-H. Robinson. 63. 

David Livingstone et l'Afrique équato~ 
riale. V. Ernest Faligan. 

DELARC (abbé 0.). Discours et confé- 
rences sur l'éducation, par le R. P. 
Captier. 589. 

Delpit (Martial). Le 18 mars. 598. 

Dialogues des vivants et des morts, par 
M. Edmond Biré. C. HR. 1173. 

Discours de M. de Champagny au col- 
lége de Juilly. 783. 

Discours et conférences sur P éducation, 
par le R. P. Captier. C. R. 389. 

Douce-Amére. Nouvelle. ¥. G. de Par- 
sesal.. - ; 

DOUHAIRE (P.). 25 juillet. — Mé- 
lange. Les .journaux politiques en 
Espagne depuis la dernidre révohi- 
tion. Art. 587. 

10 aott. — Histoire du régne de 
Louis XIV, par M. Gaillardin. 600. 
— M. Heari Martin et son Histoire 
de France, par M. H. de }Espinois. 

604, 

25 godt. -- Marie-Antoinette, reine de 
France, pac M. J. de Chambier. 786. 
— La Compagnie de Jésus conservée 
en Russte x Ae la suppression de 
4772, par ‘le P. Gagarin. 789. — 


TABLE ANALYTIQUE. 


Ivan le terrible, ou la Russie au sei- 
zieme siécle, traduit du russe par le 
prince de Galitzin. 791. — De la pré- 
dication sous Henri IV, par M. l’abbé 
Lezat. 792. — Parts, ses organes, 
ses fonctions, sa vie, par M. Maxime 
Du Camp. 796. — Céphalonie, Nanie 
et Terre-Neuve, par M. Gobineau. 
798. 

25 septembre. — Histoire d Allemagne. 
Tome I. Origines de l’Allemagne et 
de l’empire germanique, par M. Zel- 
ler. 1165. — (QBuvres de Virgile, 
texte latin, avec commentaire, par 
M. Benoist. 1168. — Mari et femme, 
par M. Wilkie Collins. 1170. — Dia- 
logues des vivants et des morts, par 
M. Edmond Biré. 1173. — Histoire du 
105° bataillon, par M. Vincent d’indy. 
4176. 


DOUNIOL (Charles). V. Quinzaine poli- 
tique. 10 aodt. 607. — 25 aout. 799. 
40 septembre. 989. — 25 septembre. 
4178. 

Du Camp (Maxime). Paris, ses organés, 
ses fonctions et sa vie. 196. 

Espinois (H. de |’). Henri Martin et son 
Histoire de France. 604. 

Ftat (de 1°) de la France au lendemain 
du 18 brumaire. Y. Félix Rocquain. 
617. 

FALIGAN (Ernest). David Livingstone 
et PAfriqne équatoriale. 1° art. 10 
septembre. 837. — 2° art. 25 septem- 
bre. 1004. 

Favart et Gluck. ¥. Adolphe Jullien. 
944. 

FOISSET. Le comte de Montalembert, 

9 art, 25 juillet. 204. — 3° art. 10 
septembre. 869. 

FOURNEL (Victor). Les cetivres et les 

hommes. Art. 25 aoit. 752. 

Gagarin (le P.). Ea Compagnie de Jésus 
consarede en Russie apres la suppres 
ston de 1733. 189. 

GAILLARD (Léopold de}. Y. Quinzaine 
politique. 40 juillet, 494. — .25 juil- 
let. 395. 

Gaillardin. Histoire durégne de Louis XIV. 
600. 


DU TOME QUATRE-VINGT-HUITIEME. 


Galitzin (le prince). Ivan le terrible, ou 


la Russie au seiziéme siécle. Traduc- 


tion. 794. 


GERMINY (comte Eugéne de). Société 


générale d’éducation et d’enseigne- 
ment. Art. 59. 

Gobmeau. Céphalonie, Naxie et Terre- 
Neuve. 798. 

Gymnastique (de ia) dans 1'éducation 
libérale. V. Victor de Laprade. 1445. 

BEWAICH (G.-A.). M. de Bismarck et 
les catholiques allemands. 25 juillet. 
Art. 304. — 40 aofit. Un professeur 
d‘autrefois dans l’Allemagne faujour~ 
dhui. Art. 5384. — 25 septembre. Le 
jabilé séculaire de ’aniversité de Mu- 
nich. Art. 1158. 

Henri Martin et son Histoire de France, 
par M. H. de l’Espinois. C. R. 664. 

BERIGAULT (Ch. d'). Thermidor. 2° sé- 
rie. 1° art. 25 septembre. 1114. 

Histoire 0 Allemagne, tome I, par M. Zel- 
ler. C.R. 1165. 

Histoire (J) de France raeontée.& mes 
pelits-enfants. V. Léon Arbaud, 565. 

Histoire du 105° batailion, par %. Vin- 
cent d’Indy. C. R. 1176. 

“Histoire du régne de Louis XIV, par 
M. Gaillardin. C. R. 600. 

Indy (Vincent d'). Histoire dies ey, ba- 
taillon. 14176. 

Iran le terrible, oula Rassie au seleidme 
siécle, traduit du russe par le prince 
Galifzin. C.R. 791. - 

JARWAC (comte de). La jeunesse de lord 
Byron. Art. 1094. 

Jeunesse (la) de lord Byron. ¥. comte de 
Jarnac. 1094. 

Journaux (les) politiques an raga de- 
puis la derniére révolution. V. P. Dou- 
haire. 387. 


Jabilé (le) protestant de 4889. ¥. Ad. 
Perraud. 724. 


Sabilé (le) séculaire de l'université de. 


Munich. V. G.~A. Heinrich. 2158. 
JULLIEN (Adolphe). Favart et Gluck. 
Art. 914. 





4195 


LACOMBE (H. de). La politique fran- 
caise en Allemagne et en Italie de 1740 
4 1748. Art. 235. 

LAGROLET (Armand). Eloge de Vau- 
ban. Art. 894. 

LAPRADE (Victor de), de l’Acad. fr. 
De la gymnastique dans lPéducation 
libérale. Art. 4145. 

LARCY (R. de). Le 13 vendémiaire. 
Art. 5. 

Le 48 mars, par M. Martial Delpit.C, R. 
598. 

Légende (la) dorée de Longfellow. Y. Si- 
mon Arnaud. 4142. 

LEVALLOIS (Jules). Clotilde de Surville 
et ses éditeurs. Art. 939.9 

LEVY (Albert). L’unité des mesures 


et la conférence internationale. Art. 
4067. 


‘Lézat (l'abbé). De la prédication . sous 


Henri IV. 792. 


‘Libération (la). V. A. de Malarce. 381. 


Livingstone (David). ¥. Ernest Faligan. 


Losekmie (Louis de), de YAcad. fr. 
Les Mirabeau. 7° art. 10 septembre. 
929. 

Longfellow. La légende dorée. ¥. Simon 
Arnaud. 442. 

Maladie (la nouvelle) de la vigne. V. Ar- 
thur Mangin. 982. 


aera de). La libération. Art. 


aaa (Arthur), Revue scientifique. 


40 jnillet.:477. —-.25 acat. 773. — 
10 septembre. La nouvelle maladie de 
la vigne. 982. 

Mari et femme, par M. Wilkie Collins. 
C. R. 1470, 

Marie-Antoinette, reine de France, par 
M. J. de Chambrier. C. R. 786. 


MARSAULT, Netz et la Lorraine depuis 
la paix. Art. 409. 


.Mélanges. V. A, de Malarce. 381. — V. 


P. Doubaire. 587. — V. l'abbé 0. De- 
larc. 3589. — V. A, de Beissieu. 293, 


+ & ¥.G, A. Heinrich. 584. — V. 


comte Eugéne de Germiny. 591. — 
V. Martial Delpit. 508. — V. comte 


1196 


TABLE ANALYTIQUE 


de Champagny. 785, 985. — V. Félix 7 25 juéllet - Le calendrier républicain. 


Robiou. 975. — V. Arthur Mangin. 
982. 

Méthode (la) morale, par M. Charaux. C. 
R. 975. 

Metz et la Lorraine depuis la paix. V. 
Marsault. 409. 

Mirabeau (les). ¥. Louis de Loménie. 

Montalembert (le comte de). Y. Foisset. 

NISARD (Auguste). La Commune il y a 
deux mille ans. Art. 529. 

(Euvres (les) et les hommes. Y. Victor 
Fournel. 

Paris, ses organes, ses fonctions ef sa 
vie, par M. Maxime Du Camp. C. R. 
796. 

PARSEVAL (G. de). Douce-Amére. 
Nouvelle. 25 juillet. 271. — 10 aodt. 
482. — 25 aot. 643. —j10 septem- 
bre. 866. 

PERRAUD (Ad.), de l'Oratoire. Le pre- 
mier synode général des protestants 


en France et la confession de foi | 


de 4559. Art. 551. — Le jubilé pro- 
testant de 1859. Art. 724. 

Poésie (la) populaire en Italie. V. comte 
de Puymaigre. 41. 

Politique (la) francaise en Allemagne et 
en Italie de 1740 a 1748. V. H. de 
Lacombe. 235. 


Prédication (de la) sous Henri IV, par 


M. l'abbé Lezat. C. R. 792. 
Professeur (un) d'autrefois dans l’Alle- 


magne d’aujourd’hui. V. G. A. Hein- |. 


rich. 584. 


PUYMAIGRE (comte de). La poésie | 


populaire en Italie. Art. 41. 


Querelle (la) du capital et du travail. Y. 
Alfred de Courcy. 125. 


Qoinzarne pourtiqug. 10 juillet: La France |: 


il y a cinquante-quatre ans. 191. — 
La part du czar Alexandre. 192, — 
La France redevenue grande puis- 
sance. 194. —- La nouvelle conven- 
tion du traité de -Francfort. 196. — 
Le rapport de M. de Broglie. 197. 
— Une conspiration. 498. —M. Tirard 
et ses amis, 199, 


395. — La prise de la Bastille. 396. 
— M. Gambetta 4 la Ferté-sous~ 


- Jouarre. 399. — Vote de l’impét 


sur les matiéres premiéres. 404. — 
L’emprunt et les feuilles radicales. 
403. — Silence a l’esprit de parti! 
404. 


10 aot : Réalisation de l’emprunt. 
607. — Les vraies causes du succés 
de l'emprunt. 608. — L’intérét de 
YEurope lié au nétre. 609. — Les 
lecons du passé. 6141. — L’équivo- 
que dans les rapports de M. Thiers 
avec ]’Assemblée et le pays. 642. — 
Attitude de l’Assemblée pendant la 
session. 614. — Mort du duc de 
Guise. 615. 


25 aott.: Les distributions de prix et 
la politique. M. Léon Say, préfet de 
la Seine, au collége Chaptal. 799. — 

. Les députés de la majorité en face 
de leurs électeurs. 800. — Les hom- 
mes sans opinions et sans parti. 
801. — Entrevue des trois empe- 
reurs. 802. — La France et la Po- 
logne. 803. — Les desseins de M. de 
Bismarck et leurs difficultés. 805. 
—— L'importance de l’entrevue de Ber- 
lin. 807. : 


10 septembre : Les conseils généraux. 
989. — La complaisance de certains 
préfets. 991. — La commission per- 
manente. 992. — Résultats de cette 
institution. 993, — La France et la 
République. 994. — Le centre gau- 
che et son manifeste. 996. — Les 
attentats des radicaux. 998. — Ce 
qui se passe & I'’étranger. 999. 


25 septembre : M. Thiers & Trouville 


et au Havre. 1178. — Les réponses 
de M. Barthélemy Saint-Hilaire. 1479. 
— La lettre de M. de Carayon-La- 
tour. 1181. — Celles de M. Casimir 
Périer et de M. le duc de Broglie. 
4182. — La consultation politique 
de M. Laboulaye, 4184. — La Lor- 
raine et l’Alsace au 4* octobre pro- 
es 4187.— L’Angleterre en 1872. 


DU TOME QUATRE-VINGT-HUITIEME. 4497 


Revez carrioce. V. P. Douhaire. Thermidor. Deuxtéme série. V. Ch. d’Hé- 
Rever screnripiove. V. Arthur Mangin. ricault. 
Rio (ML) et I'art chrétien. V. Ernest de | TOYTOT (Ernest de). M. Rio et l'art 
Toytot. 1036. chrétien. Art. 1036. 
nommmsom (W. H.). Daniel Defoé, sa | Unité (I) des mesures et la confé- 
vie et son temps. Art. 63. rence internationale. VY. Albert Lévy. 
possou (Félix). La méthode morale, | 1067. 
par M. Charaux. 975. Vauban (loge de). V. Armand Lagrolet. 
894. 


nocquars (Félix). De l'état de la 
France au lendemain du 18 brumaire. | Vendémiaire (le 13). V. R. de Larcy. 
Art. 617. | 5. 

Société générale d’éducation et d'ensei- | Virgile ((Euores de). Texte latin, avec 
gnement. ¥. comte Eugéne de Ger- commentaire, par M. Benoist. C. R. 


miny. 594. 1168. 
SOMERVILLE (capitaine). L'annuaire | wanzom (H.), de l'Institut. La Ter- 
de’homme d’Etat. Art. 523. reur. 8 art. 10 juillet. — 9° et der- 


Synode (le premier) général des pro- nier art. 25 aodt. 685. 


sears France. V. Ad. Perraud. | getter. Histoire d’Allemagne. Tome I. 
; Origines de l’Allemagne et de l'em- 
Terreur (la). V. H. Wallon: pire germanique. 1165. 


PIN DE LA TABLE ANALYTIQUR DU TOME QUATRE-VINGT-HUITIENE. i 


TABLE 


DU TOME CINQUANTE- DEUXIEME DE LA |, NODVELLE SERIE 


‘ 


(quarne-viNgr-HtrTiME DE LA COLLECTION.) 


© LIVRAISON — 10 JUILLET 4872 


Le 43 vendémiaire, par M. R. pe Lancy... ...-+... ae ee ee 
La poésie populaire en Italie, par M- le comte pz Purwaicre. . . .~-.. 
Daniel Defoé, sa vie et son temps, par M. W.-H. Ropinson. . . . 2 | - ‘ 
La Terreur. — V. Le tribunal révolutionnaire de Paris, par M. H. Watxox, 

de I'lnstitut. . 2... 2.2.2. are See ee 
La querelle du capital et”du travail. — MI. par M. Atrnep pe Councy. . ~_ 
La légende dorée, de Longfellow, par M. Smon AnnauD. . . 2. 2s os; 
Revue scientifique, par M. Anroun Mancm.. . . «2 ee ee ee we 
Quinzaine politique, par M. Léoporp vz GambaRy.. . . . . 2 + < abe ® 


2° LIVRAISON',— 25 JUILLET 1872 


Le comte de Montalembert. — II. Art et archéologie. — Histoire de sainte 
Elisabeth, par M. Foisser. . 2... 0. ee es 

La politique frangaise en Allemagne et en Italie de 1740 4 1748, par 
M.H. ppLacompsz. .. 2... 2 ee ee ee ee eee 

Douce-amére, par M. G. nz Parsevan.. 2 2 2 ee wee wee ae 

M. de Bismarck et les catholiques allemands, par M. G.-H. Hemntce. . . . 

La Commune il y a deux mille ans, par M. Aucusre Nisanp.. . . . . 

Le premier synode général des protestants de France, et la confession de 
foi de 1559, par M. Ap. Perravp, de l'Oratoire. . . 1 2 2 0 ee ew 


191 


201 


235 
271 
304 
329 


351 





TABLE DES MATIERES, 


Mélanges : La libération, par M. A. pz Matancg.. ....... oe ae 

— Les journaux politiques en Espagne, depuis la derniére révolu- 

tion, par M. P. Doonamr.. . ...... eee 

—  Discours et ¢onférenees sur l'éducation,’ par le R. P. ‘Captier, par 
M..Vabbeé 0; Detares sc 6: 6.6) en e0 elle Soa SR ee 

— De chute en chute. — Lettres d’un passant, par Arthur de 


soe w'@¢ 0 @ ede na ee @ H&mhmUhOmmmUMmUCUMOMUCiC Ohl OhlhlUcOOmhUhlUh PMlhlUh OhlhUh!? 


Bejasica 
Quinzaine politique, par M. Léoronp pk Gauuarp. . . e . we ee te 


3° LIVRAISON — 10 AOUT 1872 


Metz et la Lorraine depuis la paix, par M. Mansavns. . bse eye ee ee te! 
La civilisation égyptiemue, d’aprés les découvertes les plus récentes, par 
M. Avexis CagvauigR. © 2 0 0 2 0 ew we tt ee oe ae 
Douce-amére. — Suite, par M. G. pe Parnsevan.. . 2. 2. 6s 1 ee wes 
L'annuaire de homme d’Etat, par M. le capitaine Sommavintg.. . . . . . 
Clotilde de Surville et ses éditeurs, par M. Jungs Levanto. . . . ‘ 
Vhistoire de France racontée & mes petits-enfants, par M. Lion Amnano. ; 
Le oe de la vérité, par M. le comte pg Carné, de l’Académie fran- 
Manges: Un ‘professeur d’autrefois dans Allemagne Caja par 
M. G.-H. Hemeice. . .. . ee ae a, eee 

— Société générale d’éducation et d’enseignement. — Ecole libre 
de hautes études, par M. le comte Euctxe pe Germiny.. . 

— Le 18 mars, par M. Martial Delpit, par M.L.G.. 2... 
Revue critique, par M. P. Dowmame. . 2... 2. ew ee ee ewe 
Quinzaine politique, par M. Cuantes Doumion.. 2. 2 2 se ee os 


® e °° e 


es 


4° LIVRAISON — 25 AOUT 1872 


De l'état de Ja France au lendemain ‘du 18 brumaire, par M. Féum Roc- 


QUIN oS hs ee eS eee ‘ Be stot die yaks see EO aeee 1D ve 

Douce-amére. — "Suite, par M. G. pe Pansevan. . ae ee oe ee 

La Terreur. — Y. Le tribunal révolutionnaire de Paris. - — Fin, par M. i. 
Watton, de l'Institut. . ...... > ee See 


Le jubilé protestant de 1859, par M. Ap. Pannaup, de Oratoire. . shane A 
Les eurres et les hommes. — Courrier du thédtre, de la littérature et des 

arts, par M. Victron Founnen. . . . . =~ a ee 
Revue scientifique, par M. Arnrun Manos. 2 2 2 0 2 2 we ee ee es 
Mélanges : Discours de M. de Champagny au collége de Juilly. . ao: ips 
Revue critique, parM.P. Dougammz.. - 2... eee ee ee cee es 
Quinzaine politique, par M. Cuantas Doustot. . Svs ie: ee wing te er conan e 


1190 
381 


387 
389 


399 
395 


409 


449 
482 
525 
539 
365 


578 
084 


591 
598 
600 
607 


617 
645 


685 
124 


152 
173 
7183 
186 
199 





4200 TABLE DES MATIERES. 


Be LIVRAISON — 40 SEPTEMBRE 1872 


Le comte de Montalembert: — M. de Montalembert homme politique (1835- 
» 1848), par M. Forset. « . . pisses tS eee 
David Livingstone et l’Afrique équatoriale, par M. Ennest Fauican. . 
Douce-amére. — Fin, par M. G. pp Pansevan.. . 2 2. eo we ee ee 
Eloge de Vauban, par M. Anwann LacnoneT.. . 2-2 ee eee 
Favart et Gluck, par M. Apoupne Juntign. . 2. 6 0 se ew we eo wc 
Les Mirabeau. — VII, par M. Louis pz Loméme, de l’Académie francaise. 
Mélanges : La méthode morale, par M. Charaux, par M. Férix Rosiov. . . . 
— La nouvelle maladie de la vigne, par M. Antuur Mancin,. . .. .« 
—  Congrés de !’enseignement chrétien, par M. le comte F. pz Caam- 
paGny, Ge l’Académie francaise. . . . 2 © 2. 2 se ew ew we 
Quinzaine politique, par M. Cuarnugs Dounto.. . 2. 2 7 6 ee ee te 


6° LIVRAISON — 25 SEPTEMBRE 1872 


David Livingstone et PAfrique équatoriale, par M. Ennest Fanican. . . . . 


M. Rio et l'art chrétien, par M. Exnest pg Toyror.. .. . ; 5 
L'unité des mesures, et la conférence internationale, par M. ALsEnt 
Lévy. ‘ . . e e e e e e @ id e e e 


La jeunesse de lord Byron, par M. Je comte DE Jannac. Sy ala veh fa ae) veh eo xs 
Thermidor. —-Deuxiéme série,-par M. Ca. p’HéricautT. . 2 2 6 6 ww 
Le jubilé séculaire de 'université de Munich, par M. G.-A. Hemntca,... . 
De la gymnastique dans I’éducation libérale, par M. Vicron pz Larrapg, de 

l’Académie francaise... 6.6.06 @ 6 6 6 6 ee a eR eee 
Revue critique, par M.P. Dovmanz. ss... ee ee ee 
Quinzaine politique, par M. Cuantes DounioL.. . . . 2-1 ee we ee 


. a >. a ee ES ET 
PaRl6. — IMP. SIMON RACON BT COUP., AUE D'cAFURTE, 1. 


809 
837 
866 
894 
914 
929 
975 
982 


985 
989 


1004 
1056 


1067 
1094 
4114 
4158 


4445 
44165 
4178 





LE 4° OCTOBRE EN LORRAINE . 


I 


UN COMPLEMENT. — LA SITUATION MISE A JOUR 

Qn m’assure que les lecteurs du Correspondant ont accueilli avec 
bienveillance mon modeste travail‘ sur Ja situation de la Lorraine 
depuis la paix. Peut-étre penseront-ils que ensemble des informa- 
lions que j'ai pu leur soumettre appelait un complément, et que 
les incidents amenés par l’échéance du délai d’option méritaient 
aussi d’étre mentionnés. Je vais donc, en m‘efforcant d’éviter ‘les 
redites, esquisser le récit de la crise que le 30 septembre a close, 
au moins dans ses manifestations extérieures. Nous aborderons en- 
suite le sujet plus douloureux encore du 1* octobre. Je ne crois pas 
m’abuser en espérant que ces tristes confidences resserreront encore 
le lien qui unit, malgré tout, & la patrie frangaise, les deux pro- 
vinces-sceurs que le fait brutal de la conquéte en a momenta- 
nément séparées. Leur consolation réside surtout dans les senti- 
ments fraternels que Jeur malheur inspire & la France. Elles savent 
bien qu’elles sont, outre les milliards exigés par la rapacité prus- 
sienne, la rangon vivante d'un désastre national sans précédent; 
mais les Alsaciens et les Lorrains que les implacables nécessités de 
la vie retiennent au foyer natal, comme ceux qui le quiltent pour 
retrouver la patrie perdue, ont besoin d’étre soulenus dans 1’é- 
preuve qu’ils affrontent. Ils ne sont donc pas indifférents aux récits 
qui font connaitre leurs souffrances ou nolent les témoignages de 
leur patriotisme. C'est ainsi que toute voix, méme inconnue et 
sans autorité, comme la mienne, est écoutée de ceux sur qui 
= appelle la sympathie, comme de ceux qu'elle essaye d’in- 
ormer. 


' Metz ef la Lorraine depuis la paix, livr. du 10 aodt 1872. 
N, séa. , wot (LXXKIx® pg La coutecr.). 2° uv, 23 Ocropns 1872. § 13 


186 LE i OCTOBRE EN LORRAINE. 


Puisque cette tribune hospitaliére veut bien encore donner la pa- 
role 4 la pauvre Lorraine ct m’accepter pour son truchement, je vais 
rapidement reprendre mon premier récit ou je l’ai quitté, et mettre 
4 jour la situation que nous a faite la fatale échéance. 

Chaque jour qui passe confirme ce qui a été dit du contrasle 
existant entre la supériorité de Vorgamisation militaire des Alle- 
mands ct l’iasuffisance de leurs aptitudes et de leur pratique admi- 
nistratives. Les affaires se trainent plutét qu’elles ne marchent, et 
les litiges paraissent sans issue, parce que les retards apportés aux 
solutions sont sans limites. Je citerai quelques faits 4 ]’appui. 

Par le trailé de Francfort, ’Allemagne s’est chargée de liquider 
tous les intéréts financiers ayant un caractére collectif, et cepen- 
dant ce qui concerne les monts-de-piélé, les caisses d’épargne, la 
caisse de retraite, ctc., reste en suspens. La Prusse doit aussi rem- 
bourser les cautionnements versés, 4 quelque titre que ce soit, par 
des Alsaciens-Lorrains sous le régime frangais. Les hauts fonction- 
naires allemands ont fait, dés année derniére, aux ayants droit, 
des appels fréquents et réitérés. Is ont déposé leurs piéces a Stras- 
bourg, au si¢ge du gouvernement des deux provinces. Quelques-uns 
mieux avisés, il faut le dire, n’ont pas tenu compte de l’avis , ont porlé 
leurs réclamations au Trésor francais et s'en sont bien trouvés, Les 
autres allendent encore et attendront longtemps. Cependant, il y ali 
des intéréts importants. 

Mais voici qui est plus grave. Toujours, aux termes du traité de 
Francfort, l'Allemagne est substituée 4 Y'Etat francais pour le paye- 
ment des pensions dues aux Alsaciens-Lorrains non optants. J’en 
connais dans ce cas qui n’ont pu obtenir le payement de leurs 
arrérages, et qui ont di élire provisoirement domicile en France, 
pour pouvoir donner quiltance. Peut-étre le service des pensions 
parait-il lourd au Trésor prussien, mais surtout il exige des régles 
de complabilité et des habitudes de régularité que repousse J’iner- 
tie des fonctionnaires tudesques, Aussi, m’assure-t-on ici et de 
plusieurs cétés, que la chancellerie prussienne est en instance au- 
prés du gouvernement francais pour étre déchargée d'une obliga- 
tion cotteuse et pénible. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que des 
non-optants ont did se rendre en France pour toucher le dernier tri- 
mestre de leur pension. 

Quand notre malheureux pays est devenu officiellement alle- 
mand par le droit de la force, nous ne nous doutions pas que la 
grande invasion qui nous a dénationalisés en préparait de plus pe 
tiles qui, pour étre moins terribles, n’en sont pas moins prodigieu- 
sement agacantes. Je veux parler des marches, contre-marches et 
logements militaires qui, sous prétexte de manceuvres d'automne, 


LE i** OCTOBRE BN LOBRAINE, 187 


couvrent littéralement Je pays de canons et d'uniformes, et remplis- 
sent Bos maisons de garnisaires mcomamodes, Et cela a duré des 
semaines | 

En plusieurs lieux, le troupier alleraand s'est montré exigeant, 
parfois méme agressif. Dans un de nos vignables, un citoyen de 
Melz vit sa maison des champs littéralement assiégée par une troupe 
avinée de Saxons. Cela dura longtemps et cela devenait insuppor- 
table. A bout de patience, notre concitoyea sauta sur un fusil de 
chasse et cingla les... reins du plus tapageur d’un coup de menu 
plomb, Vous jugez du tapage! 

ll y eut enquéle, interrogatoire, déposition de témoins. Mais 
comme le premier mot du magistrat instructear au coupable avait 
élé celni-ci : —- Aves-vous opié? et que la réponse avait été négative, 
on espére que l'instance en restera 1a. Ah! s'il avait été optant... 
Mais il faut pourtant que jes Allemands s’habituent a savoir que, 
mésse en pays conguls, charbonnier est maitre chez iui! 

Ces petites guerres ont dépensé plus de salpétre que Gravelotie at 
Saint-Privat. C’élaient des stratégies sans fin et des retentissements 
a tout assourdir. Mais vaici ce qui arriva, 

Non join du village des ktanga, ua corps prussien et un corps 
havarois se faisaient face. L’un des deux devait nécessairement dé- 
loger J'autre. Mais les soldats finissaieat, des deux céiés, par prendre 
k chose au sérieux, et aucan des deux partis ne voulait céder 
le terrain. Tout & coup, quelques hommes rugirent, puis tom- 
bérent dans les rangs prussiens. Ils étaient blessés, sangiants. 
Quelques soldats bavarois, échauffés par cette luike faclice, se sou- 
venant peul-tire de 1866, avaient inlreduit des cailloux dans leurs 
carlouches. On ramema dass deux fourgons, 4 Melz, les victimes de 
celte {élenie. Mais qui ne sait que Prusaiens et Bavarois sont des 
freres ennemis... qui ont toujours un compte a régler, 

Ces mancouvres se cout étendues sur un périmadtre considérable. 
Elles se renouvelieront toms les ans. Quelle perspective pour les gens 
qui cemmptaient sur fa yillégiatune pour s’épargner Ja yue des casques 
a pointe! 

ai cependant, de ce cOté, un acle de justice & accomplir. On a 
dit des officiers allemands qu’ils étaient des trainenrs de sabre, et, 
pear saa part, j'ai va parfots jaillir l’dtincelle sur nos pavés au 
choc de leur acier rebondissant. Ont-ils €t6 sensibles au repro- 
che, ont-ils regu des ordres? Le fait est que maintenant leur arme 
est, d’erdinaire, medestement fixée au ceinturon ef n'irrite plus nos 
éehos. 

Maintenant, an met des indemnilés. Oa sait qu’ane commission 
supérieure avait été instiluée pour réviser les décisions des com- 


488 LE i** OCTOBRE EN LORRAINE. 


missions locales. Mais il était facile de prévoir que cette nouvelle | 
organisation, redresseuse des torts, n’existerait qu’a l'état de me- | 
nace, et se garderait de fonctionner. La vérilé est, qu'une fois | 


annoncée, elle a fait parler d’elle le moins possible, qu’elle n’a 
cassé aucune décision de ses devanciéres, el n’a fait rendre gorge 
4 personne. Il aurait fallu, pour cela, commencer des enquétes, 


poursuivre des investigations et rendre des arréls qui eussent fait | 


perdre un temps bien mieux employé... a se reposer. 

Seulement, tout payement fut arrété net. Or il y avait deux na- 
tures d’indemnités : celles qui s‘appliquaient 4 la destruction ou 
détérioration (réelle ou prétendue) des immeubles, 4 l’enlévement 
des chevaux et voitures, etc.; puis l’indemnité afférente a la perte 
des récoltes, soit sur pied, soit par voie de réquisition... Et cest 
cette catcgorie intéressant les petites gens, les plus pauvres parmi 
les indemnitaires, qui est restée jusqu’ici en souffrance.. 

Mais la politique raffinée de la Prusse a voulu séduire d'abord 
les gros héres de village, croyant avoir, ensuite, bon marché de 


la tourbe. Elle a dépensé en grand seigneur prodigue, sans dai- | 


gner coniréler les demandes les plus extravagantes, allant méme 


superbement au-devant des réclamations, mais excitant a plaisir les 
passions cupides, et déchainant les haines de clocher, jusqu’au | 
jour ot elle a compris, par les plaintes des parties Jésées, surtout | 


par les dénonciations anonymes, digne fruit d'un tel machiavé- 


lisme, que ceux qu'elle enneliseal se moquaient d’elle en empo- | 


chant ses écus! 
Ainsi, les indemnités qu’on pourrait appeler de l’ordre somp- 
tuaire ont pris le pas sur les dédommagements les plus légitimes 





et dus aux pauvres gens dont la guerre avait dévoré la subsistance. | 
Puis, changeant de systéme, et croyant que la menace lui réussi- | 
rait mieux que l’excés des largesses, Phabileté prussienne a sus- | 
pendu le payement des indemnités les plus équitables, laissant | 
clairemcnt entendre qu’il serait le prix de la docililé et de l’obéis- | 
sance. En effet, renvoyer le payement aprés le 1° octobre, n’était-ce — 
pas annoncer qu'on l’accorderait aux familles dont les enfants res- — 


teraient au pays, et qu’il serait refusé aux autres ? 


C’est ainsi du moins que tout le monde l’a compris et j’ajoule | 


que cette éventualité n’a intimidé personne. Il n’en est pas demeuré 
un conscrit ou un mineur de plus au foyer paternel. Dans une classe 
ou argent monnayé se gagne si difficilement et pour laquelle il a 
tant d’attrails, un tel désintéressement est la plus grande lecon 
qu’ait pu recevoir l’orgueil allemand ; pour moi, je l’avoue, ila élé, 
dans une cerlaine mesure, inattendu, et j je fais amende honorable des 
doutes qu’il a pu m’inspirer. Nulle ‘considération, nulle appréhen- 


LE i+ OCTOBRE EN LORRAINE. 189 


sion n'a pu faire surmonter l’horreur quexcite généralement parmi 
nos populations rurales la perspective, pour le pére et la mére, de 
voir leur fils sous ?uniforme prussien, pour les enfants de porter les 
armes contre la vraie patrie! 

ll est tonjours dangereux pour qui veut garder ses illusions de trop 
analyser le ressort des résolutions humaines. Cependant, ici, l’exa- 
men le plus approfondi est 4 l’honneur de ces populations réfrac- 
faires 4 Pabsorption étrangére. Sans doute, Ja crainte des bruta- 
lités auxquelles est exposé le soldat allemand a éperonné les 
répulsions de notre jeunesse. Mais dans cette appréhension méme, 
ily a un instinct de dignité qui la reléve et l’ennoblit, et dans le 
parti pris qui accepte l’exil, il y a une virilité qui témoigne de 
l'excellence de la race et de son droit 4 une destinée meilleure ! 

Quant aux indemnités du pauvre, nous verrons si, aprés 1’é- 
chéance du 1° octobre, elles seront oui ou non acquittées, si elles 
seront refusées 4 ceux qui leur ont préféré la liberté de leurs en- 
fants. Ah! les Allemands les garderaient toutes si elles devaicnt ¢tre 
le prix de la soumission au vainqueur |! 

Une question délicate et anxieuse a soulevé bien des polémiques, 
donné lieu & des interprétations bien diverses. Dana quelle mesure 
les émigrés pourront-ils revenir dans les deux provinces, auront-ils 
besoin d’une autorisation spéciale, d’un permis de séjour? Ona déja 
des informations 4 cet égard. Un optant ayant fait demander 4 la di- 
reclion de police de Metz, par un intermédiaire, quelles formalités 1] 
fallait remplir pour revenir momentanément dans la ville, voici la 
réponse : — Si ]’optant se rend chez une personne de sa famille ou 
dans son ancien logis, il a trois jours pour faire sa déclaration & 
lautorité. S’il descend dans un hdtel, c'est le jour méme de son ar- 
nvée que cette déclaration doit étre faite. En outre, il doit se munir, 
en France, d’un passe-port pour |’étranger, visé par les autorités con- 
sulaires allemandes. 

Tel est l’'ukase rendu ou la jurisprudence adoptée... pour le mo- 
ment. Mais le dépit et la colére ont sans doute dicté tant de rigueur. 
Dans leur intérél méme, les Allemands reviendront forcément a des 
pratiques plus hospitaliéres. 


IJ 
LES DEPARTS, 


La progression des départs, dans les villes lorraines, a élé con- 
forme & ce qui a été publié ici, dans la livraison du 10 aout. L’effort 





190 LE 4 OCTOBRE EW LORRAINE. 


principal s’était déja manifesté dés avant cette date. Metz qui au | 
25 juin, me comptait plas que 30,000 habitants, dont 13,000 | 
Allemands, est réduite aujourd’hui 4 12,000 Francais, dont beau- | 


coup, d’ailleurs, ont des projets de départ ultérieur. Il y a des 
liquidations 4 faire, des intéréts & régler. Quand tout sera, av- 
tant que possible, sauvegardé, les retardataires viendront réelamer 
a la France Jeur nationalité. Donc, rien de nouveau, dece edlé, mas 
eli je m’accuse d’avoir erré dans mes prévisions, c’est en ce qui con- 
cerne l’émigration rurale. Je n'avais pas prévu, je l’avoue, un mov- 
vement aussi accentué et aussi irrésistible. I] est wrai qu’il ne s'est 
décidé, avec une énergie communicative parmi les jeunes, que dans 
les deux derniers mois du délat d’option. Je croyais A un élan de 
départ intense, sans doute, mais linmté. Il se trouve qu’aprés les 
travaux de Ja moisson, i] a pris des proportions inattendues. Il sem- 
ble qu’une commotion dlectrique ait frappé toutes les poitrines et 
que le méme souffle patriotique ait incliné toutes les Ames. Jusqu’s 
la sinistre échéance, nos pauvres gens des campagnes n'ont pas 
voulu croire que la domination prussienne pit se maintenit jus- 
qu’au 4°° octobre. 


Rien ne saurait exprimer l’horreur qu’inspire & notre jeunesse |2 


pensée seule de revétir uniforme de nos vainqueurs. Diverses causes 
ont contribué a surexciler ce sentiment de répulsien. D'abord, les Alle- 
mands ont eu le grand tort d’instruire lears recrues sur nos places 
publiques. Des regards curieux et des coeurs palpitants suivaient avec 


un intérét anxieux ces noviciats en plein air dont les néophites rece — 


vaient force bourrades de leurs initiateurs. Le caporal prussien nes 


pas tendre et l‘officier a fa maim vive. Tous deux n’hésilent psi | 


malmener de la voix et du geste la maladresse récalcitrante. (es 
seénes de brutalité soulevaient les cours des jeunes spectateurs ¢t 


l'tndignation s’en exhalait dans des récits, exagérés peut~tre, mais _ 


partout colportés. 





- Une lugubre histoire qui fit le tour des fermes et des ateliers yful | 


accueillie par un frissen de colére et de haine et ne contribua pa 
peu & fixer les irrésolutions... Un riche fermier lorrain persuade 
son fils qui voulait émigrer de contracter dans ]’armée aliernande 00 
de ces engagements d’un an, tolérés par la loi militaire, a la cond! 


tion que le jeune engagé s’habillera, s’équipera et se nourrira 2S 
frais, Cédant aux instances paternelles, le jeune homme se résignaé 


coiffer le casque 4 pointe et fut soumis aux exercices ordinaires. 
Mais un caporal instructeur, d'autres disent un officier, rudoya 4 
plusieurs reprises la recrue qui, peu endurante de son naturel, fintt 
par se laisser aller a la colére. Un joar, frappé ignominieusemest ¢ 
devenu fou de rage, il se rua sur son persécuteur, son supérietl 





LE 1** OCFOBRE EN LORRAINE. 1p 


hélas ! et le tua d’un coup de baionnetie. {l put encore écrire a sa 
famille : « Jc vais passer devant un conseil de guerre et mon sort 
nest pas dowleux... Adieu! Gest vous, mon pére, qui l'aurez 
voulu! » L’histoire éclata sur le pays comme une trainée de pou- 
dre. Elle est lamentable, mais est-elle bien authentique? J'ai essayé 
den fixer les dates et les noms et n’ai pu y parvenir. Qu’importe? Le 
conie, devenu légende, fit son chemin et son cuvre. 

A une répulsion décidée pour un drapeau ennemi et une éduca- 
ion militaire ignoble se joignait aussi un sentiment confus, mais trés- 
réel, d'amour pour la France. Rester, c’était se faire prussien et se 
faire prussien, c’était accepter le déshonneur. Aussi }’entrainement, 
parm les jeunes, fut-il emporté, inoui. De telle sorte gu’il n’est que 
wai de dire que ceux qui partent, ou plutét sont partis, furment la 
régle, et ceux qui restent, l'exception. Il est tel centre de popu- 
lation dont fous les jeunes gers au-dessous de vingt ans, tous, abso- 
lument tous, oni quilté le pays. [1] est d’auires localités, en plus 
pelit nombre et surtout dans la partie francaise, ou quelques-uns 
seulement ont déja pris le chemin de l’exil. En résumé, méme les 
non-pariants subissent en frémissant I’ horrible nécessité qui se dresse 
devani eux et qu’ils n ont pas l’énergie de briser par la fuite, et ce 
qu’il faut dire bien haut, c'est que la Prusse, en Lorraine du moins, 
ne compte pas ug annexé qui accepte volontairement son joug. D’aib- 
leurs, parmi les jeunes gens qui restent, i n’en est presque point 
qui ne solent décidés, ils l’alfiement du moins, 4 se dérober le jour 
ea ils serent appelés seus |’étendard allemand. Le jeune homme qui 
aveuerait étre désigné 4 franchir le pas n‘oserait plus se montrer. 

Ce ne sent pas seulement les jeunes hommes aples au service 
dans un délai rapproché, dans un an, dams deux ans, qui ont résold- 
ment quilte leurs feyers. Des enfants de seize, de quin&, de douse 
ans méme les ont abandonnés, craignant de ne plus pouvoir, plus 
lard, exéculer leurs projets de fuite. Maisce qu’il y a de plus admi- 
rable, peut-dtre, que la résolution virile de celle jeunesse, c’estl’ac- 
quiescement couregenux, je pourrais dire héroique, des vieux parents. 
lien est. peu, trés-pew, pour ma part je n’en comais pas, qui aient 
mis opposigien au départ de leurs enfants. Tous en souffrent, non 
pas seulement dans leurs affections, mais dans leurs intéréts, car la 
Yichesse du paysan, c’est le travail préeoce de la jeune famille. Quel- 
ques-uns perdent leur gagne-pain, et il en est qui sont,a la lettre, ré- 
duits & la mendicité. Mais leurs fils soldats prussiens! Cette idée re- 
léve tous les courages ef si elle ne séche pas toutes les larmes, elle 
eoupe court & toutes les hésatations. 

La menace méme n'a pas de prise sar nos braves hahilants des 
campagnes. Les agents allemands avertissaicat en vain que les pa- 








192 LE i** OCTOBRE EN LORRAINE, 


rents des réfractaires seraient rendus responsables de la désertion 
de leurs fils et seraient passibles d'une amende de cinquante a 
mille thalers. Celte perspective méme est restée généralement im- 
puissante sur le cceur du travailleur rural, pétri cependant du sen- 
{iment de la propriété. J'ai entendu dire a une pauvre, trés-pauvre 
femme, mére d’un conscrit de vingt ans, son seul soutien : Mon fils 
prussien! j’aime mieux qu’ils me prennent ma derniére chemise! 

J’aurais mille traits de ce genre 4 rapporter. Pour moi, je m’arréte 
étonné et respecteux devant cette explosion du sentiment francais 
dans ces cceurs et ces intelligences que j’aurais été tenté d’y croire 
moins accessibles. Ce sont ces mémes hommes qui jadis déposaient 
obéissants dans l'urne électorale le nom du candidat que les préfets 
leur désignaient. Il y a 14a, sans doute un contraste, mais qui me 
parait tout 4 l’honneur des classes rurales. 

Ce n’est pas seulement la jeunesse quia donné la mesure de son 
exécration pour la domination étrangére, un grand nombre de fa- 
milles campagnardes,{surtout dans la Lorraine allemande, n'ont pu 
se résoudre 4 l'accepter. Tous les bourgs, tous les villages, ont 
fourni leur contingent d’émigrés, partant 4 l’aventure, abandon- 
nant leurs moyens ordinaires d'existence, fuyant comme devant 
un incendie, et n’obéissant en réalité qu’4 un entrainement de 
haine, aveugle peut-étre, mais ne manquant pas de grandeur dans 
son irréflexion. Ces pauvres gens chargeaient sur des charrettes, 
méme sur des brouettes trainées 4 bras, leurs vieilles literies et 
leurs misérables meubles,et partaient & la grace de Dieu. On les ren- 
contrait par les chemins, sérieux, pensifs, mais dans leurs yeux 
brillait la flamme des fortes résolutions; on les interrogeait, on 
leur demgndait : — Od allez-vous? et ils répondaient : — En 
France! et si l’on insistait, si on essayait de leur faire comprendre 
que, sans asile assuré d’avance, sans ressources immédiates, sans 
moyens de travail certain 14 od ils poseraient leur tente, ils se 
vouaient pour longtemps, pour toujours peut-étre, 4 une existence 
précaire et tourmentée, ils n’avaient qu’une réponse, invariable 
comme leur pensée : — Nous ne voulons pas mourir prussiens. 

Toujours le mot! On a vu des moribonds s’arracher de leur lit, se 
faire trainer expirants vers la frontiére, et mourir heureux parce 
qu’ils reposeraient en terre francaise. Ainsi, les jeunes ne voulaient 
pas vivre, les vieux ne voulaient pas « mourir prussiens. » Dans la 
semaine qui a clos le délai final on voyait le jour, les chemins sillon- 
nés de ces pauvres attelages d’émigrés et le soir, aux abords des 
villages, les véhicules dételés et les campements organisés. Devant 
un tel spectacle, rappelant les temps bibliques, qui n’edt été saisi, 
4 la fois, d’admiration et de pitié? 











LE 1** OCTOBRE EN LORRAINE. 195 


Courcelles-Chaussy, un bourg de moins de quinze cents dmes, a 
sa population diminuée de quarante de ses plus anciennes familles, 
représentant chacune au moins quatre personnes, adultes ou en- 
fants. Gorze, qui sintitule ville, et qui ne compte pas deux mille 
habitants, Gorze située presque a la limite de la nouvelle frontiére, 
a perdu une centaine de ses ménages de toute condition. Saint- 
Avold, une petite cité de langue allemande, en a quatre-vingts de 
moins, quoique moins peuplée encore. J’indique ces trois centres 
comme offrant une moyenne qui représente 4 peu prés l’ensemble 
des départs en Lorraine. 

Cette émigration répond 4 un courant d’opinion dont J'intensité 
s'est seulement révélée dans les derniéres semaines. Comme les na- 
lures plus cultivées, de pauvres paysans ont ressenti |’humiliation 
dela défaite, et n’ont pu se faire 4 la honte desubir un joug étran- 
ger. Ainsi, & la grandeur des épreuves a correspondu l’énergie des 
caractéres ; fouettée par le malheur, l’4me humaine revét de dignité 
les plus humbles intelligences et donne ainsi le témoignage de la 
divinité de son origine! 

Dans les deux provinces, c’est’par centaines de mille que les émi- 
grants sont partis, beaucoup sans accomplir les formalités de Top - 
tion, attendant la derniére heure, acceptant tout, jusqu’aux hum? 
liations de la mendicité, pour ne pas vivre sur une terre devenue 
allemande, pour retrouver la France et y mourir. Une nation qui 
fournit de tels exemples et montre une telle force morale est-elle 
destinée & périr? 


Il] 


LES FAITS RELIGIEUX. 


Les populations lorraines ne laissent pas échapper une occasion 
de manifester, avec un élan qui grandit tous les jours, la sincérité 
etméme |’exaltation du sentiment catholique dont elles sont ani- 
mées. Elles s’associent, avec un zéle vraiment touchant, a toutes les 
initialives pieuses ot: la pensée de Dieu est unie au souvenir de la 
patrie perdue, elles s’ingénient 4 donner aux fetes traditionnelles de 
VEglise un éclet nouveau et prémédilé. En bien des circonstances, 
ce retour 4 la foi des ancétres, déja signalé ici, a éclaté avec une 
puissance qui a cerlainement déconcerté nos nouveaux maitres, car 
jai pu lire dans les feuilles au service de M. de Bismark que l’Al- 
sace et la Lorraine étaient la vraie patrie de Vultramontanisme ; un 
bien gros mot, l’ultramontanisme, qu'on semble n’avoir introduit 





494 LE 1 OCTOBRE EN LGARAINE. 


dans la langue politique que pour en forcer le sens et justifier les 
plus odieuses persécutions. 

Pour éviter la monetonie, je ne mentionnerai que sommairement 
les solennités accemplies dans ces derniers temps, et qui toutes té- 
moignent de la foi vive de notre paavre peuple. Je citerai d’abord, 
comme la plus ancienne en date, la bénédiction publique de la statue 
de Notre-Dame de Tantonville. L’image vénérée surmonte un reeher 
qui, lui-mémce, domine la contrée of se sont livrées deux des plus 
grandes batailles du siécle, Gravelotle et Saint-Privat. Cette pieuse 
cérémonie est le résultat du voeeu et Ie témoignage de la reconnais- 
sance des habitants de Rezonville qui, le 16 aoat 4870, au plus fort 
de la mélée, surpris ef enfermés dans un cercle de mort, ont con- 
juré la mére du Sauveur de les préserver ; leur priére a élé exaucée. 
Leur village servait d’objectif aux deux armées quis en dispulaient 
avec acharnement la possession, une pluie de fer et de feu le mene 
cail d'une destruction absolue, et cependant il resta debout, el pas 
un de ses habitants ne périt dans l’action. Aussi, tous attribuérent 
leur salut 4 l’intervention miraculeuse de Celle qu’ils avaient invo- 
quée, & qui ils avaient promis de rétablir sur le roc de Tantonville 
l’antique image de pierre que les iconoclastes révolutionnaires en 
avaient précipitée, au temps de la Terreur ; c'est ce voeu qui s est at- 
compli au milieu d’un immense coacours de pélerins venus de loin 
et accourus de tout |’alentour; l’inauguralion eut le caractére le 
plus imposant. Cette immense foule agenouillée et palpitante, celle 
hymne de gratitude et d'amour s’élevant aux lieux mémes qui 
avaient vu la profanation, le Dieu vivant s’élevant tout 4 coup dans 
les airs, planant sur cet horizon immense, sur cette terre inondée 
naguére de tant de sang humain et faisant descendre sur elle la bé- 
nédiction et la’paix... quel tableau ! quelles émotions! des frémisse- 
ments couraient dans cette assistance courbée, des bruits de san- 
glots étouffés s’en dégageaient : c’était vivifiant et grandiose! Ily 
eut 1a une de ces commotions puissantes qui rendent comme tagi- 
ble notre ime immortelle, tant l’empreinte qu'elle regeit est forte e 
indestructible. 

Au 45 aout, la procession du voeu de Louis XIII a effert le plus 
beau et le ptus consolant spectacle. Sous le régime francais, les pro- 
eessions étaient assez modestes, ef ne groupaient qu’un concours 
restreint et comme timoré. Quel contraste cette annéc! Sans a- 
cord préalable, sans appel direct, la population tout entiére a sol” 
le clergé-ou s'est agenouillée sur son passage. Derriére I’ image de Ma- 
rie, l’évéquc, la mitre en téte et la crosse pastorale & la main, vil a 
courir 4 ses cétés toutes les notabilités de la ville, tows les hommes 
qui, par Je rang, kh position ou les lumiéres, sont comme les raci- 


LE i OCTOBRE EX. LORRAINE. 195 


nes et l'autorité morale d’ume grande cité. Mélés & l'élément popu- 
laire, ils lui donnaient |’exemple d’une piété qui brave le respect 
humain et s’affirme pour étre une lecon es méme temps qu’un hom- 
mage. La féte du 15 aovit a éé le digne pendant de la féte du Saint- 
Sacrement. Méme entrainement, mémealfluence, mémes démonstra- 
tions de foi et d’amour, avee quekquc chose de nouveau et d’inspiré. 
Notre vénérable prélat était radieux au milieu de ces cceurs fidéles, 
en si parfaite communauté avec lui d’aspirations et de zéle chreétien. 
Il comprenait que cette foule était bien 4 lui, paree qu’elle était a 
Dieu, et sa bénédiction était celle d’un pére qui voit pressés autour 
de lui, ef remplis de tendresse, ses entants bien-aimés. La veille et 
le jour de la féte, le cantique touchant : Sauves-nous, Maric! retentit 
sous les immenses et splendides arceaux de notre cathédrale, et ce 
chant, si fort en situation, fut répélé avec an élan général et un ac- 
cent vibrant qui remua tous les ccears. Louis XIli avait voué la France 
4 Marie, les Messins, en s'associant au veeu du pieux monarque, en 
célébrant la féte de la reine des anges, faisaient encore acte d’amour 
envers la patrie tant regrettée! 

Au 7 septembre, autre commémoration, celle-ci ne rappelant plus 
nos gleires pass¢es, mais nos malhenrs d’hier. Le 7 septembre était 
anniversaire du jear ob le monument funébre étevé au polygone 
Chambiére en )’howneur de nos soldats morts pour la France avait 
éé inauguré l'année derniére. Mais ce fut la municipalilé, je le dis - 
en son honneur, qui voulut qu’une e4rémonie religieuse sanetifiat 
ce douloureux et patriotique mémorial. Une grand’messe fat chantée 
a léglise cathédrale, et, aprés l office, le maire et le conseil munici- 
pal qui y avaient assisté en corps précédérent aw ekamp du repos la 
foule immense qui avait répondu @ leur appel. Tous nos demeu- 
rants étaient 12, émus mais heureux de l’hommage qu’ils allaient 
rendre aux manes des braves qui avaient donné leur vie, vainement 
hélas! pour le salut de la patrie et de la eité. Sur tous les fronts un 
rayonnement auslése, & toutes les boutouniéres ume branche d’im- 
mortelles. Mais point de cris, point de provocations; une attitude 
digne qui commandait be respect. La encore, la surtout, la foi reli- 
gieuse s’associait saintement a l’amour de la France. 

A Sarreguemines, 4 Boulay, 4 Borny, a Saint-Privat, partout ot le 
sang francais a coulé et o de glorieux morts dorment leur dernier 
sommeil, les commémorations eurent un caractére profondément 
religieux et sagement patriotique, enseignement que devraient médi- 
ter les énerguménes qui font la guerre aux manifestations de la foi. 

Parlerai-je de la journée du 19 septembre, ot de tous les points de 
la Lorraine s’acheminérent de longs cortéges de pélerins vers la cha- 
pelle érigée pris de Metz, 4 Notre-Dame de la Salette? Le fait que ce 


196 LE ise OCTOBRE EN LORRAINE, 


nom rappelle n'est pas article de foi, in dubiis libertas. Mais quelle 
que soit l’opinion qu’un catholique puisse avoir sur cette dévotion 
spéciale, elle sera toute empreinte de respect et de sympathie. Il ne 
verra dans les solennités populaires dont certains faits réputés d’or- 
dre surnaturel sont l'occasion, qu’une manifestation de foi naive et 
sincére. L’empressement pieux avec lequel la féte de Notre-Dame de 
la Salette fut célébrée dans nos environs est un témoignage de plus 
de la recrudescence de la foi sous l’éperon de nos malheurs et 1é- 
preuve de nos chatiments. 

Je parle d’épreuve. L’une des plus cruelles pour notre cité déchue 
est le complément de déchéance amené par la suppression de la 
maison d’éducation de Saint-Clément. Sans exagération aucune, ce 
triste incident s’éleva a la hauteur d’un malheur public. I n’eut d’un 
peu consolant que de faire éclater la popularité réelle et touchante 
dont étaient entourés, 4 Metz, les dignes instituteurs qui avaient fondé 
cette école, dont la carriére fut si courte mais si brillante ou plutdt 
si bienfaisante. Saint-Clément suppriméa Metz, par l’effet d'une poll- 
lique que l’histoire jugera sévérement, nos péres de famille, les 
mailres de Saint-Clément eux-mémes, purent croire un instant que 
lceuvre si bien commencée pourrait étre continuée, au dela de la 
nouvelle frontiére sur une terre francaise. C’était une transplanta- 
tion cruelle sans doute, mais n’imposant que des fatigues dont le 
zéle des dignes instituteurs viendrait facilement & bout. De géné- 
reuses initiatives leur offraient un asile au chateau d’Haroué, appar- 
tenant a la princesse de Craon-Beauveau; & Frouard, une autre 
splendide et vaste demeure était également mise 4 leur disposition 
avec un parc immense. 

Pourquoi ces généreuses intentions ne purent-elles aboutir ? Pour- 
quoi cette chance de reprise d’une ceuvre de préservation et de salut 
social demeura-t-elle frappée de stérilité? 

L’évéché de Nancy protége une institution florissante, celle de la 
Malgrange. A-t-on craint que l’établissement des Péres lui portat 
préjudice, et le prélat a-t-il voulu la préserver d'une si redoutable 
concurrence. Cette crainte, bien que légilime, a paru regrettable 
aux catholiques de Metz. 


IV 
LES LOIS DE PERSECUTION EN LONRAINE. 


Leur application s’est bornée jusqu’ici 4 l’expulsion des péres jé 
suites, qui était d’ailleurs inévitable, par suite du vote d’ostracisme 


LE 4** OCTOBRE EN LORRAINE. 197 


qui englobait tout l’ordre en Allemagne. Les péres rédemptoristes 
de Teterchen ont di aussi se disperser; mais les mesures ont été 
exéculées avec des formes de modération relative. Tandis que Jes 
maisons des jésuites d’Alsace étaient fermées inopinément, brutale- 
ment, en quelque sorte manu militari, qu’aucun délai n’était accordé 
aux religieux, et qu'il leur était fait défense de confesser, d’admjinis- 
trer les sacrements et de célébrer le saint sacrifice, avec l'aggrava- 
tion significalive que cette prohibition inouie serait affichée 4 la 
porte de leur église, 4 Metz, toute rigueur de ce genre leur fut épar- 
gnée, et c'est en douceur, et officieusement, que le R. P. supérieur 
fut averti de la mesure qui frappait son école. Le président de la 
Lorraine, qui voulut lui-méme I'en instruire, lui fit méme entendre 
qu'il pouvait effectuer 4 ]’époque ordinaire la rentrée des classes, 
sauf 4 les interrompre au mois de février prochain, terme de ri- 
gueur. Proposition inacceptable & coup sur, mais qui témoignait 
d’un certain bon vouloir. Je m’avance peut-étre beaucoup, mais j'ex- 
prime une conviction trés-arrétée, en disant que c'est & contre-cceur 
que le comte d'Eulenburg dut faire exécuter 4 Metz la loi de pro- 
scription inspirée par M. de Bismark et volée par les libéraux du 
Reichsrath, qui aiment et pratiquent la liberté a Berlin autant et de 
la méme facon que leurs émules les radicaux frangais. 

Quant aux autres ordres religieux enseignants, nulle intimation 
ne leur a encore élé adressée. Les instituteurs congréganisles de l'un 
et l'autre sexe continuent — ou peuvent conlinuer — 4 tenir leurs 
écoles; mais les maisons destinées 4 l'éducation des filles, comme 
Sainte-Chrétienne, le Sacré-Coeur, la Visitation, ont perdu une grande 
partie de leurs éléves des classes aisées, par suite de l’émigration. 

Les fréres de la Doctrine chrétienne n’ont pas encore été inquié- 
tés, et leurs écoles sont toujours fréquentées par les enfants du peu- 
ple (assez rares, du reste), qui sont restés dans nos villes et nos vil- 
lages. L’institut de Beauregard (prés Thionville) dirigé par des fréres, 
vaste et magnifique établissement qui ne comptait pas moins de 
cing cents éléves avant la guerre, a annoncé publiquement, méme 
par la voie de l’affiche et des journaux, la rentrée de ses classes. 

A quoi liennent ces facilités et ces ménagements, qui font con- 
traste avec les rigueurs déployées dans Ja Prusse proprement dite? 

A plusieurs causes, dont la meilleure, sans doute, est que les au- 
torilés allemandes seraient dans l’impossibilité absolue de remplacer 
— en Lorraine au moins — par des maitres laiques a eux les institu- 
leurs congréganistes. Elles reculent devant l’extrémité ow elles s’ac- 
culeraient de laisser la jeunesse croupir dans l'ignorance la plus 
absolue. Elles ne le pourraient pas méme, le voulussent-elles, car 
l'instruction est obligatoire en Aliemagne, et Vobligation lic aussi 


428 LE 1 OCTOBRE EN LORRAINE. 


bien le gouvernement que les chefs de famille. C'est faute de pouvow 
rendre l’enseignement laique, qu’ils lui laissent provisoirement son 
caraciére religieux. 

Mais d'autres causes encore empéchent en Lorraine l’application 
stricte des lois de proscription, Elles ont si mal réussi tout prés de 
notre frontiére du Nord, c’est-a-dire dans la Prusse rhénane, que la 
politique de Berlin hésite 4 les faire fonctionner dans leur sévérité 
sur une lerre qui lui est si hostile. On ne sait pas assez en France 
quelle opposition formidable rencontrent dans | Allemagne catholi- 
que les mesures de perséculion si follement votces par un parie- 
ment esclave. Ce qu'on ignore surtout, c est que celte opposition est 
autrement énergique dans la Prusse méme que dans les Etats qui, 
comme la Baviére, sont apostoliques et romains, mais ont 4 redouter 
la colére de leur suzerain. Ce qui le prouve assez, c’est l’échec ré- 
cent des tentatives faites pour organiser 4 Munich un cabinet parti- 
culariste, ¢’est-a-dire opposé aux vues de M. de Bismark contre le 
catholicisme. 

En Prusse, au contraire, l’opposition marche banniéres déployées. 
Je ne parlerai pas des ligues de défease qui s’organisent 4 Cologne, 
dans d’auires grandes villes encore, et qui se ramitient dans tous les 
centres de population rhénans, ce serait m’éloigner de mon sujet; 
mais j'y rentre en donnant quelques courts et significatifs détails 
sur ce qui se passe dans 1a province prussienne ja plus proche, a 
quelques lieues de nous; car la situation que je vais expliquer a, je 
le crois fermement, uae influenee directe sur notre propre desti- 
née. 

A Merzig, par exemple, la premiére ville prussienne, située a 
quelques kilométres de notre frontiére, les écoles des fréres et des. 
sceurs ont été brusquement fermées, et Jes maitres et mattresses 
chassés grossiérement. Mais ces écoles se tenaient dans une déper 
dance de la maison du curé, et le curé a signifié au landrath (sous- 
préfet) que sa demeure pouvait recevoir des écoles ayant l’attache re- 
ligieuse, mais qu’elle demeurerait ferméea des institutions laiques. 
Et il |’a fait comme il I'a dit. 

A Saarlouis, la résistance a un caractére plus prononcé et plus 
grave, parce qu'elle émape d'un corps constitué par |'élection. 
Comme a Merzig et ailleurs, les congréganistes ont été expulsés; 
mais les locaux qu’ils occupaient sont une propriété de la ville, et le 
conseil municipal a déclaré par un vote qu’il ne les livrerait pas & 
des maifres institués en haine de la religion. Le conseil municipal 
de Saarlouis ne ressemble en rien, on le voit, & nos édilités libres-pen- 
seuses qui refusent tout subside aux instituteurs du peuple, quand 
ils porlent une soutane et préchent la morale du Christ a leurs élé- 





LE 4? OCFOBRE EN LORRAINE. — 199 


ves. Mais puisque, dans un pays fonci¢rement catholique comme la 
France, de pareils dénis de justice sont possibles, pourquoi, chez une 
nation comme la Prusse, dont la majorité des citoyens et le souve- 
rain sont protestants, une minorité généreuse ne donnerait-elle pas 
des exemmples contraires ? 

Cette résistance des catholiques rhénans 4 l’oppression sera faci- 
fement brisée, dira-t-on. Peut-ttre. Mais si elle lest, si Je gouverne- 
ment prussien s’entéte dans son plan d'hostilité agissante contre P’é- 
lément religieux, catholique ou non, la situation ira en s’empirant, 
et pourra mener M. de Bismark trés-loin. Sans fiéchir devant I'a- 
bus persistant de la force, les esprils s’exaspéreront, et les consé- 
quences pourront avoir une extréme gravilé. 

Dans les provinces cafholiques de la Prusse, en effet, !a majorilé 
électorale n'est point du tout acquise & la politique actuelle de Ber- 
kn. Dans le cercle actuel de Saarlouis, pour nous en tenir a ce ter- 
rain spécial, une élection récente a suffisamment indiqué les forces 
respectives des partis. Le candidat de M. de Bismark, qui ne dispo- 
sail pas seulement des voix gouvernementales, mais qui avait aussi 
asa dévotion les suffrages des radicaux, tous et partout les mémes, 
a été oulrageusement battu par le candidat catholique. Ce dernier a 
trouvé une majorité de cing mille voix contre les trois mille réunies 
a grand’ peine par la coalition. 

Les forces catholiques sont donc moralement fort respectables, et 
elles sont prépondérantes sur plusieurs points. [1 y a évidemment a 
compter avec elles, et 11 y aurait imprudence et peut-étre péril pro- 
thain 4 les trop braver. On sait tout cela 4 Berlin. On y est mal sa- 
tisfait de }a campagne entreprise pour combattre le sentiment reli- 
gieux des populations. Mais si le bralot, en éclatant, n’a fait du mal, 
en terre prussienne, qu’a ceux qui l’ont lancé, on parait, avec rai- 
son, peu disposé & en essayer |’effet sur un terrain nouveau et ré- 
fractaire. On ne m'dtera pas de l’idée que |’altitude des catholiques 
du Rhin n’influe heureusement sur les agissements de Berlin & 1’6- 
gard du catholicisme en Lorraine. 


y 


LES OPTANTS DE LA DERNIERE HEURE. — LA MECROPOLE MESSINE 
au 4° octopne. 


Les autorités ollemandes étaient loin de prévoir l’extension que 
prendrait 'élan des départs. Elles en sont consternées, car elles 








200 LE 4** OCTOBRE EN LORRAINE. 


comprennent quel grave échec en résulte pour la politique prus- 
sienne. La violence faite aux sentiments de deux provinces éclate 
maintenant 4 tous les yeux. En face de I’Europe et du monde, il est 
avéré que, sous prétexte d'appliquer le droit de conquéte, un grand 
crime social a été commis. Au jour des redressements, le martyre de 
toule une population se dressera comme une protestation vengeresse 
contre la barbarie d’un vainqueur implacable. Le stigmate de nos 
douleurs apparaitra devant le tapis vert des congrés futurs comme 
un argument sans réplique contre les abus de la force. Mais, dés au- 
jourd’hui, l’attitude des Alsaciens et des Lorrains devant leurs nou- 
veaux maitres n'honore pas seulement la France, mais l’humanilé 
tout entiére. . 

Les Allemands s’altendaient, dans une certaine mesure, 4 ce qu’ils 
nomment la désertion dans les villes, mais ils ne soupconnaient pas 
la force du mouvement d’opinion quil’a déterminée. Derniérement, 
le président de la Lorraine ayant l'occasion d’entretenir un membre 
de lédilité messine lui demandait comment, dans une ville si peu- 
plée, l’aspect des rues était si peu animé. — La population, en effet, 
était de 50,000 ames en 1870, dit le conseiller municipal, mais au- 
jourd’hui... — Aujourd’hui, reprit vivement le président, elle a 
perdu quinze mille habitants au plus... — Dites qu’elle en compte 4 
peine douze mille, monsicur le président. — C'est impossible! Je 
me ferai renseigner, d’ailleurs. — Vous ne trouverez ces renseigne- 
ments vrais qu’a la mairie et ce sont ceux que je vous apporte! 

Ainsi, le président lui-méme ne connaissait pas, parce qu’on le 
lui cachait, le chiffre réel des départs. Il en est encore aux indica- 
tions fournies par la direction de police qui n’accuse qu’un peu 
plus de trois mille options, représentant moins de vingt mille op- 
tants. 

Mais l’émigration des campagnes a bien autrement ému nos mai- 
tres. lls ont tout fait pour lenrayer. Ils ont pratiqué la menace, ils 
ont fait vibrer la corde de l’intérét ; mais ils parlaient 4 des sourds 
volorttaires! Combien de nos villages ot !’on montre au doigt les 
jeunes gens au-dessous de vingt ans qui sont restés! et parmi les 
rares demeurants, beaucoup sont impropres au service militaire. Il 
sera dur de recruter le contingent parmi les boiteux, les borgnes et 
les rachitiques. La population alsacienne-lorraine est maintenant 
unique au monde; elle ne compte guére que des vieillards et des 
adultes ; la jeunesse en est absente. Toute une génération, celle qui 
est la fleur, la promesse, l’espoir, a disparu. Que sera l'avenir dans 
nos campagnes et dans nos villes dont les rejetons sont transplantés? 
La dépopulation compléte est en germe dans cette situation sans 
précédents. Si les deux provinces ne font pas bientdt retour 4 la 


LE i OCTOBRE EN LORRAINE. 201 


France et ne rappellent pas les exilés, c’est pour elles la ruine gran- 
dissante, la stérilité inévitable, le désert sans limites ! | 

Tout a été dit sur l’affluence des optants aux mairies et dans les 
bureaux de la police allemande. Je m’abstiendrai, 4 cet égard, de 
récits que chacun connait, qui feraient double emploi avec ceux que 
la presse frangaise et étrangére a compendieusement recueillis. Je 
me bornerai 4 quelques particularités qui concernent Metz et qui 
sont moins connues. Ici, comme partout, l’encombrement final a été 
grand. Impossible de répondre & tant de demandes 8 la fois. Aussi, 
les postulants, en remettant leurs papiers, recevaient-ils des numé- 
ros d’ordre pour attendre leur tour. Le travail des bureaux, rude 
épreuve pour les habitudes de far niente germanique, a dd ainsis’a- 
chever en deliors des heures réglementaires. 

Mais pourquoi un si grand nombre d’optants ont-ils attendu au 
dernier moment ? | 

le croirait-on? C'est parce que les illusions populaires ont per- 
sisté jusqu'au bout et que la délivrance était attendue de jour en 
jour, d’heure en heure. Aujourd’hui encore la foi demeure, ellen’a 
nen perdu de son énergie, elle est indestructible. Interrogez, a 
l'heure ot j’écris, un Messin resté malgré lui a son travail et 4 son 
menage... d’ott les fils sont partis, il vous dira en clignant de I’ceil : 
— Décidément, c’est pour le 22 octobre? — Pourquoi ce jour plutét 
qu'un.autre? Mais 4 quoi bon le demander? le brave homme vaus 
raconterait quelque bourde, habillerait de son mieux quelque chi- 
mere... passons. 

-Les employés chargés de recevoir les déclarations n’avaient pas 
toujours le bon gout d’enregistrer les options en silence. Ils s’infor- 
maient volontiers du comment et du pourquoi, mais ils s’altiraient 
parfois de vertes répliques. A un vieillard qui venait opter pour son 
lilset pour lui, le fonctionnaire prussien demandait quel intérét si 
pressant ]’obligeait 4 quitter ses foyers...— Voulez-vous, dit énergi- 
quement le vieux pére, que mon fils que voila, sil servait chez vous, 
lire des coups de fusil & son frére ainé qui sert la France? 

La note gaie résonnait aussi parfois dans cette antichambre de 
"exil, — Et vous, mon ami, pourquoi nous quittez-vous? disait le 
méme questionneur & un jeune gaillard, carré des épaules et légé- 
rement poudré a blanc... — Parce que je suis boulanger, donc! — 
Mais quel rapport... — Quel rappoft?... Faites-moi donc le plaisir 
de me dire ce que peut faire un boulanger comme moi avec des gens 
comme vous qui mangent leur viande sans pain ? 

La galerie, bien entendu, partit d’un bel éclat de rire; mais il est 
fort 4 croire que l’Allemand ne comprit ni cette hilarité ni la saillie 
gauloise qui |’avait fait naitre. 

25 Ocrosas 1872. 14 


202 LE & OCTOBRE EX GORRAINE. 


Ny eut ici et la-en valle quelques pressions exercées sur de paa- 
vres diables qui voulaieat opter malgré tout. On les engageait a ré- 
fléchir, on icuc imposait un délai pour $a délivrance du certifical. 
Un pensionnaire de l’hospice, entre autres, eut toutes les pemes de 
monde a obtenir le sien, et il résista opinidtrément 4 toutes les sug- 
gestions. L’opposilion qu’il reacontra avait, aprés tout, des motifs 
plausibles. ll y avait vraiment démence de la part de ce pauvre 
homme, presque oclogénaire, pouvant difficilement se tenir sur ses 
jambes, a quitter son asile pour quémander ie pain de l’exil... Mais 
cette démence et celle de tant d’autres n’a-t-elle pas des cdtés su- 
blimes? 

Tandis qu’on se pressait dans les bureaux de la police, on se bous- 
culait, — pardon, pour ]’énergie du mot, — a la gare. Dés avantie 
jour, lesabords en étaient assiégés, obstrués ; il fallait, en moyenne, 
trois heures pour obtenir un billet 4 unique guichet ouvert. Que de 
gens durent atlendre au lendemain pour trouver place dans Jes trains 
interminables, dans les wagons bondés ! 

Mais si la gare regorgeait, la ville se vidait, 4 la le(tre. L’impres- 
sion qu’a laissée en mei la vue de ces rues désolées est ineffacable. 
Les jours précédents, 6:1 voyait encore ics véhicules trainant les meu- 
bles au chemin de fer, on entendait le bruit des marteaux clouvant 
les caisses, comme les croque-morts clouant les cercucils. Bes voya- 
geurs au pas hatif circulaient encore, éveillant quelques échos. Mais 
le 4° octobre, plus rien. Sous un ciel bas et brumeux une cité 
morne, déserte, o8 il semblait que la peste edt passé. Partout des 
magasins abandonnés, des devanlures marquées a la craie des re- 
censeurs, des maisons aux persiennes heruséliquement closes, des 
passants rares rasant les murs et n’osant se regarder, coaame hon- 
teux d’étre encere 1a. L’absence de mouvement, de vie, une sortede 
suspension du rouage social, J’idée vague d'ume immense horloge 
arré(ée sur une heure fatale. 

Et tout & coup, dans ce silence, le bruit du canon retentit; des 
étendards, hissés au faite des monuments, firent flolter les flammes 
tricolores de la Confédération allemande, & cdté des lugubres cou- 
leurs prussiennes mi-partie blanc et noir. Ce qui restait de coeur 
frangais bondit. Etait-ce donc une insulie a leurs douleurs, une pre- 
vocation de viclorieux sans vergogne? Beaucoup le crurent et le 
croient encore; mais, pour d’honrfeur de 1’Allemagne, tous se trom- 
paient : ces démonstrations extérieures célébraient anniversaire de 
la naissance de J’impératrice-reine Augasta. Mais la coincidence 
n’est-elle pas malheureuse ? 

Tel fut le 4° oclobre, 4 Metz, et dans la journée wne nouvelle 
grave, et ajoulant une tristesse aux autres tristesses, se répan- 


LE i OCZOBRE EN LOKRAILNE, 203 


dit dans la ville : pour inaugurer ka situation nouvelle, le prési- 
dent de la Lorraine avait, obéissant aux ordres de son gouverne- 
ment, demandé le serment dallégeance aux membres du tribunal de 
commerce. Tous avaient refusé ef tous étaient en interdit. Quel 
symptéme ! 

Qa tremblait que la méme exigence ne fit imposée a ]'édilité, et 
cependant, deux semaines auparavant, le nombre des conseillers 
municipaux avait été complété par l’élection, et ils n’avaient eu qu’é 
répondre affirmativement a la formule suivante : 

« Je promets de remplir en honneur et en conscience les fone- 
tions qui me sont confiées. » 

Mais pourquoi le tribunal de commerce, produit, lui aussi, de 
ection, élait-il tenu 4 la prestation d’un serment que réprouve la 
conscience? Kt pourquoi choisir ce jour de deuil pour lui intimer un 
pareil ordre? N’était-ce pas le point de départ et comme le prélude 
d'une situation aggravée? 

Que deviendra la cité, si son administration municipale et sa jus- 
lice consulaire sont en dissolution? Voila ce que chacun se deman- 
dait; voila les tristes impressions qui ont encore assombri les heures 
ou s'est accomplie la fatale échéance. 

le 30 septembre 1872 a scellé le Lazare lorrain dans sa tombe. 
Quil’en arrachera ? A quand la résurrection? 


Vi 


QUESTION FINALE. 


Cela durera-t-il? Le flot de l'invasion du Nord se retirera-t-il lais- 
sant 4 leurs aspirations, 4 leurs préférences, 4 leurs voeux les deux 
provinces qu’il a pour un temps submergées? Pour moi, la réponse 
n’est pas douteuse. Les conquétes. rapides sont toujours éphéméres. 
Ce qu’on a appelé les grandes agglomérations portent en elles, dés 
leur naissance, le germe destructeur qui les dissoudra : elles font 
Violence au génie de l'homme qui n’admet rien de rectiligne et qui 
he veut 'unité que dans la diversité. 

Depuis que le monde a une histoire, elle nous montre les peuples 
se combattant, se pénétrant, se séparant, mais finissant toujours 
parse tracer des frontiéres qui répondent 4 l’antagonisme des gouts, 
des aptitudes et des passions nés des différences climatériques et de 


204 LE i** OCTOBRE EN LORRAINE. 


bien d’autres causes. La famille, en effet, est le type éternel, le 
type par excellence de la sociabilité humaine, et tout se modéle sur 
elle. Une nation n’est qu’une grande famille, mais la pensée ne sau- 
rail concevoir deux ou trois familles seulement se partageant le 
globe, une famille unique encore moins. 

Si les passions de ’homme, et aussi le besoin de la diffusion, de 
la communication, de la lutte, du'mieux étre expliquent les gran- 
des migrations armées, l'instinct non moins puissant du particula- 
risme raméne les peuples a tracer entre eux des lignes de démarca- 
tion. Le génie guerrier d'un homme peut soumettre de vastes terrt- 
toires 4 sa nomination, mais !a moyenne de intelligence humaine 
ne saurait suffire 4 lexercice d’un si immense développement 
d’autorité. L’infirmité de notre nature se meut dans un cercle qu'elle 
ne franchit jamais qu’avec des hommes rares et spéciaux. Aprés 
eux, et parfois méme de leur vivant, ce qu’ils ont accompli de gi- 
gantesque se distend, les éléments disparates qu'ils ont juxtaposes 
se désagrégent. C’est comme une machine d'un mécanisme trop 
compliqué et qui a besoin de trop de rouages, qu’un seul se casse 
sous un fonctionnement nécessairement trop laborieux, et tout se 
détraque. 

Ou sont les effrayantes dominations de César, de Charlemagne, 
de Gengis-Khan, de Charles-Quint, de Napoléon? 

Le temps qu’elles ont employé a disparaitre est toujours en rap- 
port avec le temps qu’il a fallu pour les accomplir. La loi est con- 
stante. Rome a mis plusieurs siécles a s’agglomérer et plusieurs 
siécles aussi & se fondre. Mais les conquétes improvisées d’ Alexandre 
n’ont pas duré plus que lui. Cinquante ans aprés Charlemagne, ses 
successeurs avaient tronconné et dénaturé l’immense empire qu'll 
avait mis un demi-siécle a affermir. Napoléon a grandi pendant dix 
ans, mais sept ou huit années ont suffi pour le précipiter. Toujours 
la méme corrélation de durée entre les deux phases ascendante et 
descendante. 

La Prusse échapperait-elle 4 cette loi de proportion dont les victo- 
rieux sont justiciables? Il y a de fortes raisons de croire qu’elle en 
fournira, au contraire, l’application la plus éclatante. 


Chaque peuple, a son tour, a régné sur la terre. 


a dit un poéte. Le régne de la Prusse sera vraisemblablement le plus 
court de tous, car il participera aux conditions d’existence des temps 
dévorants gue nous traversons. L’invention récente de certains agents 





LE i OCTOBRE EN LORRAINE, 205 


matériels a modifié profondément les rapports des hommesentre eux. 
La vapeur et l’électricité ont donné des ailes a ce qu’il y a d’inquiet, de 
mobile, de capricieux, de flottant dans le genre humain. Sans doute 
’humanité s’habituera a ces facilités et 4 ces expansions nouvelles et 
les assouplira au besoin non moins impérieux en elle, de tréve répa- 
ratrice et de repos conservateur. Mais l’époque actuelle est toute a 
l'enivrement dc ces conquétes sur Pinconnu. Elle joue avec ces armes 
récemment forgées au risque de les retourner quelquefois contre 
elle-méme. La grandeur passagére de la Prusse coincide, malheureu- 
semeiit pour elle, avec l'emploi désordonné de ces nouveaux et 
puissants leviers de changements, de transformations, de chassez- 
croisez. 

La Prusse posséde une admirable organisation militaire, qu’avec sa 
traditionnelle lenteur elle a mis un demi-siécle a parfaire, mais tou- 
les, absolument toutes ses forces vives sont 1a. Elle est inférieure aux 
grandes puissances des deux continents, a l’Angleterre, a la France, 
aux Etats-Unis, sous tous les.autres rapports. Elle n’a pas la (énacité 
entreprenante des races anglo-saxonnes et la ductilité du sang fran- 
gais, qui active le travail et fonde la vraie puissance. Ses moyens 
d’échange et de production ne sont pas a la hauteur du haut rang 
quelle occupe ou qu’elle usurpe en Europe. Elle n’a eu qu’une 
grande inspiration, mais qui appartient aux plus mauvais cdlés de la 
science économique. Son Zollverein, en effet, qui semble une con- 
cession purement fiscale, rentre, au fond, dans le cercle de ses pré- 
occupations constantes. Il a été Ja préparation aux agrandissements 
prémédités et il est resté une machine de guerre. 

La Prusse, et c’est ici que nous entrons dans le vif de la ques- 
tion, a une belle et formidable armée, mais elle ne posséde pas ce 
qu’ona trés-justement appelé le nerf dela guerre. Or, dans les temps 
modernes, le dernicr mot de la victoire n’appartient pas aux gros 
halaillons, mais aux gros sacs d’écus qui peuvent les solder et les 
entretenir. Il faut lor qui arme et aiguise le fer assez longtemps pour 
lui Jaisser porter les derniers coups. L’Angleterre l’a bien prouvé 
dans sa lutte finalement victorieuse contre le génie du premier 
Napoléon. 

Si la Prusse est pauvre et malgré ses rapines gigantesques con- 
damnée & reser pauvre, c'est qu’elle n’est ni sobre, ni économe 
sur un sol naturellement stérile.. De plus, la race germanique man- 
que de nerf et d’entrain au travail. Demandez a nos cultivateurs lor- 
rains pourquoi ils n’ont profité nulle part de la permission accordée 
aux soldats prussiens d'étre employés dans leurs fermes aux travaux 
dela moisson. Ils répondront tous : — Nous manquons de bras, 





206 LE 4 OCTOBRE EN LORRAINE. 


c’est trop vrai, mais Allemand a peu de ceeur 4 l’ouvrage et il cotte 
plus qu’il ne rapporte. 

Cet arrét de l'expérience est sans appel. Ces enfants du Nord, un 
peu inertes et sans ressort, travaillent moins en consommant davan- 
tage. La est le seeret de leur pauvreté et du manque de ressources 
de leurs gouvernements. 

Comparons, sous ce point de vue, la nation allemande avec la na- 
tion francaise. Toutes deux sont 4 peu prés égales en population, 
soit, en compte rond, quaranfe millions d’Ames des deux parts. Sur 
ces quarante millions, écartons les non-valeurs, les vieillards qui ne 
travaillent plus, les enfants qui ne travaillent pas encore. Ne prenons 
dans l'un et l'autre pays que quinze millions d’ouvriers. Si quinze 
millions d’Allemands travaillent seulement pour dix cenfimes de 
moins et consomment pour dix centimes de plus, par téte et par 
jour, que les quinze millions de Frangais, voyez la différence des ré- 
sultats. 

Quinze millions de centimes font vingt fois trois millions de francs 
par jour. Multipliez cetle somme par le nombre, méme réduit d 
trois cents, des jours ouvrables, et vous arrivez, pour l'année, & uf 
at de neuf cents millions. C'est plus des deux tiers du budget de Ia 

russe, 

Par an, neuf cents millions de plas en France et neuf cents mil- 
lions de moins en Allemagne mettent en présence une nation pauvre 
et une nation riche. 

Ces chiffres sont arbitraires, dira-t-on. C’est vrai, mais ils repo- 
sent sur une observation arquise, sur un fond incontestable de 
vérilé, et ils n’expriment méme qu’un minimum trés-an-dessous 
de la réalité. Tl est absolument incontestable que fa France est riche 
par Factivité du travail et par \’épargne, et que l’Aflemagne I’est 
beaucoup moins par l’inertie naturelle & sa race et par l’excés de sa 
consommation. 

Oni’a bien vu derniérement : le méme crédit public qui n’a pas, 
aprés Sadowa, souscrit en entier !"emprunt prussien de cing cents 
millions, l'emprunt de la victoire, a huit 4 dix fois dépassé le chiffre 
des trois milliards de l’emprurt frangais, l’emprunt de la défaite. 

Qu’en conclure? C’est que la Prusse est condamnée 4 toujours 
vaincre ou 4 se démanteler comme un chateau de cartes. C'est 
que ja victoire d’aujourd’hui n’est destinée qu’s obtenir tes sub- 
sides qui prépareront la victoire de demain. Les cing milliards de 
lindemnité passeront en constructions de citadelles, em achats de 
canons, en transformations de l’armement, sans que le pays ef 
retire un avantage, sans qu’un atome d’sisance nouvelle ait récom- 


LE i** OCTOBRE EN LORRAINE. 207 


pensé ses sacrifices. Et quand le dernier thaler aura payé la der- 
niére pierre d'une courtine ou le dernier affdt Krupp, il faudra 
recommencer la guerre, rien que pour maintenir la position acquise. 
Car les ressources propres font défaut pour entretenir un élat mi- 
litaire si gigantesque et si cotteux. Mais cette monstrueuse partie 
aura une fin, et celle fin est d’aulant plus proche, que le besoin 
sera plus pressant d’en précipiter les coups. Qui ne sait que le plus 
petit échee est Péeroulement de tout, et qui peut dire qu’en pour- 
suivant cette martingale verligineuse la Prusse soit de taille & faire 
sauter l'Europe? 

Qu’il surgisse, demain, 4 Paris, un pouvoir réparateur, en pos- 
session de l’autorité morale et du prestige tradilionnel, qui ras- 
sure a la fois les souverains et leur inspire le respect; ce jour-la, 
Je déclin d’une fortune surfaiie sera dé}a commencd. — Si j'dtais le 
roi de France, disait, i y a un siécle, fe plus grand des Prussiens, 
# ne se tirerait pas, en Europe, un coup de canon sans ma per- 
mission ! 

Manrsaur. 





L'EMIGRATION EUROPEENNE 


DANS LES DEUX AMERIQUES 





Friedrich kapp, Geschichte der deutschen Einwanderung in Amerika. — Le baron 
A. van der Straten Ponthoz, Recherches sur la situation des émigrants aux Etats- 
Unis de l' Amérique du Nord; --- Das Ausland, 1871-1872. — Bolletino conso- 
lare, publicatg per gli Affari esteri di S. M. il re d'Italia. — Statistiques off- 
cielles, etc. 


L’éy oque actuelle‘est un temps d’inquiétude générale. On se trou- 
ble, on s‘agite, on réve, on attend, on espére, on se désespére. Per- 
sonne n’est en repos. Assurément ni la stabilité politique, ni Ja vila- 
lité des institutions, nila moralité ne gagnent a cette disposilion 
maladive, et, ce qui est pis;encore, il est impossible de prévoir le 
moment ow le mal venant sur son décours paraitra s’approcher de 
sa fin. Edt-on quelques idées & cet égard, idées absolument théori- 
ques en tous cas etfuniquement appuyées sur des hypothéses et des 
appréciations de sentiment, on ne saurait deviner au milieu de 
quelles circonstances se produira la transformation, et si les sociétés 
actuelles seront ramenées de la sorte 4 la santé ou acheminées vers 
une atonie, prodrome de maladies plus mauvaises. 

C’est une des fexpressions, une des formes de cette souffrance 
commune que nous allons examiner ici. Elle est trop marquée et 
trop importante pour navoir pas attiré l’altention ; mais chaque 
jour, elle se développe davantage et les faits nouveaux qu’elle pré- 
sente, l’extension qu’clle gagne, la rapidité avec laquelle elle se 
propage, invitent 4 la considérer sans relache et rendent constam- 
ment utile un surcrott d’informations. 

L’émigration européenne, et principalement celle qui se trans- 
porte dans les deux Amériques est aujourd’hui trés-généralisée. A 





L’EMIGRATION EUROPEENNE DANS LES DEUX AMERIQUES. 200 


l'exception de la Russie, il n’est pas de contrée sur notre continent 
qui n'y prenne une part active. La France s’en était tenue jusqu’a ce 
Jour assez indépendante ; elle commence 4 imiter ses voisins. Indif- 
ferente et méme répugnant aux déplacements de la population, de- 
puis les essais trés-libres et trés-heureux qui, sous Louis XIII, ont 
si bien réussi au Canada et dans l’Acadie, depuis Ics tentatives for- 
cées ef si lamentables qui, vers le milieu du dix-huitiéme siécle ont 
entrainé tant de misérables sur les rives du Mississipi el les y ont 
laissés périr, la France restait obstinément chez elle. A peine quel- 
ques Basques allaient-ils chercher & la Plata un emploi passager de 
leur force et de leur industrie; la plupart revenaient dans leurs 
montagnes aprés quelques années passées dans ces terres lointaines. 
Aujourd hui, l’idée de l’expatriation renait en bien des lieux el sem- 
ble devoir, d’ici 4 peu d’années, se répandre parmi les classes agri- 
coles. En ce qui concerne les autres Etats de l'Europe, I’Angleterre, 
l'Allemagne, Vitalie, la Suisse, l’Espagne, Je mal, si on veut consi- 
dérer ainsi l’expatriation, le bien, si on est optimiste, est déja effec- 
tué et rien ne semble plus naturel 4 l’opinion publique. Les gouver- 
nements en ont pris leur parti; les législations s’en sont occupées et 
sen occupent journcllement, non pour empécher, mais pour régle- 
menter. Il s’agit de constater ici l’état actuel des choses, et, autant 
que possible, d’apprécier les résultats qui en découlent et les con- 
séquences de toutcs sortes qui se laissent apercevoir. 

Ces résultals, ces conséquences sont de nature fort mélée. Cer- 
lains économistes les déclarent trés-favorables 4 l'Europe ; d'autres 
sont d’un avis tout contraire. Il s'agit d’exposer, aussi exactement 
que possible, l'ensemble des faits et Pétat ob en est la question. Les 
conclusions définilives ne peuyent se passer de cette étude. 


Nous avons dit que tous les Etats de l'Europe prennent part, 
aujourd hui, 4 l’émigration dans les Amériques. Naturellement, 
lamesure, d'aprés laquelle ils opérent, dépendant du chilfre de leurs 
populations respectives, ils entrent dans la lice avec des forces iné- 
gales, et la valeur de ce que chacun donne ne se doit pas apprécier 
par le chiffre de exportation humaine seulement. En se placant au 
point de vue américain, il est clair que ceux qui envoient le plus de 
monde sont 4 considérer comme en voie d’acquérir la plus grande 
part d’influence dans la balance des races ou des variétés de races du 








210 L'EVIGRATION BUROPEENNB 


nouveau monde ; mais, pour estimer justement, quant au pays 
méme de provenance, la valeur absolue de ce que ces pays perdest 
@ habitants, il convient de tenir compte non-seulement de ceux qui 
parlent, mais aussi de ceux qui restent, et de se préoccuper éga- 
lement du mouvement circulaire, par lequel un nombre quelconque 
de voyageurs revient, aprés une absence plus ou moins prolongée, 
4 son point de départ. Malheureusement des données de quelque 
exaclitude font généralement défaut pour établir d'une maniére 
satisfaisante les mouvements intérieurs de |’émigration. 

On dresse, & ce sujet, de nombreuses statistiques : tant sur les 
lieux de débarquement que dans les ports de départ, on recherche 
avec assez de soins les moyens d’altemdre @ l’exactitude. Néanmoins, 
il s’en faut que les calculs soient établis sur des bases irréproche- 
bles. L’émigrant, précisément parce qu'il est émigrant, est un élé- 
ment assez fugace. Il s’éloigne de son lieu natal, annoncant I’intea- 
tion de se rendre 4 un point quelconque, en suivant tel ilinéraire. A 
peine en chemin, ses idées changent ; il voulait aller loin; il y re- 
nonce et ne passe pas la mer. [i voulait sembarquer a Libeck ; il 
tourne sur le Havre: il voulait se rendre 4 New-York; il se décide 
pour la Plata ; enfin, comme nous avons dit, sa résolution de neja- 
mais revenir était annoncée ; au bout dan an, il est de retour. 

On concoit qu’sl est impossible de suivre avec une exactitude com- 
pléte tant de causes de perturbation. D'ailleurs, on aurait tort de 
croire que ces causes n’opérent que sur des uniés ou sur des grou- 
pes peu considérables. Il suffira de faire remarquer qu’en certaines 
circonstances tel essai de colonisation venant & échouer, des centai- 
nes d’hommes sont détruits par la misére, radicalement détruits et 
ne sauraient, en conséquence, garder leur place dans ce qu'on at- 
tribue a l’accroissement de la population au sein de laquelle ils ont 
été transportés. 

En faisant ces réserves sur la valeur intrinséque de la statistique 
appliquée 4 l’émigration, on doit cependant quelque confiance aux 
chiffres allégués. Seulement il faut aussi les soumettre au contrdle 
des faits. Cela admis, on peut espérer de se faire une idée relati- 
vement exacte de l'importante question dont il s‘agit. 

Les Suisses ont eu quelque peime & entrer dans le courant de 
lémigration américaine, et cela, parce qu’ils étaient accoute- 
més dés longlemps & ne pas resier chez eux; mais ils avaient 
des destinations acquises. Le service militaire les poriait volontiers 
en France, en Italie, en Hollande, partout od trowvaienl a s’employer 
les soldats mercenaires, et des capitulalions bien faites assuraient 
des avantages considérables non-seulement 4 ceux d entre eux qui 
portaieat le mousquet, mais aux marchands et aux ouvriers natie- 


DANS LES DEUX AMERIQUES. 244 


naux venus a leur suile. Quelque temps méme aprés que les conven- 
lions militaires avaient été abrogées et que le gouvernement fédé- 
ral en avait répudié le principe, les priviléges économiques auxquels 
elles avaient donné naissance subsistsient dans certains pays, de fa- 
con 4 équivaloir a des tarifs protectears pour \'industrie helvétique, 
et cet état de choses n'a cessé que peu a peu pour s’évanouir com- 
plétement devant le systéme généralisé des traités de commerce. 

Alors les Suisses se sont résignés 4 gagner le nouveau monde, 
puisque l’ancien ne leur accordait plus de faveurs exceptionnelles ~ 
et les gouvernements cantonaux ont fait tout ce qui était en leur 
pouvoir pour déterminer et consolider ee changement de vocation. 
Sur ce point, ces gouvernements ont suivi une ligne de conduite 
toule différente de celle qui est encore préférée par les autres cabi- 
nets de I’Europe, a l'exceptica peut-éire de celui de Londres en ce 
qui concerne les Irlandais. Encore |’Angleterre n’a-t-elle pas affiché 
anlant que la Suisse le vif désir de voir le plus grand nombre pos- 
sible de ses enfants abandoaner la patrie sans exprit de retour. 

Les communes helvétiques ont favorisé I émigration dans le nou- 
veau continent, préférablement a celle qui avait lieu de toute an- 
cienneté soit en Italie, soit en France, soit en Allemagne, et la raison 
avouée en a été qu’elles répugnaient 2 voir revenir dans lour sein les 
individus dont elles avaient espéré une fois étre débarrassées pour 
toujeurs. Rien n’est plus concevable qu'une pareille déclaration, d’a- 
prés ’organisation des communes suisses. La existe parmi les mem- 
bres des municipalités ume solidarité beaucoup plus étroite que 
parteut ailleurs ; les bourgeois sont astreints & prendre soim de 
leurs nécessiteux, 4 s‘occuper de leurs malades, & donner, tous et 
chacun, ce que réclament les besoins des uns et des autres. La 
grande et principale préoscupalion des administrations communales, 
est donc de diminuer le poids des charges et en méme temps de ré- 
pertir sur un moins grand nombre de tétes les revenus de 
chaque ayant droit. Partage du bois de chauffage, partage du pro- 
duit de la terre municipale, partage méme de |’argent provenant des 
ventes constituées, ces opérations sont d'autant plus fructueuses 
pour chacun qa‘il y a moins d’habitants dans ia localité et surtout 
moins de pauvres. 

Sous i’empire de ces préoccupations, les administrations locales 
devenaient, sur plusieurs points, de vérilables agences d'émigra- 
tton, et il faut le dire les plus sdres et les plus honerables de toutes, 
ear, malgré leur désir de se délivrer de leurs indigents, on n’est au- 
cunement autorisé & suspecter la parfaite loyauté des moyens em- 
ployés par elies; ce fut Ja, ee fut anprés des magistrats et par leur 


212 VEMIGRATION EUROPEENNE 


intermédiaire, que le citoyen suisse, en volonté de s’expatrier, alla 
chercher les informations indispensables. On le renseigna sur les 
chances de succés, dans tel ou tel territoire, d’aprés sa profession, 
d’aprés l’expérience. On fit plus; on lui avanca l'argent du voyage et 
dans la période écoulée entre 1849 et 1866, le comité fédéral a dé- 
pensé en faveur de |’émigration prés de 500,000 francs: c’est que, 
tous les cantons, moins cing, Zurich, Thurgovie, les deux Rhodes, 
d’Appenzell, Genéve et Vaud, portent un intérét trés-direct et pren- 
nent une part active 4 celte opération vexatoire. 

Toutefois quelques-uns des Etats y mettent des restrictions. Ou 
la population est faible, ne comptant guére que 15,000 habitants, 
on exige avant de quitter le pays, la libération du service militaire; 
mais la dispense peut s’obtenir. Schwitz, par une disposition assez 
illusoire, demande aux émigrants de posséder quelques ressources 
et d'étre ainsi garantis contre la mauvaise fortune sur la terre étran- 
gére ; Unterwald veut de la moralité, une bonne santé; le Valais, le 
Tessin, Fribourg et Bale obligent 41’insertion d’un avis dans le jour- 
nal officiel du canton indiquant que telle personne a l’intention de 
quilter le pays dans quinze jours ou un mois. Cette prescription 
ayant pour but de mettre les créanciers 4)’abri des fugues d’un dé- 
biteur malhonnéte est plus sérieuse et, probablement, plus réelle- 
ment exéculée gue les autres. Ce qui vaut mieux, ce sont les nom- 
breuses précautions prises contre les fraudes et les friponneries des 
agences d’émigration ; on les taxe, on les surveille, on emploie tous 
les moyens possibles pour soustraire ces gens du pays 4 Jeur rapa- 
cité et 4 leur mauvaise foi. Mais, en définilive, de quels éléments se 
compose surtout l'émigration suisse? A part un nombre restreint 
de personnes aisées, la majeure partie consisle en indigents ou en 
futurs indigents dont les communes tiennent 4 se débarrasser. Le 
conseil fédéral n’eut donc pas lieu d’étre surpris, quand il recut du 
gouvernement de Washington des plaintes amicales, mais positives, 
sur la conduite peu reeommandable de la majorité des émigrants 
suisses. Outre que les sentiments moraux de ces personnes préset- 
taient de regrettables lacunes, il était constaté aussi que leur éfat 
sanitaire et la mesure de leurs forces physiques laissait 4 désirer : 
en d'autres térmes, on s’apercevait que les cantons suisses avaient 
simplement, sous une forme particuliére, transporlé ou déporté aux 
Etats-Unis le contenu de leurs hépitaux et de leurs maisons de Te 
fuge. A raisonner administrativement, la combinaison est irrépro- 
chable ; elle a réussi, elle continue & réussir; et, supplémentaire- 
ment, les prolétaires, ainsi déplacés, trouvent dans les sociélés de 
bienfaisance formées par leurs compatriotes plus heureux, 4 New- 





DANS LES DEUX AMERIQUES. 213 


York, a la Nouvelle-Orléans, au Havre, méme a Bale des secours et 
des ressources que leur lieu d'origine, s'il y fussent restés, ne leur 
aurait probablement pas fournis. 

L’émigration suisse ne se limite pas aux Etals-Unis, bien que la 
soit son rendez-vous principal. Depuis quelques années clle se di- 
rige aussi vers le Brésil. Jusqu’'a présent, les résultats obtenus 
n'ont pas été considérables, bien que des établissements formés aux 
environs de Pernambouc soient réellement florissants. I] serait a 
souhaiter que les familles qui ont réellement la volonté de se créer 
un avenir, se dirigeassent plus que par le passé vers un pays qui, 
comme le Brésil, offre des ressources incomparables, ou le climat, 
surtout dans l’intérieur, est au-dessus de tout éloge et ot les hom- 
mes honnétes et laborieux font bien leurs affaires. 

Dans la république Argentine, on rencontre encore quelques Suis- 
ses. Ils ont fondé un établissement a 3 kilométres du village de Ba- 
sadero, 4 35 lieues de Buenos-Ayres, et y ont fait fortune. On en 
comple plusieurs qui possédent de 200 4 300,000 francs. En 1868, 
ils formaient un noyau de 805 personnes, auxquelles s’étaient ad- 
joints 277 Francais, 170 Italiens et 67 Allemands. Aujourd'bui, le 
nombre total des habitants a presque triplé, favorisé par le com- 
merce du Rio Parana. Cependant tous les nouveaux-venus ne sont 
pas des Suisses dorigine. 

En 18541, on estimait le nombre tolal des émigrants venus.des 
canions helvétiques répandus sur l'ensemble des territoires améri- 
cains 4 environ 6,695; en 1857 on le portait a 12,058. Dansces deux 
calculs on ne tenait pas compte de plusieurs groupes existant entre 
autres dans la République orientale, et surtout des individus isolés 
qui se rendent en Amérique, soit en partant directement de la Suisse, 
soil aprés avoir résidé plus ou moins longtemps dans d’autres pays 
d'Europe. Quoi qu’il en puisse étre, dans un espace de six ans a peu 
pres, le chiffre de l’émigralion helvétique avail plus que double. Il 
est probable, en tenant compte de toutes les circonstances ambian- 
tes, que le total acluel ne doit ‘pas étre inférieur 4 une trenlaine de 
mille 4mes, sinon plus. Nous pensons qu'il est nécessaire de repous- 
ser comme exagérée une autre supputation d’aprés laquelle le nom- 
bre des émigrants suisses élait de 8,000 par année : 120,000 per- 
sonnes auraient quitté leur pays depuis 1857, ce qui, sur une popu- 
lation de 2,500,000 ames environ, donnerait une perte vraiment 
considérable: 

Le Portugal est généralement considéré comme 4 peu prés'sur le 
méme rang que la Suisse, quant 4 l’importance de son émigration 
américaine. C’est surtout sur le Brésil que ce trop-plein se déverse. 


244 LESIGRATION EUROPEENNE 


Malgré le peu de sympathie montré théoriquement par les habitants 
de l'empire tropical a lears anciens dominateurs, un fond commun 
d’habitudes et l’extréme libéralité des lois locales, la douceur des 
meeurs, la communauté de langue, a’ont jamais cessé d’attirer les 
Portugais vers la terre de Costa-Cabra!. Ce sont principalement les 
paysans des environs d'Oporto et les gens des tles Acores, qui arri- 
vent annuellement en masses assez compactes (8,000 d4mes 4 pen 
prés) dans les ports impériaux. Cette race, recommandable par sa 
vigueur, son courage au travail, son esprit d’économie, sa frugalité 
extraordinaire, peut se comparer, sous bien des aspects, 4 nos Au- 
vergnats. Elle ne recule devant aucune fatigue. Les porteurs d’eau, 
les hommes de peine, des artisans de toute espéce, sortent, a Rio- 
de-Janeiro comme & Bahia, des rangs de ces Portugais. Les autres 
se répandent dans les campagnes, et se louent comme travailleurs 
agricoles aux fazenderos. Ils s’emploient dans les caféries, car ils 
supportent la chaleur comme les négres et font d'ailleurs beaucoup 
plus d’ouvrage que ceux-ci, foornissant ainsi la preuve que Ie tra- 
vail des blancs est parfaitement possible, en bien des lieux, sous les 
latitudes chaudes. Lorsque le Porlugats a fait quelques économies, 
H ne change en rien ses habitades; il continue, hui, sa femme et ses 
enfants, 4 se nourrir avec fa méme sobriété, 4 se contentar du foge- 
ment le plus exigu, et souvent le moins attirant. Les économnies fut 
soni faciles, et c est ainsi qu’il arrive fréquemment a de hautes si- 
tuations. Naturalisé Brésilien, il obtient des décorations, un titre, 
une place au parlement, les honneurs du grande do Imperio. Ce ne 
sont pas li des faits que l’on puisse appeler rares ; 1a majeure partie 
des émigrants portugais arrivent a ane notable aisance. On ne peut 
pas calculer 4 moins de 150,000 lenombre quis’en trouve au Brésil, 
et probablement cette estimution est-elle de beaucoup trop basse. 
D’aprés les statistiques, les chiffres des deux derniéres périodes dé- 
cennales additionnés produiraient un total de 160,000 ames. A ka 
vérité, certains travaillears retournent dans la mére-patrie lorsqu’ils 
oat alfeint un état de prospérité suffisant 4 leurs désirs; mais c est 
le petit nombre, et en outre, if faut tenir compte des émigrations 
antérieures 4 1863, qui n’ent pas laissé¢ que d’apporter beauceup de 
résidents fixés désormais et 4 tout jamais dans le pays. C’est pour- 
quoi nous maintierdrons le chiffre de 150,000, donné plus haut, en 
le reconnaissant inférieur a la vérité. La population totale du Portu- 
gal est de 3 millions et demi en bloc. 

On a remarqué sans doute qu'une difference sensible existe entre 
les causes et la nature de l’émigration portugaise d'une part, et dé 
autre les mobiles et les effets de l’émigration suisse. Daws ce 


DANS LES DRUX ANERIQUES. 215 


nier pays, ume majorité d’indigeats va chercher une terre lointatae et 
incennue, pour débarrasser d’elle-méme la mére-pairie, qui, de son 
céié, ne désire pas les censerver. 

Ces indigents mémes, devenus riches, ne seront jamais utiles 
a leur pays d'origine, ne fit-ce qu’en en consommant préféralsle- 
ment les produits. Ainsi Jes Suisses américains resent des non- 
valeurs pour leurs compatrietes d'Europe. Les Portugais émigrés 
au Brésil deviennent, au contraire, trés-précieux pour leurs an- 
crens foyers. Sans parler des rapatriés,.ceux qui ne retournent 
jamais attirent l'importation portugaise, aclivent le mouvement 
des capitaux enire les deux pays, servent, par la nécessilé des trans- 
ports constants, 4 augmenter la force et l’activité de la marine natio- 
nale, et procurent ainsi des ressources et des avantages considéra- 
bles 4 une foule de leurs conipatriotes, qui, de la fagon la plus hono- 
rable, n'ont d'autre vocation et d’autre emploi que ceux qui leur sont 
fournis par l’émigratien nationale. | 

La Belgique, avec sa population de 4 millions et demi d’ames, sa 
irés-grande agglomération — puisqu’elle ne compte pas moins de 
155 habitants par kiloméire carré — devait fournir de nombreux 
éléments d’émigration, car le paupérisme y sévit cruellement, et 
c'est une opinion générale qu’un pareil élat de choses délermine 
chez ceux qui soufirent un gout prononcé pour changer de place. 
Oa ne saurait pourtaat trouver en Belgique la confirmation de celle 
théorte ; les agriculteurs y soat fortement altachés au sol, et il n'est 
pas question parmieux d’aller chercher fortune au loin. Probab.ement 
Vhistoire de la malheureuse tentative faile en 18441 4 Saint-Thomas 
de Guaemala a glacé pour longiemps les courages. Un millier de 
Belges avait consenti 4 s’y rendre. En 1843, 244 avaient succombé 
aux privations de tous genres, et le reste aurait péri de méme jus- 
qu'au dernier homme, sien 1847 le gouvernement de Bruxelles n’a- 
Vait pris le parli de réclamer son monde et de le rapatrier. Ainsi, a 
défaut d’agriculieurs, les agences d’émigralion ne trouvent 4 em- 
baucher que des ouvriers plus ou moins habiles, plus ou moins hen- | 
néles et prudents. il n'est donc pas extraurdimaire que la Belgique 
ait résisté 4 la Lenlation offerte par la république de San-Salvador, 
qui lui proposait pour chaque famille 49 hectares de terrain, la na- 
turalisalion et la liberté de conscience; par Nicaragua, qui, voulant 
des Belges 4 tout prix, lear donnait 60 hectares par téte, et en plus, 
29 4 chaque famille ; par Costa-Rica, qui dans ses promesses ne met- 
taut absolument aucune limite. Les Belges se contentérent, comme 
par le passé, d’émigrer isolément et de se répandre dans les villes 
du nouveau monde, préférablement aux campagnes. lls réussirent 
médiocrement. En 41851, ils avaient débarqué aux [Etats-Unis 


216 L’EMIGRATION EUROPEENNE 


6,080 émigrants ; 1853 en vit arriver 13,261; en 1860, le chiffre 
total était revenu 4 9,339. Quelques Belges commencent a visiter 
les contrées de la Plata. En 1862, on.n’en trouva 1a qu’une cinquan- 
taine; en 1863 et 1864 ce chiffre avait doublé. Il 4 certainement 
suivi une certaine progression, indiqué par l’accroissement de pros- 
périté des républiques de cette région; mais il est probable que les 
Belges habitant actuellement Buenos-Ayres, Montevideo, ou les cités, 
grandes et petiles, dépendances de ces deux capitales, viennent plu- 
16! des Etats-Unis, d’ow ils se détachent un a un, que de la mére- 
patrie. Un certain nombre d’émigrants de la nationalité ici examinée 
se rendent aussi au Brésil. Généralement ils y restent, et pour peu 
gu'ils montrent d’aclivité ils y réussissent. La raison en est simple, 
c'est que les salaires y sont élevés et les moyehs de vivre abondants 
pour les gens de conditions et de prétentions médiocres. D'ailleurs 
le gouvernement y cherche de toute facon aattirer et a fixer les bons 
(ravailleurs, et dans les conditions excellentes et solides ot l’admi- 
nistration brésilienne s’établit de plus en plus, et qui différent du 
tout au tout de la situation précaire et tourmentée ordinaire aux 
pays révolutionnés placés autour de Vempire, il est compréhensible 
que les colons belges, comme les autres, se dirigent chaque jour 
davantage vers un point si favorisé. En somme, et pour tous les pays 
d'Amérique, on n'est pas loin de la vérilé en acceplant comme assez 
exact le chiffre de 8,000 4mes en moyenne pour représenter l’émi- 
gration annuelle des Belges. En présence d’une population totale de 
4 millions et demi d’habitants, ce chiffre est certainement peu de 
chose, relaltivement a ce qui s’observe en Suisse et en Portugal. 
D’ailleurs, comme dans le premier de ces pays, l'émigration ne pro- 
duit guére d’autre avantage que celui d’étre débarrassé de Vémi- 
grant. 

L’Espagne pusséde, comme le Portugal, une émigration qu’on 
peut dire spéciale, car elle se dirige principalement sur ses anciennes 
colonies. Au Mexique, elle compte environ 50,000 des siens ; elle en 
a 4 ou 500 en Colombie, un millier au Chili, 2 & 3,000 sur le terri- 
toire argentin; 16,000, peut-étre jusqu’a 20,000, tant 4 Buenos 
Ayres qu’aux environs; 30,000 au Venezuela, provenant surtout de 
travailleurs agricoles venus des Canaries. En face de ce total, mon- 
tant 4 plus de 100,000 ames, la statistique des Etats-Unis ne compte 
que 16,000 Espagnols établis sur le territoire de la république ; en- 
core n’est-il pas bien certain qu’un nombre assez considérable de 
ces prélendus Espagnols ne soient simplement provenus des contrées 
sud-américaines. On évalue & 8,000 individus, en moyenne, le dé- 
placement annuel de Ja variété hispanique. Ce serait un chiffre trés- 
exagéré, si on entendait l'appliquer a la population de la Péninsule; 


DANS LES DEUX AMERIQUES. 217 


mais il reste trés-admissible, parce qu’il comprend surtout les Cana- 
riens. Du reste, Espagnol en lui-méme a de grandes qualités comme 
émigrant, surtout l’Espagnol originaire des provinces du Nord, le 
Calalan, le Galicien. Ce sont 1a des hommes robustes et d’une rare 
énergie, propres a supporter toutes les fatigues et toutes les priva- 
lions. Il est digne de remarque que la moyenne de 8,000 émigrants 
par année, que nous venons d'adopter d’aprés les statistiques offi- 
cielles, s’appliquant 4 une population de 16 millions d’4mes attribuée 
au royaume catholique, se trouve démontrer que |’émigration espa- 
snole est, relativement 4 )’émigration belge, comme 4 est a 4, et a 
'émigralion suisse comme 4 est a 8. Cependant |’étal d’agitation ot 
secomplaisent nos voisins d’au dela des Pyrénées, devrait, au gré 
de plusicurs théoriciens, amener le gout des déplacements. Les cir- 
constances économiques — assez malheureuses également, et, dans 
tous les cas, inférieures de beaucoup 4 celles ot vivent la Suisse et 
la Belgique — pourraient aussi y contribuer. Enfin, les questions 
religieuses auraient pour effet, sur plusieurs points, de déplacer des 
sroupes de zélateurs et de les entrainer hors de leur pays. On voit 
cependant que ces causes réunies n’opérent que trés-faiblement, ou 
mieux, n’opérent pas du tout, puisque la presque totalité des ¢mi- 
erants espagnols appartiennent aux Canaries et font partie d’un cou- 
rant régulier, établi depuis de longues années, qui porte les tra- 
vailleurs des iles & aller chercher de ’emploi sur le continent occi- 
dental, pour revenir ensuite dans leurs foyers en plus ou moins 
zrand nombre. Ainsi )’Espagne, qui semble réunir le plus de causes 
favorables 4 l’expatriation, et quide plusa été jadis, de tous cs pays 
européens, celui qui a fourni le plus d’habilants aux pays d’outre- 
mer, puisque des parties notables de l’Amérique n'ont été peu- 
plées que par elle, subit aujourd’hui une aclion tout opposée, et 
n'accorde que peu de recrues 4 la demande des terres lointaines. 


ll 


Maintenant se présente le mouvement italien. Il n’a pris une im- 
portance sérieuse que depuis peu d’années. Les gouvernements an- 
ciens y répugnaient, et l'avaient soumis a des entraves qui le paraly- 
saient. Les papiers de légitimation se donnaient peu; les personnes 
en volunté de parlir ne pouvaient en quelque fagon s‘échapper que 
une a une. Ce n’étaient donc que des voyageurs isolés qui abordaient 
en Amérique. Relativement aux Etats-Unis, le grand nombre ne s’y 

25 Oceans 1872, 15 


318 L’'EMIGRATION EUROPEENNE 


est jamais porté. On yrencontre pourtant des Italiens, et méme assez 
fréquemment, mais ils sont errants. La plupart exercent des profes- 
sions qui ne les attachent pas au sol. Les uns sont médecins, les 
autres mouleurs, et gagnent leur vie 4 exécuter des ouvrages en 
platre pour les batisses ou pour les statuaires. Ils parcourent les 
villes en vendant des figurines et d’autres menus objets du méme 
genre. Les plus avisés abordent avec plus ou moins de succés le com- 
merce des marbres. Mais surtout parmi les émigrants italiens les 
musiciens ambulants abondent; ils voyagent par troupes plus ou 
moins nombreuses, allant de cété et d’autre, ou plutdt ils vagabon- 
dent et se montrent d'une facon médiocrenient respectable 4 New- 
York, 4 Philadelphie, comme a San-Francisco et dans les districts 
des mines, faisant le désespoir de leurs compatriotes plus sérieux. 
C'est une situation fachcuse, que d’@tre représenté pour une si forte 
partie par de parcils spécimens de la nationalité. Toutefois, les éco- 
nomistes américains sont, en général, moins sévéres qu’on ne 
pourrait s’y atlendre dans leur jugement sur les Italiens. Ils recon- 
naissent 4 ce peuple des qualilés considérables: une intelligence 
promple et active, une grande douceur de caractére qui les fait aimer, 
un esprit d’ordre et d’économie remarquable, une facilité compléte 
4 apprendre les langues étrangéres et 4 se plier aux mceurs, aux 
idées, aux inslitutions des peuples chez lesquels ils vivent. Ils sont 
sobres, el c’est 1A une vertu rare parmi les Anglo-Saxons, trés-édifiés 
de Papercevoir. Sous d’autres rapports, des reproches assez vifs 
con(re-balancent ces éloges. On signale chez lesItaliens une moralité 
relativement basse, un souci médiocre de la dignité personnelle, et 
peu de gout pour instruction. En somme, la statistique américaine 
fait un cas médiocre de cet élément pour le peuplement des terri- 
toires; et en effet, l’éparpillement qui lui est propre a rendu in- 
possible jusqu’ici d’établir des chiffres méme approximativement 
exacis, quant 4 ce qui en arrive annuellement dans les Etats-Unis, 
et, par conséquent, quant au total de ce qui y est fixé 4 demeure. 
Toutefois on met en avant, et seulement sans doute pour n’avoir pas 
de lacune dans la supputalion générale des nationalilés européennes 
fournissant des habitants 4 l'Union, une somme de 41 4 12,000 Ita- 
liens. 

Proportions gardées, la Colombie en a attiré bjen davantage. Ils 
y sont au nombre de 4,000 environ, et la s’occupent d’agriculture, 
ce qu’ils ne font guére dans le Nord. Au Chili, ’émigration est insi- 
gnifiante, et ne comple guére plus de 500 personnes, musiciens et 
autres, mais point d’agricuiteurs. Il en est de méme au Brésil; 
néanmoins les Italiens s’y portent davantage, et principalement & 
Rio-de-Janeiro, oh on en rencontre quelques milliers, dont plusieurs 





DANS LES DEUX AMERIQUES. 919 


exercent la profession de merciers ambulants et pénétrent au Join 
dans l’intérieur de Y’empire. Ce commencement de concentration, 
destiné bien certainement 4 augmenter, est dd jusqu’ici un:quement 
4 ce fait que Rio-de-Janeiro est une élape sur Ja route de la Plata, et 
bien des gens, fatigués du voyage ou se laissant gagner aux conseils 
de ceux de leurs compatriotes établis déja dans la capitale brési- 
lienne, renoncent a aller plus loin, et restent. On en voit aussi sur 
cepoint qui, n’ayant pas réussi & Montevideo ct ’ Buenos-Avres, re- ' 
viennent de ces deux villes, dans )’espérance d‘étre plus heureux. 

Pourtant les républiques de Ja Plata sont le véritable rendez-vous 
de ’émigration italienne. C’est 14 que celle-ci se porte de préférence, 
eten nombre particuliérement considérable. C’est Ji surtout qu’elle 
déploie des qualités aclives et un véritable esprit de suile dans ses 
efforts. Aussi les résultats oblenus sont-ils déji notables. 

Lémigration vers l'extrémité méridionale de Amérique avait 
déja lieu vers le commencement de ce siécle, exercée presque ni- 
quement par les Génois. Les autres peuples de I’Italie n’y prenaient 
quune part tout 4 fait insignifiante. D’abord ces Génois, marins ou 
speculateurs, s’étaient dirigés sur le Brésil et ils commengaient a y 
réussir d’une maniére peu commune, lorsque des années fatalement 
marquées par une invasion extraordinaire de la fi¢vre jaune vinrent 
les frapper et créer des vides dans leurs rangs. Ils se découragérent 
et, pour la plupart, passérent alors 4 la Plata. 

Vers 1834, le consulat sarde 4 Montevideo commenca 4 sentir la 
nécessité d’établir des registres matricules pour ses nationaux. De- 
puisce temps, le mouvement d’affluence a augmenté année par an- 
née. Les Génois et les habitants des localités de la cote ligurienne 
arrivérent en si forte proportion qu’aujourd’hui encore leur dialecte 
est le plus répandu sur les rives du Parana, bien que pour pen de 
emps, sans doute, la concurrence des aulres variélés de la langue 
ilalienne devienne chaque jour plus puissanle. Aprés les Génois se 
montrérent les Lombards ; aprés les Lombards, les Romagnols et les 
gens des duchés de Modéne, de Parme et de Toscane; 4 partir de 
4859, les Napolitains commencérent 4 abonder, et désormais ils sont 
les plus nombreux de tous: sur 100 émigrants 20 sont génois, 15 
lombards, 15 romagnols ou romains, 50 napolitains. Ce mouve- 
ment est devenu d’une extréme importance pour la mére-patrie. Il 
a développé singuliérement l’activité maritime, donué lieu a l’éta- 
blissement de compagnies nombreuses et riches, el favorisé beau- 
coup les armateurs. Aujourd hui un émigrant se rend 4 la Plata pour 
170 fr. et méme moins. Le résultat obtenu est celui-ci : l’année 
4869 a vu arriver 4 Montevideo seulement: en juillet, 1,024 Italiens, 
en aout 947, en septembre 649, en octobre 894 ef en novembre 


220 LVVEMIGRATION EUROPEENNE 


4,108. Sion compare ces chiffres aux chiffres correspondants de 
4867, on trouve pour les mémes mois les arrivages suivants ; cn 
juillet 605, en aout 805, en septembre 271, en octobre 320, en no- 
vembre 693. Ainsi en deux ans, un total de 2,694 émigrants s’est 
élevé 4 3,622, ce qui produit une différence de 928. Nul doute que 
la progression ne se soit marquée davantage depuis lors el on en 
verra tout a l'heure les raisons. 

Nous n’avons encore parlé que de la partic de celte région appar- 
tenant ala république orientale. La cunfédération Argentine nest pas 
moins alirayante pour les gens de la Péninsule. Aussi se partagent-ils 
& peu prés également entre ces dcux groupes de républiques. Avant 
d’en venir au second, donnons une idée aussi nelle que possible de 
importance del’immigration 4 Montevideo; nous prendrons d’abord 
le chiffre des sommes percues par le consulat italien pour frais 
d’actes notariés et autres pendant la période quinquennale écoulte 
de 1865 4 1869. Ce chiffre monte 4 179,297 fr. 04 c. et comporte 
une augmentation de 18,134 fr. 92 c. sur les années précédentes. 
En outre, le mouvement général de la marine de commerce italicnne 
sur la rade de Montevideo pendant la méme période produit un total 
de 1,025 navires, jaugeant 298,345 tonnes, et portant 12,367 hommes 
d’équipage pour les entrées, et, pour les sorties, de 1,024 navires 
jaugeant 289,557 tonnes, montés par 12,588 hommes. Un calcul assez 
plausible purte 4 60,000 le chiffre des laliens établis dans la répu- 
blique orientale. Observons maintenant ce qui se passe dans les pays 
situés sur l'autre rive du fleuve, nous sommes induils 4 conclure 
qu’il y en aau moins autant chez les Argentins, car on admet géné- 
ralement que leur nombre dans la capitale de la confédération n’est 
pas inférieur 4 30,000 ; ce qui permet d'admettre qu'une quantilé 
égale, pour le moins, se trouve répandue dans l’intérieur du _ pays. 
Ainsi, il y aurail, sur les deux rives du Parana et dans la région de 
PUruguay, 4 tout le moins 120,000 Italiens domiciliés. Mais il faut 
insister sur ce point que la situation des choses ne permet guére 
d'élablir un calcul satisfaisant. Les Italiens ne font inscrire sur les 
registrcs consulaires ni les enfants, ni les vieillards, ni les femmes, 
ni les hommes résidant a lintérieur, ni tous les hommes qui, pour 
une raison ou pour une autre, se targuent du litre de « hijos del 
paes », fils du pays, prétention fort 4 la mode parmi les étrangers 
et surtout les Italiens et les Francais résidant a la Plata. En outre, 
beaucoup d’émigrants débarquent 4 Montevidco, et les capilaines des 
navires portent leurs passe-ports 4 Buenos-Ayres, ot on ne les voit ja- 
mais paraitre ; enfin des déplacements perpéluels rendent tout calcul 
statistique extrémement laborieux et peu assuré. Nous pensons, tou- 
tefois, que impression commune des personnes qui ont pu'se faire 








DANS LES DEUX AMERIQUES. 974 


une idée propre de l’émigration italienne 4 la Plata est que le chiffre 
de 120,000 ames n’atteint pas de bien loin a la réalité. 

L'Italien se marie volontiers 4 la Plata ef il épouse d’ordinaire 
une fille métisse, produit d’Espagnol et d’Indienne. On estime 4 75 
pour 100 environ le nombre des étrangers vivant dans de pareilles 
unions et les hommes originaires de la Péninsule italique fournissent 
4 ce calcul 50 pour 100. Cependant le dixiéme de ]’émigration ita- 
lienne se compose de femmes qui trouvent, d’ailleurs, facilement a 
étre mariées, quand elles ne le sont pas déja et qui acceplent égale- 
ment des compatriotes ou des étrangers, soit Espagnols, soit Francais. 
De cet état des habitudes il résulle que I'Italien perd promptement 
Pusage de sa langue maternelle, s’assimile vile aux indigénes et 
devient un véritable habilant du pays; toutefois, 11 est curieux de 
remarquer que le Napolitain résiste mieux que les natifs des autres 
provinces du royaume a cet entratnement. Il ne se fait pas aisément 
a lidée d’une expatriation définitive ; rarement il épouse une fille du 
lieu. Sa profession de préférence est celle de mercier ambulant; 
quelquefois il se met au service d’un estanciero, et, montant 4 che- 
val, shabillant comme un gaucho, il garde les troupeaux dans la 
pampa. Son esprit d’économie est poussé presque aussi loin que celui 
du couly chinois; il vit avec vingt centimes par jour, met de cété 
cing francs, et, pour ne pas perdre la journée du dimanche, s’éta- 
blit sur une place publique ou va en ville brosser les souliers, ven- 
dre de l’eau-de-vie, des liqueurs, et, 4 l'occasion, jouer de !a vielle. 
Son courage est soulenu dans ce terrible régime par l’idée fixe de 
s'en retourner en Calabre. 

La fagon dont les émigrants sont recus et traités dans les deux 
confédérations de la Plata est la méme quant au syst¢me absolument 
bienveillant, mais différe un peu dans la pratique. Buenos-Ayres 
dispose d’un territoire immense et fort peu hahité; la générosité est 
donc facile sur ce point et l'Etat se montre libéral en concessions 
fonci¢res ; 4 Montevideo il n’en est pas de méme, la propriété publi- 
que étant 1a relativement restreinte. On s’y borne 4 bien recevoir les 
Douveaux arrivants. Quand ceux-ci ont pris soin de prévenir 4 1'a- 
vance la Commission chargée de veiller sur eux, on paye leurs frais 
de débarquement. S’il y a lieu, on les loge et on les entreticnt jus- 
qu'a ce qu’ils aient trouvé quelque emploi, soit par eux-mémes, soit 
par l’intermédiaire de la Commission administrative. 

La meilleure de toutes les condilions pour réussir a la Plata, ce 
Dest pas, absolument parlant, de ne rien posséder du tout, mais 
cest du moins de n’employer ce qu’on posséde qu’d son propre 
soutien et & celui de sa famille; mais il ne faut pas compter 
sur la puissance du capital pour se faire place et se créer des 





222 L’EMIGRATION EUROPEENNE 


succés rapides. On a remarqué qu’en général les spéculateurs se rui- 
nent dans ce pays ; qu’acheter une estancia entourée de vastes ter- 
rains, s’y livrer en grand, & l'aide de méthodes perfectionnées, a 
l’élave du bétail, c’est courir & une perte certaine, et qu'il faut pos- 
séder 4 un degré éminent l'expérience de la place de Montevideo et 
de celle de - Buenos-Ayres pour risquer, sans imprudence, de s'y 
jeter dans les grandes affaires. ll est encore 4 noler que les em- 
ployés de commerce, les avocats, les hommes de lettres, les journa- 
listes y réussissent mal el ne sauraient se créer que des situations 
précaires et toujours médiocres. Les maitres de musique et les mé- 
decins ont de meilleures chances. 

Pour étre tout 4 fait sdr de réussir, il’convient d’arriver sur le 
port avec des bras robustes et une ferme volonté d’en tirer parti. Ce 
que lon estime au premier rang, ce sont les agriculteurs, et surtout 
s’'ils sont mariés et ont des enfants. Dans ce cas-la, ils ont a choisir 
entre les directions qu’ils veulent prendre; on les demande au Pa- 
raguay, comme dans tous les Etats du Sud. Aprés ceux-ci, en ordre 
de mérite, viennent les macons, les hommes de peine, les horlogers, 
les modistes, les tailleurs, les servantes et les cuisiniéres ; les sa- 
laires varient entre 5 fr. et 15 fr. 60 par jour, et il n’y a réellement 
jamais de chémage pour ceux qui n’en veulent pas. - 

Placés dans de pareilles conditions, les Italiens arrivent générale- 
ment au succés, et on constale avec plaisir que le niveau de leur mo- 
ralité s’éléve sensiblement. Ils sont considérés d’une fagon plus fa- 
vorable qu’aux Etats-Unis et s’établissent plus volontiers d'une 
maniére permanente. Le temps n'est pas loin ot ils formeront la 
majeure partie de la population; car la race espagnole, forle- 
ment mélée au sang indien sur beaucoup de points, est en décrois- 
sance, et les guerres civiles et la mauvaise administration con- 
tribuent a l’éteindre. Si l’on considére maintenant quels sont les 
motifs qui engagent les Génois, les Lombards, les Napolitains, les 
Romagnols 4 émigrer, et surtout 4 émigrer dans une proportion 
chaque année plus considérable, on ne trouve pas a alléguer des 
raisons aussi simples que le font la plupart des statisticiens. La situa- 
tion politique n’y est assurément pour rien. Il suffit d’avoir entretenu 
quelques-uns des passagers embarqués sur les paquebots qui, de 
Génes, de Naples ou de Marseille font le voyage de Montevideo ou de 
Buenos-Ayres pour savoir que tous sont indifférents aux affaires de 
la mére-patrie ou en accepltent complélement les tendances. L’élé- 
vation des impdts peut contrarier certains intéréts particuliers, 
mais quand ce fait n’est pas accompagné de violences, ce qui n’a 
nullement lieu dans les temps actuels, il se supporte et il a géné- 
ralement pour conséquence d’élever proportionnellement le prix 


DANS LES DEUX AMERIQUES. 23 


de la main-d’ceuvre et celui des denrées;: aussi l’ouvrier et le 
paysan en souffrent-ils moins que le rentier; désormais, il n'y a 
pas la de quoi renvoyer les gens de leurs foyers, et nulle part on n’a 
signalé cet ordre de changement comme produisant l’émigration. 
L'talien d’aujourd’hui est peu touché de susceptibilités confession- 
nelles ; ce n’est donc pas la question reJigieuse qui Je chasse de chez 
lui. Dailleurs, on a pu voir dans les pages précédentes que l’habitude 
de se transporter en Amérique a commencé avant tout démélé entre 
le gouvernement nouveau et le Saint-Siége. On est donc réduit a 
chercher dans les préoccupations personnelles des émigrants les vé- 
ritables motifs que ne donnent pas les remarques failes sur la situa- 
lion commune. 

Ces préoccupations s’expliquent de tout temps pour les Génois et 
pour les Napolitains par le voisinage de la mer ; de 1a vient leur es-- 
pritd’aventure. Le déplacement a commencé par réussir 4 quelques- 
uns ; exemple a fait le reste; de proche en proche, la tentation s’est 
répandue et a gagné en force. L’esprit de sociabilité, si puissant chez 
la race latine et surtout dans son rameau méridional, a contribué a 
grouper les familles sous un méme désir, sous une méme idée. Les 
membres isolés de ces familles ont peu 4 peu altiré autour d’eux des 
recrues fort bien disposées par les exhortalions de leurs correspon- 
dants, surtout par l’attrait de l’argent qu’ils envoient chaque année, 
et qui ne monte pas 4 moins de 2 millions de francs, ayant par der- 
riére, en dépot ala banque de Buenos-Ayres, seule, une somme 
qui, en 1863, était déja de 11,529,840 fr., appartenant uniquement 
ades Italiens. Les voisins attentifs se sont laissé entrainer les uns 
aprés les autres par des arguments si démonstratifs. Aujourd’hui le 
mouvement est donné, et chaque année il devient plus considérable 
pour que, 4 mesure que les Italiens se trouvent réunis en plus grand 
hombre sur un point, ils y réussissent nalurellement davantage, et, 
sétendant dans les Elals de J'intérieur, ayant gagné le Venezuela, 
tendant aujourd’hui vers le Chili, ils ont désormais une abondance 
de promesses sérieuses a faire miroiter aux yeux des habitants de la 
mére-patrie et des résultats plus beaux a leur présenter. Il n'est pas 
douteux quel’émigration italienne ira toujours en s’accroissant, parce 
que chaque Italien, subissant dans son pays natal une géne plus ou 
moins grande, entend prés de lui une voix quelconque habile a lui 
conseiller l’émigration comme un moyen sur d’obtenir l’aisance a 
laquelle il aspire. Dans l'état actuel des choses, la population totale 
de la Péninsule étant de 22 millions et le chiffre de ceux qui s’en 
détachent se pouvant estimer 4 15,000 par an, on voit, du reste, en 
lenant compte du chiffre des naissances et de celui des décés infé- 
meur au précédent, que, de longtemps encore, rien qui ressemble 














224 L'EMIGRATION EUROPEENNE 


4 un dépeuplement ne menace le nouveau royaume. Les hommes 
d’Ktat de Rome et de Florence n’ont donc qu’a s'applaudir ce ce qui 
se passe. 


If 


Felte question est plus controversée dans les pays scandinaves. 
Depuis longlemps, les Norvégiens ont commencé & se transporter en 
Amérique. Leur habitude de la navigation a certainement contribué 
4 développer celte tendance, au moins autant que chez les Génois. 
Aujour@hui, ils fournissent de nombreux matelots 4 la marine mar- 
chande ct aux vaisseaux de guerre des Etats-Unis, seule partie du 
nouveau continent ot ils se rendent volontiers. Une autre cause, de 
nature confessionnelle, a également, dans ces derniéres années, agi 
sur eux et, plus particuliérement, sur les basses classes de la société 
danoise. Les missionnaires mormons ont exercé dans les deux 
pays, en Suéde, de méme qu’en Ecosse, une influence singu- 
liére, ct, surtout parmi Jes gens de pcine et les servantes de Co- 
penhacuc, ces religionnaires ont fait de nombreuses recrues. Les 
femmes de cette catégorie ont accueilli avec plus de gotit que de 
scrupule l’idée d’abandonner le pays natal pour devenir au loin, non 
pas les salariées mais les épouses des colons aisés, méme au prix 
d’étre plusieurs & partager le gouvernement du foyer domestique. 
La stabilité d’une pareille existence parait avoir séduit beaucoup 
plus ces imaginations que son caractére insolite ne les a effrayées et 
il en résulte qu’il faut compter les doctrines de Bingham-Young et 
de ses disciples pour quelque chose dans le mouvement de l’émigra- 
tion scandinave. Accidentellement, les récoltes insuffisantes de quel- 
ques mauvaises années y ont contribué aussi: le godt des aventures, 
et des aventures maritimes par-dessus tout, qui ne s’est guére affa'- 
bli dans les trois nations fiéres jadis d’avoir fourni les rois des mers 
et leurs équipages, a complété les moyens d’entrainement. 

De causes politiques on ne saurait en apercevoir aucune. Les in- 
stitutions sont des plus libérales dans les trois royaumes. L’adminis- 
tration est cénéralement bonne, l'état économique satisfaisant ; il 
n’existe rien sur ces territoires qui ressemble 4 des haines de clas- 
ses ; les passions hostiles sont si peu développées et manquent 8 tel 
point de tout aliment que les sectes socialistes et leur supréme ex- 
pression moderne, !'Internationale, ne peuvent guére s’'y implanter 
qu’ l’état de théories dont certains esprits (urbulents se repaissent, 
mais que la masse des populations repousse avec un dédain absolu. 





DANS LES DEUX AMEIQUES. 225 


Il faut donc s‘en tenir aux trois causes énumérées plus haut pour 
rendre compte de |’émigration scandinave. Celle appréciation est 
confirmée d’une maniére curieuse par I'étude pratique que vient de 
faire de Ja question un journaliste suédois, correspondant de I’ Afton- 
Bladet. Cet observateur s’est mis en relations dircctes avec des émi- 
grants et les a interrogés sur les motifs de leur expatriation. ll ne 
s'est pas contenté d’aborder ses interloculeurs sur le port ou dans 
les auberges ; il s’est embarqué avec eux sur un navire de Gothem- 
bourg, l’Orlando, parti au mois de mai dernier avec 350 passagers 
allant 4 Liverpool dans le but de s‘embarquer pour les Etats-Unis. La 
premiére personne avec laquelle il est entré en conférence a été un 
vielllard d’environ soixante ans, accompagné de quatre enfants et 
de sa femme. Cet homme allait rejoindre ses deux fils ainés établis 
depuis quatre ans déja en Amérique, et il racontait que ces jeunes 
gens avaient trouvé tout d’abord a s’engager comme domestiques 
avec un salaire annuel de 600 rixdales, tandis qu’en Suéde ils n’en 
gagnaient que cinquante en travaillant maintes fois de quatre heures 
du matin i dix heures du soir. Aprés trois ans de séjour, ils avaient 
réalisé assez d’économies pour devenir acquéreurs d'une ferme de 
60 acres, et, en outre, envoyer 4 leur pére 4,000 rixdales pour les 
frais de son voyage. Une vieille femme, gravement atleinte d’une 
maladie de poitrine, «xposait, 4 son tour, que ses quatre fils établis 
aux Etats-Unis lui avaient envoyé un billet de voyage afin qu’elle put 
les rejoindre. Elle se montrait tout 4 fait heureuse et priait Dieu de 
lui permettre de vivre seulement jusqu’a ce qu’elle eut revu ses en- 
fants. Une autre femme d’environ quarante ans était accompagnée 
de quatre garcons et filles encore en bas age. Son mari l’avait de- 
vancée en Amérique. Pour se mettre en état de partir, il avait dd 
vendre des effets et confracter un emprunt. Au bout de huit mois 
de séjour i] avait remboursé le préteur, ct, depuis lors, contribué 
de 640 rixdales 4 ]’entretien et au bien-¢tre de sa famille. Enfin, 
quelques semaines auparavant, il avait envoyé les hillets de voyage 
pour sa femme et ses quatre enfants, plus une lettre de change de 
60 rixdales. Un jeune paysan de la province de Sinoaland, aux traits 
accuses et énergiques, pourvoyait aux frais de sa traversée au moyen 
de la vente de son bien et de quelques avances faites par des amis. 
Le correspondant de |’Afton-Bladet lui assura qu'il aurait trouvé 
de l'emploi en Suéde. 1] en convint, et méme on lui avait offert un 
stlaire passable, 450 rixdales par an. — Alors, pourquoi avez-vous 
abandonné la patrie? — Je ne pouvais rien mettre de cété pour 
avenir. — Mais comment savez-vous que vous screz plus heureux 
en vous expatriant? — Plusieurs personnes de ma paroisse sont 
passtes en Amérique ; au bout de peu d’années on a vu leurs parents 





926 L'EMIGRATION EUROPEENNE 


recevoir d'clies de l'argent et des billets de voyage. Ou monsieur 
a-t-il appris, continua le paysan avec amertume, qu'un pauvre hére 
de paysan suédois ait jamais réussi 4 rassembler assez d’argent pour 
en expédier 4 ses parents a l’étranger et, 4 plus forte raison, se soit 
créé une position qui lui ait permis de les prendre avec lui? — Une 
autre famille offrait une situation toute différente de celles des émi- 
grants qui précédent. Elle était composée du mari, de la femme, de 
deux grandes filles el de trois garcons, possédait, par la vente d’un 
bien-fonds et de ses meubles, 5,000 rixdales dont elle emportait 
avec elle 2,000, les 3,000 restants devant lui étre envoyés en raison 
de ses besoins ultéricurs. Ce n’était donc ni la misére ni méme la 
géne qui la portait 4 abandonner la Suéde; c’était uniquement le 
désir d’assurer un avenir aux trois garcons. Pris dans leur ensemble, 
tous les passagers de |’Orlando donnaient les mémes réponses; ni 
la politique, ni la pression administrative n’étaient pour rien dans 
leur expatriation. Les femmes isolées et les enfants, sans exception 
aucune, étaient appelés par un mari, un pére, des fréres ainés ou 
un fiancé, partis les premiers afin de préparer la situation. 

Ces détails, peut-étre un peu minutieux, font connailre & mer- 
veille le point essentiel de la question. L’inlérét économique est le 
grand pivot actuel de l’émigration en Amérique, et ce que les 
paysans suédois, embarqués sur l’Orlando, ont raconté, les Portu- 
gais des Acores, les Espagnols des Canaries, les Napolitains, les 
Suisses pourraient le dire et le diraient certainement d’eux-mémes, si 
on les interrogeait. Le désir constant d’améliorer la situation maté- 
rielle est un écueil chez tout le monde, et ce qui le ranime et ]’ex- 
cite, ce qui le généralise, c’est l’appel constant des émigrants an- 
ciens, désireux, par un sentiment fort naturel, de rassembler autour 
d’eux le plus de parents, d’amis, de connaissances et de compatrio- 
tes possible. C’est ainsi que les Italiens se concentrent surtout dans 
la Plata et les Scandinaves aux Etats-Unis, et particuliérement a 
Chicago of se rendent de préférence les Danois, les Suédois et les 
Norvégiens que n’appelle pas Salt-Lake-City. 

En 1868, la Suéde a vu partir 22,681 personnes; en 41869, 
14,343. L’émigration scandinave tout entliére parait avoir été d’en- 
viron 30,000 dames. Ici une observation est nécessaire et va jeter 
dans la question un utile élément d’examen. Le chiffre de la popu- 
lation suédoise, pour 1867, était de 4,195,684 ames. En 1874, la 
statistique officielle en a donné 4,204,177, ce qui comporte une 
augmentation de 8,396 sur le chiffre de 1867. Or 28,000 habitants 
avaient émigré dans la période 1867-18714 ; il faut donc que la dif- 
férence en plus ait été produite par le nombre supérieur des nais- 
sances comparé a celui des décés, ce qui a effectivement eu lieu, et, 


DANS LES DEUX AMERIQUES. 997 


en outre, que, parmi les émigrants, un certain nombre ait fait re- 
tour dans la mére-patrie. Il n’est pas douteux que cette conséquence 
ne soit également exacte, et voici comment elle se produit. 

Les Suédois qui sortent du pays, souvent méme avec l’intention 
de pousser jusqu’en Amérique, ne vont pas si loin. Beaucoup s’ar- 
rétent en Danemark, ot ils trouvent de l’ouvrage, et les travaux du 
port de Kiel en appellent et en utilisent une quantité notable. Ce sont 
ces gens-la qui, par leur retour plus ou moins durable en Suéde, 
contribuent beaucoup a grossir, puis, comme an vient de le voir, 4 
abaisser le chiffre des émigrants; et, non-seulement ils reviennent, 
mais ils rapportent d’ordinaire avec eux des capilfaux acquis par 
leur travail 4 ]’étranger, ce qui favorise d’autant le capilal national. 
On voit que, contrairement avx craintes manifestées depuis quel- 
que femps, il n’y a pas lieu ici de se préoccuper. de l’émigration 
comme pouvant amener un dépeuplement. Les chiffres réduisent a 
néant de pareilles appréhensions. Il en est absolument de méme, 
relativement a la Norvége. Voici le relevé des départs pour la pé- 
riode quinquennale écoulée entre 1865 et 1871 : en 1865, 4,000 
partants; en 1868, 13,200; en 1869, 18,000, en 1870, 14,800; 
en 1871, 11,985. Comme on le voit, la progression n'est pas plus 
constante ici que dans l’émigration anglaise; mais. comparons ces 
chiffres a ceux de la population du royaume, pour la méme période : 
en 1865, 4,702,000 habitants ; 1868, 1,750,000 ; 1869, 1,733,000; 
1870, 1,749, 000; 1871, 1,755,000. Ici a progression est constante, 
soutenue, et, proportionnellement, trés-forte. Il y a plus, l’aug- 
mentation est tout 4 fait normale; elle résulte du nombre annuel 
des naissances et de son excédant sur celui des décés. En 1867, cet 
excédant est de 19,640; en 1868, de 19,924; en 1869, de 19,924; 
en 1870, de 22,204. De pareils chiffres sont concluants et font plus 
que dissiper toutes les appréhensions que le gout de se rendre en 
Amérique a pu faire naitre sur l’avenir de la Norvége. 

L’émigration frangaise est malheureusement loin de présenter, & 
bien des égards, les caractéres moraux et sérieux, ou 4 tout le 
moins l’esprit résolu du travail de l’émigration scandinave. Si )’on 
fait abstraction des Basques, on y rencontre en trés-petit nombre 
des gens dont les intentions dérivent d’un esprit de droilure et d’hon- 
néteté. Quoi qu’on en ait pu dire, les Francais ne sont pas moins 
propres que les autres peuples 4 fournir des colons dignes d’estime 
et pouvant prélendre légitimement au succés. On en a vu les preu- 
ves a d’autres époques; mais le temps acluel n’assiste 4 rien de 
semblable, et force est de convenir que les économistes américains, 
extrémement sévéres dans leurs jugements sur nos expatriés, n’ont 
que trop de faits 4 alléguer a l’appui de leur opinion. Ces observa- 


228 -LJEMIGRATION EUROPEENNE 


teurs reprochent 4 nos nationaux d’étre conslamment préoccupés 
du besoin de faire fortune en quelques mois, sans travail, et par 
consequent par le premier moyen venu qui ne saurait étre que mau- 
vais ; d’éprouver une soif de plaisirs et de jouissances qui les portent 
4 dépenser étourdiment ce qu’ils gagnent, et méme ce qu'ils n’ont 
pas gagné encore; de se montrer le plus souvent aux populations 
parmi lesquelles ils se sont transportés sous les dehors d’une misére 
méritée et avec des apparences d’aventuriers débraillés, plus pro- 
pres & faire naitre la répugnance que la sympathie. Il faut avoir le 
courage d’avouer |’exactilude de ce triste portrait. C’est image trop 
vraie de Ja plupart des Francais errants dans les deux Amériques. 
Ces malheureux y réussissent difficilement : d’une part parce qu’ils 
ont l’horreur de toute peine et révent constamment des coups de dés 
merveilleux qui vont les mettre 4 méme de retourner immédiatement 
en France avec des capitaux considérables; d’autre part, parce qu’ils 
sont imbus de la conviction inébranlable de leur supériorité absolue 
sur les gens qui les entourent. Ils les considérent résoldment comme 
des inférieurs voués a Jeur exploitation; rarement un serrurier fran- 
cais consent a passer pour tel, il se déclare mécanicien, et le méca- 
nicien se donne pour ingénieur. Si, prenant au sérieux de telles 
prétentions, on consent & employer ceux qui les étalent dans les 
qualités qu’ils réclament, il arrive nécessairement qu’on ne les ap- 
pelle pas deux fois. Alors ils s'aigrissent, se répandent en discours 
violents contre le pays ow ils sont et contre ses habitants qui ne se 
font pas aimer. Au bout de peu d’années ils s’éloignent, n’ayant 
rien fait d’utile, ni laissé d’autre trace que le souvenir de leur tur- 
bulence. 

Mais nous avons admis tout 4 l'heure une exception honorable en 
faveur d’un groupe, celui des Basques. Sans manquer a Ja vérité, on 
peut y joindre les émigrants des montagnes de ]’Arriége, ceux du 
pays de Vaucluse et des contrées de Ja Dréme. La se trouvent de 
bons travailleurs, paisibles, sérieux et qui se font compter. En 
somme, on peut cstimer 4 10 ou 15,000 par an le chiffre des émi- 
grants francais. 

Un certain nombre se rend aux Etats-Unis; peu s’y consacrent 4 
agriculture; la plupart exercent des professions urbaines : ils sont 
cafetiers, acteurs, négociants en nouveautés, chapeliers, marchands 
de modes. La méme tendance & ce genre d’occupation se retrouve 
a Rio-de-Janeiro. La, les Francais, au nombre de 20 & 30,000 pour 
tout l’empire brésilien, rendent peu de services & Etat qui les ac- 
cueille et encore moins 4 eux-méines. A la Plata, on observe une 
situation et un spectacle plus satisfaisants : concurremment avec les 
Italiens se trouvent les Basques et ce qu'il y a de micux parmi les 


DANS LES DEUX AMERIQUES. 229 


hommes venus de nos départements. Une partie travaille dans les 
saladeros ou boucheries de Montevideo et de Buenos-Ayres, d'autres 
se font maratchers et réussissent dans la culture des arbres fruitiers. 
Plusieurs sont colporteurs et parcourent les provinces intérieures des 
deux républiques une balle sur le dos; enfin, les plus hardis s’éta- 
blissent dans les petites localités ou remontent les fleuves, pénétrent 
jusqu’au Paraguay, fondent des maisons de commerce, s‘occupent 
d’importation et d’exportation et se font compler a Pagrande, a Ro- 
sario, comme 4 |'Assomption. Sur ce dernier point, le renversement 
du président Lopez a délivré les étrangers d’un joug véritablement 
épouvantable : les avanies, la prison, les tortures, la mort, donnée 
avec une facilité dont on ne peut avoir aucune idée, était le régime 
sous lequel les émigrants ont vécu pendant des années trop longues. 
Les consuls eux-mémes n’étaient nullement a l’abri des fureurs d'un 
maniaque sanguinaire, dont cerlains journaux d’Europe ont cepen- 
dant oru devoir prendre le parti; heureusement il en a été fail jus- 
tice, et nos nationaux comme Jes autres travailleurs européens, 
vaquent désormais librement 4 leurs affaires sur le terriloire para- 
guayen. On ne peut guére calculer 4 moins de 40 ou 50,000 le nom- 
bre des Frangais établis aujourd hut dans la république Argentine ; 
30,000 environ résident 4 Montevideo ect sur Je terriloire de I'Etat 
oriental, ce qui produit un total approximalif de 70 4 80,000 dmes. 
Le nombre des femmes, et par suite des enfants, est peu considé- 
rable; de toutes maniércs, l’émigration frangaise est loin d’égaler 
en importance, méme sur ce point préféré par clle, l’émigration ita- 
lienne. Il importe encore de remarquer que les Basques sont géné- 
ralement animés de |’esprit de retour, et qu’aprés quelques années 
employées 4 servir dans les saladeros ou ailleurs, ils regagnent leurs 
montagnes avec un petit pécule. Ils ne constituent donc pas, 4 pro-. 
prement parler, un élément de colonisation. Toutefois, depuis peu 
d'années, plusieurs, parmi eux, ne reparaissent dans leur pays que 
pour sy marier et reviennent ensuite 4 leurs habitudes et 4 leurs 
affaires de la Plata. Bien que cette région soit le lieu principal 
d’établissement- pour les Frangais, d’aulres parties de l’Amérique du 
Sud, comme le Brésil dont il vient d’étre question tout 4 I‘heure, | 
les ont vu aussi, 4 différentes époques, faire des tentalives plus ou 
moins heureuses. Dans ]’Amérique centrale, M. Surey avait essayé 
naguére de fixer un certain nombre d’hommes échappés aux jour- 
nées de juin. Costa-Rica avait montré du bon youloir et assez de li- 
héralité pour faciliter cetle cntreprise. Tout a échoué, comme on 
pouvait s’y atlendre. La Colombie présentait un terrain plus favora- 
ble. En 4867, on y comptait plus de 6,000 Francais. Au Pérou, ils 
sont assez clair-semés ; le Chili en a 2,000 environ; la Bolivic, théd- 


250 L'EMIGRATION EUROPEENNE 


tre des expériences agricoles de M. Bridoux, ne ‘semble pas avoir 
répondu aux espérances des spéculateurs. Au Venezuela, on compte 
environ 6 4 7,000 Corses. Ce pays, remarquablement fertile, serait, 
au point de vue de |’émigration européenne , dans des conditions 
excellentes, si, par malheur, la guerre civile qui y sévit 4 la facon 
d’une maladie endémique, ne rendait tout développement difficile 
et chanceux. Pour résumer ce qui précéde, on ne saurait, Jusqu’a ce 
jour, accorder aux émigrants de nation francaise , dans les deux 
Amériques, un chiffre supérieur & 250,000 dmes, ce qui, en pré- 
sence des 37 millions d’habitants que complait la mére-patrie jus- 
qu’en 1870, est assurément bien faible. Aussi longtemps que nos 
nationaux continueront 4 visiter le nouveau monde en aventuriers, 
et avec la ferme intention de ne pas former d’établissement définitif, 
il en sera ainsi. Evidemment, des gens menant une existence preé- 
caire, et se trouvant toujours dans des circonstances qu’ils considé- 
rent comme transitoires, ne peuvent encourager leurs parents et 
leurs amis 4 venir les rejoindre, et, s‘ils Je faisaient, ils seraient 
dans l'rmpossibilité de donner crédit a leurs exhortations par des 
envois d’argent. Or on a remarqué plus haut que c’est précisé- 
ment cet enrdlement mutuel qui fait la force et la véritable raison 
d’étre des autres émigrations. Rien ne pourra donc, 4 ce défaut, fa- 
voriser le déplacement des Francais. I] ne faut pas induire de ce 
fail que nos populations resteront 4 tout jamais immobiles et réfrac- 
taires 4 l’attrait du voyage transatlantique. Une telle incapacité ne 
s’expliquerait pas. Ce que les Italiens exécutent si volontiers, il n’y 
a nul motif pour que nos paysans et nos ouvriers ne s‘y portent de 
mime. C'est Pimpulsion seule qui se fait attendre, et elle viendra 
certainement. Nous avons rencontré nous-méme, il y a deux ans, 
sur un paquebot de la Plata, des hommes originaires de Saint-Lé, 
y retournant, et annongant !'intenlion d’y réunir leur famille et de 
les transporter, avec ceux de leurs amis qui voudraient se joindre a 
la caravane, dans les environs de Montevideo, o& eux-mémes s étaient 
déja créé une situation. Il ne faudra qu’un cerlain nombre d’entrai- 
nements de celle espéce, pour que la France se trouve de proche en 
proche avoir pris la place qui semble devoir lui appartenir dans le 
mouvement général de ’émigration européenne. Quoi qu’on en ait pu 
dire, ce n'est pas la un de ces phénoménes résultant de l’esprit de 
race. Toutes les races également savent se déplacer, réussissent or. 
échouent, non pas en vertu de lois résultant de la forme de leur 
caractére spécial, mais uniquement d’aprés les circonstances au mi- 
licu desquelles elles opérent, ct surtout d’aprés la fagon dont elles 
en modifient, utilisent, neutralisent ou subissent l’empire. Les exem- 
ples acquis de cette vérité sont nombreux. Sans revenir sur les 


DANS LES DEUX AMERIQUES. $1 


triomphes des colonisateurs normands au Canada et en Acadie, 
Saint-Domingue a fourni les plus brillants résultats de lesprit d’en- 
treprise ; la Martinique et la Guadeloupe de méme; enfin les Ita- 
liens, que l'on aurail pu supposer les moins propres des hommes a 
obtenir des situations avantageuses sur une terre lointaine , mon- 
trent ce dont ils sont capables en ce genre par leur situation 4 la 
Plata, et, plus encore, par les perspectives avantageuses que leur 
activité et leur sagesse leur ouvrent chaque Jour dans ces parages. 


IV 


L’émigration britannique a paru, & un cerlain moment, réaliser 
des proportions vraiment giganlesques : de 1847 4 1866, les calculs 
les plus modérés trouvent au moins quatre millions de sujets an- 
glais dans 1’Union américaine; de 1847 4 1854, la moyenne annuelle 
ne donne pas moins de 305,600 ames, et, il faut le répéter, cette 
estimation n/’atteint pas & Ja vérité. Il faut joindre 4 ce chiffre le 
peuplement rapide des colonies anglaises du Nord; ces territoires ont 
alliré 4 eux, dans ces derniers temps, un surcroit d’habitants venus 
de la métropole, qui, pour Ia Nouvelle-Ecosse, le Nouveau-Brunswick, 
le Canada, Terre-Neuve et les dépendances, ne saurait s’estimer 4 
moins de 400,000 dames; de sorte que l’on doit porter 4 500,000 
personnes environ le chiffre annuel des déserteurs de la mére- 
palric. 

Il y a cependant des observations a faire. Un tel mouvement s’est 
concentré presque tout entier dans les Etats-Unis. S'il est exact de 
dire qu’on rencontre environ 7,000 sujets anglais dans la Colombie, 
Vessai de colonisation tenté vers 1859 dans la république de l'Equa- 
teur n’a pas réussi. Au Pérou, depuis 1851, on n’entend plus parler 
de l’établissement de Pozuzu, et celui de Talambo a misérablement 
échoué; 2,000 Anglais, tout au plus, essayent de vivre au Chili; 
4,000 habitent les régions de la Plata, et n’essayent pas de disputer 
le terrain aux Italiens et aux Francais ; on n’en voit guére au Brésil, 
et non plus au Venezuela. De sorte que tous les groupes cités ici, et 
additionnés, ne produisent que 13,000 dmes, chiffre insignifiant en 
présence du total formidable présenté par les Etats-Unis. Mais ]’exa- 
men des éléments constitutifs de cette colonisation demande 4 étre 
fait avec quelque soin, et l'on y découvre des faits dignes de remarque. 
L’Angleterre proprement dite fournit peu d’émigrants; sa popula- 
tion ne se montre pas plus disposée que la nétre 4 chercher fortune 


952 L’EMIGRATION EUROPEENNE 


en Amérique; les Ecossais et les Irlandais portent au loin le nom 
britannique. Ici la situation économique est certainement le véhicule 
quiemméne tant de gens hors de leur demeure native. On peut ad- 
mettre que pour l’Irlande surtout il y a eu, il y a encore un mouve- 
ment comparable 4 un exode. Le peuple quitte ses anciens foyers 
pour toujours. Il ne peut pas vivre chez lui, ou il y vit mal. Un éter- 
nel dissentiment avec ses voisins d’Angleterre, une incompatibilité 
d’humeur bien établie, des fautes mutuelles, des défauts qui, chez 
’'un comme chez l’autre, s’entre-choquent 4 angles aigus, produisent 
une séparalion considérée par les économistes comme également 
avanlageuse aux deux partis. C’est 14 une appréciation portant sur 
les intéréts matériels uniquement. Au point de vue plus général 
d’une politique prévoyante, on est tenté d’y faire des réserves, quand 
on considére que les Irlandais, partant de chez eux brouillés avec 
leur patrie, donnent naissance a des enfants américains, chez qui la 
haine de l'Angleterre est encure bien supérieure 4 celle de leurs pa- 
rents, el arrive, au moyen des exagérations et de l’exaltalion ordi- 
naire 4la descendance milésienne, jusqu'aux excés les plus extraor- 
dinaires d’'imaginations démontées. Une premiére application de ces 
sentiments facheux a déja été tentée dans l'affaire des fénians. Il est 
4 craindre que d'autres explosions du méme genre ne se produisent; 
surtout, on doit s’attendre & ce que les citeyens américains d’origine 
irlandaise exercent 4 Ja longue une influence ficheuse sur les rela- 
tions de lcur nouveau pays avec |’Angleterre. 

L’émigration britannique est du reste en décroissance; et ce fail 
se congoit aisément, puisque les Irlandais qui étaient de trop, ct les 
Ecossais placés & peu prés dans le méme cas, sont déja partis. Dé- 
sormais on en verra de moins en moins s’éloigner. Un jour tout ces- 
sera, ou 4 peu prés. On a observé que le grand empressement 4 pat- 
tir s'est surtout manifesté de 1847 4 1854; depuis lors, en 1863, une 
recrudescence a eu lieu, sans pourtant atteindre aux proportions de 
Vélan antérieur; désormais le ralentissement devient de plus en plus 
sensible. Il faut mettre en ligne de compte la part que !’Australie 
réclame désormais dans le mouvement britannique, et voudra cha- 
que jour plus grosse. En somme cependant, le Royaume-Uni se res- 
serre sur lui-méme; 11 ne s’épand plus au dehors, et cela est vrai 
du sujet traité ici comme de la politique extéricure de son gouver- 
nement. En 1870, il nest sorti des ports anglais que 122,401 émi- 
grants en tout, un peu plus du tiers de la moyenne calculée pour le 
mouvement annuel pendant la période de 1847 4 1854; et dans ce 
chiffre sont compris, non-seulement les expatriés 4 destination des 
deux Amériques, mais aussi tous ceux qui vont en Australie ou 4 
d'autres destinations. Dés lors, la proportion actuelle des départs, 





DANS LES DEUX AMERIQUES. . 935 


qui nous intéresse, lombe au quart de ce qu’ils étaient naguére. 

Maintenant se présente, en dernier lieu, |’émigration allemande, 
primée jadis par le mouvement irlandais, mais qui de jour en jour 
gagne en force et en activité, s’organise avec une puissance incon- 
nue jusqu’a ce temps, et souléve par tous les Etats germaniques des 
inquiétudes pour l'avenir, des appréhensions passionnées, souvent 
une indignatica vérilable. Dans ces derniers mois surtout, le nom- 
bre dvs émigrants a notablement augmenté; les provinces orien- 
tales en fournissent en grand nombre. Il semble aux esprits trou-, 
blés des observateurs que rien, que personne ne restera. Ce ne sont 
pas seulement les pauvres qui s’éloignent; ce sont surlout les pay- 
sans aisés et méme les riches. En méme temps que les bras se déro- 
bent a l’agriculture nationale, les capitaux se soustraient au mou- 
vemenl des affaires allemandes. On s’irrite; de nombreuses péti- 
tions arrivent au parlement fédéral, et le mettent en demeure d’op- 
poser une digue légale au fléau. Voici, autant qu’on peut s’en rendre 
comple avec un certain degré d’exactitude, l'état de la question. 

Le port de Hambourg a vu de 1866 4 1869 s’embarquer pour les 
Etats-Unis principalement, mais aussi pour le Brésil, la Plata, 
161,265 émigrants. Dans la méme période, les navires de Labeck en 
avaient transporté aux mémes destinations 256,800. Les relevés de 
compte existant 4 Bréme, pour le temps écoulé de 1822 4 1869, 
yen donnent 1,149,582. Nous ignorons ce que les batiments 
Amsterdam, du Havre et de Liverpool ont pu en recueillir, mais 
le total doit en éLre considérable. En 1867, on supposait que le dé- 
placement annuel des Allemands vers les deux Amériques n’était pas 
au-dessous de 200,000 ames. Depuis cette époque, on peut hardi- 
ment porter le chiffre & 300,000. Le point principal o& jusqu’ici les 
Allemands se sont porlés de préférence sont les Etats-Unis. Ils y 
dépassent 3 millions. ll en existe au Mexique, mais en petit nombre; 
au Chili 10,000; & la Plata 3 oa 4,000; au Brésil 60,000 pour le 
moins, et leurs deux principaux établissements de Sainte-Catherine 
et de Saint-Maur offrent de tels avantages, y réussissent d’une ma- 
niére si compléte, grace a la protection libérale et purement bienfai- 
Sante du gouvernement impérial, que sans aucun doule, avant peu 
dannées, l’émigration germanique, surtout celle qui part des pays 
calholiques, se dirigera de préférence sur des points ol se rencon- 
trent d'une maniére unique une paix profonde, une sécurité absolue, 
des terrains d'une fertilité incomparable, et un climat aussi sain, 
doux, tempéré, qu’on le saurait imaginer. Nous avons visité nous- 
méme la colonie de San-Juan, formée de Tyroliens et de Bavarois; il 
hous est facile de comprendre I’attrait que les descriptions, envoyées 
par les colons & ceux de leurs parents ef de leurs amis demeurés 

23 Octoeng 1372. - AG 


234 L’'EMIGRATION EUROPEENNE 


dans |’ancien séjour, doivent exercer sur les imaginations. II est in- 
contestable que le paysan aisé de San-Juan est plus heureux que son 
similaire d’Allemagne, et la comparaison établie dans le détail des 
faits, par Phomme pratique qui a connu la seconde situation, et qui 
jouit actuellement de la premiére, doit évidemment porter tous les 
gens de village, sous les yeux desquels elle est placée par un de leurs 
anciens compagnons en qui ils ont toute raison d’avoir confiance, 4 
vendre ce qu'ils ont, pour aller partager au plus vite, non-seulement 
des réalités séduisantes, mais encore des espérances solides et trés- 
supérieures. 

Ce sont les lettres de ce genre qui, nous en sommes bien parfaife- 
ment convaincu, et nous le répétons, jouent le réle Je plus considé- 
rable dans la rapide propagation de la passion voyageuse en Allema- 
gne, comme partout ailleurs, saufl’Irlande. On ne doit pas en ex- 
cepter tout a fait I'Ecosse. Quoi qu’on puisse prétendre, ce n’est pas 
communément a une cause polilique ou économique qu'il faut s’a- 
dresser pour avoir le mot de !’émigration; c’est surtout 4 ces lettres 
lues, colporlées, commentées avec faveur dans toutes les auberges, 
4 tous les foyers. On se défie des agents des compagnies colonisatri- 
ces, et on araison; on n’accorde pas une foi implicite aux petits 
livres, aux manuels répandus 4 profusion dans les campagnes pour 
propager l’idée si favorable aux intéréts des armateurs hanséatiques: 
mais quand la signature d’un pére, d'un frére, d’un cousin garantit 
nn succés Inespéré ; quand ce cousin se déclare transformé de jour- 
nalier misérable en propriétaire, et de paysan en bourgeois riche qui 
va devenir un jour sénateur de la Pensylvanie, ou toute autre chose 
d'également considérable, les gens les plus prudents, les plus cir- 
conspects se laissent emporter, et les familles s’en vont. On aurait 
beau, comme certaines personnes le conseillent, fonder ou dévelop- 
per la grande industrie dans les provinces de Prusse et dans la Po- 
méranie, perfectionner ailleurs le-syst¢me du prét foncier, recourir, 
enun mot, aux moyens, aux expédients que la science suggére pour 
améliorer les situations agricoles, ce serait sans doule trés-sagement 
agir 4 d’autres égerds; mais quant 4 empécher l’émigration, on n'y 
parviendrail nullement. | 

Fst-elle d’ailleurs aussi désastreuse pour ]'Allemagne que beau- 
coup d’esprits — et d’ailleurs de bons esprits — l’imaginent? On est 
en droit d’en donter. En admettant que la population des pays ger- 
maniques dépasse 44 millions, ce qui est garanti par la statistique 
officielle pour 18741, la proportion entre 300,000 partants et ce to- 
tal considérable restera toujours beancoup au-dessous de ce qu’on la 
voit étre pour le chiffre des exilés volontaires de la Suisse, du Portugal 
et de la Belgique relativement au nombre tofal des habitants de ces 





DANS LES DEUX ANERIQUES. 935 


derniers pays ; et 1a on ne s’effraye nullement de ce qui passe a Ber- 
jin pour un fléau. En outre, il est un décompte assez important a 
faire. Tout ce que l'on comprend sous le nom d émigration alle- 
mande dans les différents ports d’embarquement n’a pas un droit 
égal 4 cette qualification. Beaucoup de Slaves de la Bohéme, de ]’Au- 
triche, de la Pologne, prennent aussi la résolution du départ. On a 
grand’peine & les distinguer des Allemands; cependant 1] importe de 
ne pas maintenir la confusion. Dans beaucoup de cas, un Slave qui 
sexpatrie fait place & un colon de 1’Quest, et c’est autant de gagné 
pour la germanisation, bien loin qu'il y ait lieu de la trouver en 
perte. Ce qui est arrivé dans le pays de Posen, ot annuellement |'é- 
lément polonais a perdu du terrain et continue & en perdre, a eu 
pour conséquence une émigration — slave généralement — dirigée 
vers l’Amérique, et passant la, d’une maniére tout 4 fait erronée, 
pour émigration des envahisseurs. Encore une fois, ce n’est pas un 
tel jugement qu'il faut porter. Une autre considération grave est 
celle-ci : les esprits dangereux pour la tranquillité des Etats ne dé- 
butent jamais par des préoccupations politiques. Les principes qui 
finissent un jour par les rendre plus ou moins génants, plus ou moins 
redoutables, résultent de leur situation personnelle, inférieure en 
avantages 4 l’étendue de leurs convoitises. Chez chaque homme, en 
tous pays, le fempérament forme le fond des idées; c’est 14 ce qui, 
un jour, entraine les gens vers les pentes ylissantes. Ils sontardents, 
ils sont ambitieux, ils sont inquiets ; qu’ils émigrent, et ils trouvent 
un emploi naturel, utile, souvent fécond, de leurs dispositions nali- 
ves. On remarque généralement que l’émigrant d’Allemagne se 
montre aux Etats-Unis, et dans les autres républiques américaines, 
démocrate emporté, radical arrogant, amoureux des théories d’é- 
mancipation les plus avancées, Sans les volontaires allemands, i) 
n’est pas certain que le Nord ett pu avoir raison des confédérés du 
Sud; dés lors, supposons ces esprits véhéments établis partout ail, 
leurs que sur le continent nouveau; restituons-les par la pensée a 
empire fédéral; il est fortement & supposer que les hommes d’Etat 
de Berlin, de Munich, de Stuttgart, auront bien des soucis de plus 
et des embarras qu'aujourd’hui ils ignorent. En admettant que sur 
les 300,000 émigrants annuels on ne doive prélever que 20,000 tur- 
bulents, ce qui est assurément une proportion assez faible, il n’est 
pas indifférent pour l’Allemagne de se débarrasser chaque année de 
20,000 insurgés futurs. Et, en supposant méme qu’il fallut n’en 
compter que 10,000 ou que 5,000, encore devrait-on s’en applaudir. 
Les populations romanes ont pris l’habitude de considérer les ag- 
glomérations transrhénanes comme composées de gens endormis, 
lourds, paisibles, volontiers réveurs et faciles 4 mener. Ces apprécia- 





236 L’EMIGRATION EUROPEENNE 


lions ne seraient exactes, en tout cas, que dans une mesure trés- 
étroile, et elles deviennent radicalement fausses parce qu’elles ou- 
blient, parce quelles nicnt l’exislence trés-réelle de dispositions 
naturelles et acquises fort opposées. Qui, sans doute, l’Allemand ne 
fait montre ni de la vivacité italienne, ni de la prompte compréhen- 
sion francaise, et pour le mettre en mouvement il faut des raisons 
qu'il juge sérieuses. Mais quand il est en face de pareilles raisons, 
et qu’il s’en est pénétré, il ne s’arréte plus et court aux exiré- 
mes. Nous somines disposés 4 croire que c’est l’organisation posté- 
rieure 4 1807, l’organisation du général de Scharnhost, qui a rendu 
l’Allemand soldat. C’est la plus absolue des erreurs. L’Allemand est 
essentiellement soldat, sa nature étant didactique et portée a |’ab- 
solu aulant dans la réalité que dans le réve; il est né militaire, et 
d’autant plus que, recherchant les aventures, non pas pour leur 
éclat, mais pour leur but, et ne pensant nullement 4 jouer avec les 
faits et & sen amuser, mais au contraire 4 les presser comme des 
oranges, pour en tirer ce qu'il en veut, 11 comprend d’ instinct Ia né- 
cessité de la discipline, et s’'y soumet comme 4 la condition par ex- 
cellence de tout succés positif. L’histoire entiére de l’Allemagne 
porte temoignage de ces dispositions. Les premiéres milices régu- 
liéres des Européens ont été celles des chevaliers teutoniques ; elles 
valaient mieux, étaient plus fortement organisées que la fameuse 
infanterie des archers anglais, dont on a tant vanté les mérites au 
moyen 4ge. Un écrivain arabe des croisades remarque que les Sarra- 
sins craignaient les hommes de Barberousse, parce qu’ ils étaient or- 
donnés et tenaces dans leurs attaques. Les Etats du seiziéme siécle 
ont recherché le service des lansquenets et des reitres. Incontestable- 
ment, les fureurs, les ravages 4 fond, les dépopulations de la guerre 
de Trente ans, se seraient tempérées, si les Allemands avaient eu des 
disposilions natives moins soldatesques, et surtout ne se seraicnt pas 
montrées, si 4 ce moment ]’émigration avait pu se faire. C’élait si 
bien le dérivatif indiqué pour le caractére de la nation et pour 1’état 
des circonstances, que l'on y pensa. On fit plus, on congut un plan, 
on le fit agréer par un puissant protecteur, on le publia. Les événe- 
ments sculs arrélérent le succés de l’entreprise. L’inventeur était un 
certain Flamand nommé Peter Usselinx. I] soumit ses vues a Gus- 
tave-Adolphe, qui les agréa. On les fit connaitre au public par un 
écrit intitulé Argonautica Gustaviana, impriméa Francfort en 1633, 
par Kaspar Réstel. Le roi de Suéde avait souscrit a l’entreprise pour 
400,000 thalers d’Empire; le duc de Poméranie, les villes de Stral- 
sund et de Slettin s’‘empressaient d’offrir leur concours. Il s’agissait 
de former une grande compagnie. Mais le roi mourut 4 Lutzen, et 
tout fut abandonné. Nul doute que si les émigrations avaient com- 





DANS LES DEUX AMERIQUES. 937 


mencé dés ce moment, elles n’eussent entrainé avec elles bien des sol- 
dats de Tilly, de Bernard de Weimar, de Wallenstein, et des au- 
tres chefs; elles eussent un peu détourné la source si épouvantable- 
ment abondante des recrues qui, par un phénoméne rare en tous 
autres pays, ne put jamais tarir, et une somme considérable de mal- 
heurs ett été bien certainement épargnée. Aujourd’hui, lopinion 
publique au dela du Rhin s arréte surtout a4 considérer la perte que 
subit la population en paysans riches, en familles de travailleurs 
respectables. Il n’est pas a nier que, dans un mouvement de cette 
importance, tout ne saurait étre profit. Pour se guérir d'une maladie 
inflammatoire, il faut savoir se résigner 4 perdre des forces; mais, 
les choses bien considérées, nous ne pensons pas qu’en cette occa- 
sion il y ait vraiment 4 se plaindre. Et quand nous aurons ajouté 
aux considérations diverses qui précédent l’énorme mouvement de 
capitaux, l’extension de crédit 4 laquelle Pémigration donne lieu, la 
prospérité des villes hanséatiques qui, pour une partie nolable, en 
dépend ; ’augmentation sensible du matériel et du personnel de la 
marine de commerce, ce qui conduit directement a accroitre les for- 
ces navales de I'Etat, nous aurons complété un ensemble de raisons 
qui, suivant nous, doivent porter plutét les hommes pratiques de 
lAllemagne a se féliciter de l’émigration qu’a en calculer tristement 
les quelques désavantages. Enfin, nous n’ajouterons plus qu’ur mat: 
en1867, la population totale de l’Allemagne était de 40,106,954 Ames, 
suivant les documents officiels; la continuité croissante de l’émigra- 
tion n’empéchait pas qu’au 1% décembre 1871, cette méme popula- 
lion élait montée 4 44,058,139, accusant ainsi une augmentation 
quand méme de 951,185 habitants, soit 4 million, ce qui s’cxplique 
a merveille dans un pays o le rapport des naissances aux décés 
sétablit ainsi : pour les premiéres, 1 sur 24 habitants; pour les se- 
condes, 4 sur 34. | 

Donc il est d'évidence, non-seulement morale, mais matérielle, 
que l'émigration ne dépeuple pas |’Allemagne. 


Lesentiment le plus commun sur l’importance de l’émigration eu- 
ropéenne est, parmi les Américains des deux parties du continent, 
quon ne saurait la porter 4 moins de un million d'4mes par an; en- 
core faut-il ajouter, disent-ils, que ce chiffre s’accroi{. On ne saurait 
_ accorder une confiance absolue a cette appréciation , et nous som- 








‘ 


38 L'EMIGRATION EUROPEENNE 


mes porté & la croire exagérée. Elle s'est formée, sembie-t-il, en 
présence de certaines affluences extraordinaires qui ont eu jieu dans 
les temps, par exemple, ou les Irlandais se portaient en masse vers 
le nouveau monde; mais des débordements si anormaux ne se re- 
produisent pas 4 perpétuilé. Cependant, puisque le chiffre d’un mil- 
lion est accepté généralement comme réel au dela de ]’Atlantique, 
on peut, sous toutes réserves, l’admeitre, et il en résulterait, pour 
peu qu il restat stationnaire ou encore que les augmentations acci- 
dentulles fussent coinpensées par les années peu productives, que 
l'Europe perdrait cent millions d’habitants par siécle. Les pays qui 
concourent & celle perte étant représentés par une population ac- 
tuelle de 240 millions @ peu prés, et le chiffre des décés pouvant 
étre considéré comme compensant & peu prés celui des naissances, 
il se formerait des vides nombreux, et, par suile, quelque chose qui 
pourrail s’appeler dépopulation en Allemagne, en France, en Italie, 
en Suisse, ici plus tét, la plus tard, ici plus complétement, 1a d'une 
fagon moins radicale ; mais, en somme, dépopulation partout dans 
un temps donné. Regardons les choses de plus prés encore : sans in- 
sister oulre mesure sur le chiffre plus ou moins exact d’un million 
d’émicrants par année, considérons s'il est probable que, dans son 
ensemble, le mouvement se ralentira; cela n’est pas a croire. Dans 
les derniéres années, le transfert des passagers en Amérique ne se 
faisait pas sans difficultés nolables, et surtout des abus effroyables 
se commettaient. Derniérement l'emploi des navires a vapeur ou au 
moins des baliments mixtes, pour ce genre d’opérations , avait mis 
fin & bien des horreurs. On ne voyait plus, comme jadis, c’est-a-dire 
dans le premier quart de ce siécle, les émigrants assimilés a des 
négres de traile par les armateurs, par les capilaines, et entassés 
dans les entre-ponts des navires ou il leur étail défendu de bouger, 
ol. ils ne pouvaient respirer et ot on leur marchandait l'eau. Ces 
cruaulés ont disparu 4 peu prés. Cependant il n’y a pas longtemps, 
non plus, que les entrepreneurs de convois s’arrangeaient de ma- 
niére 4 rationner leurs malheureux passagers, et beaucoup mou- 
raient en roule. A l’arrivée, des spéculateurs non moins rapaces 
les attendaient; on les ranconnait, on les dépouillait, et cependant 
ces exemples si multipliés, que tous les journaux en relentissaient, 
n’ont jamais arrété personne. Désormais les agences d’émigration, 
surveillées par les gouvernements, soumises 4 des lois et des pres- 
criptions spéciales, ne peuvent se livrer & ces honteuses pratiques. 
Dans plusicurs pays, en Suéde, par exemple, on a établi des asso- 
ciations de personnes décidées 4 s'expatrier, qui, elles-mémes, 
font office d’agents, chacun partant & son tour. Jl ne faudrait, pas 
toutefois, s’imaginer qu’il ne se commet plus rien de répréhensible 


DANS LES DEUX ANERIQUES. 230 


dans cet ordre d'affaires. Des spéculations révoltantes se poursuivent 
encore sous les yeux de I'administration impuissante, sans doute, a 
y porter reméde; le détail est vrai, rebutant, et il faut se borner a 
a n’en citer qu'une : c’est le recrulement de jeunes filles qui a lieu 
principalement dans la contrée rhénane et dont Hambourg est le 
principal entrepét. Ces malheureuses sont dirigées, pour la majeure 
partie, sur la Californie et les pays miniers. On les love, ou plutét 
on les vend & des entrepreneuses qui, par troupes de quinze a vingt, 
les ménent parcourir les régions les plus désertes du Far-West au- 
rifére. De profession avouée ce sont des danseuses. Elles font la for- 
tune des auberges ou elles attirent les aventuriers et ou elles les re- 
liennent jusqu’é ce qu’elles les aient dépouillés de leurs derniéres 
pépites. Les excés, les débauches, les scénes de violences et de meur- 
tres dont la présence de ces femmes est l’occasion ont été décrites 
par le journalisme allemand 4 plusieurs reprises. L’exportation des 
coulies chinois, cependant bien horrible encore, n’a rien de plus 
révoltant. 

fl ne faut pas se le dissimuler, d’ailleurs, Amérique, quoi qu’en 
puissent dire les admirateurs enthousiastes qui se sont voués 4 son 
culte, n’est pas, absolument parlant, le temple de la vertu et du 
bonheur. L’énergie, la fermeté, le courage sous toutes les formes et 
dans toutes les mesures s’y rencontrent assurément en constante ac- 
tion, et, du commencement de l'année a la fin, on y produit des choses 
effectives ; mais c est au prix de bien des efforts et de beaucoup de 
rapacité, de férocilé, de vilenie. La corruption des caractéres et des 
meeurs est aussi intense dans cette cuve en fermentation qu’elle le 
peut étre partout ailleurs ; qu’on en soit bien assuré, cetle opulence 
de perversilé, de cette perversilésénile précisément que les louan- 
geurs des Etats-Unis en particulier ont !habilude de reprocher aux 
capitales de l’'ancien monde, s’étale arrogamment dans les retraites 
les plus écartées, dans les camps les plus obscurs de la Nevada et de 
Oregon. Cest tout 4 fait & bon droit que l’on a inventé, 4 New- 
York, cet adage : Quand un Américain s’est bien conduit sur cette 
terre, Dieu Venvote a Paris. 

Néanmoins, somme toute, les émigrants risquent chaque jour de 
moins en moins de se heurter & la ruine. Ils arrivent hbres, ils res- 
lent libres; leur destinée est généralement dans leurs mains, s‘ils 
veulent travailler; s’ils sont industrieux, s'ils sont intelligents, il est 
manifeste que les bonnes chances passent de leur cété. Dans leur 
lutte contre la fortune, ils doivent finir par dompter lange et toutes 
les nouvelles qu’ils donneront d’eux-mémes, de leur situation et des 
promesses de l'avenir 4 leur endroit devenant chaque jour plus ras- 
surantes, plus attirantes, il semble manifeste que leurs déclarations 


940 L’EMIGRATION EUROPEENNE 


atlireront un surcroit d’émules 4 leurs cétés. Ces correspondances 
d’émigrés et linfluence qu’elles exercent nous semblent, comme 
nous l’avons déja dit et répété, constituer la cause principale de 
l’émigration. Plus ce mode d’encouragement s'étendra, plus on s’ex- 
patriera, et la sphére du mouvement gagnera de proche en proche, 
de sorte qu’aucun pays de | Europe ne saurait y échapper. 

Dans la série de tableaux que nous venons de tracer, trois pays 
européens fournissent surtout des citoyens nouveaux a |’Amérique : 
I'Italie, |'Angleterre, Allemagne. Incontestablement celle derniére 
contrée doit étre placée en premiére ligne quant a ce qui concerne 
lélévation du chiffre auquel afteignent ses émigrants; mais il im- 
porte de prendre de garde que sa supériorité actuelle ne s’exerce pas 
de cette seule maniére. 

L’Allemagne produit moins que tous les autres pays de ces déclas- 
sés, qui ne quillent leur résidence native que pour changer de place, 
se soustraire 4 la responsabilité de leurs actes ou chercher de eau 
{rouble afin d’y pécher n’importe quoi. Les Italiens ont leurs musi- 
cicns crrants et leurs chevaliers de toutes les industries ; les Irlan- 
dais fournissent une cohorte assez formidable de ces braves garcons 
a longues jambes, 4 grandes dents, qui n’ont pour unique profession 
qu’un vaste appétit et un couteau dans la poche; les Allemands ou- 
vriers hors de chez eux font peu de ces picaros. Voici, en gros, 
comment se parlage la somme de leur émigralion : des gens de peine, 
ne possédant d’autre ressource que leur bras, et qui vont en Atnéri- 
que en essayer un placement lucralif; c'est, naturellement, le grand 
nombre. Ces gens se prétent 4 tous les emplois, ne refusent aucun 
labeur contre rémunération, et lorsque quelques éeonomies leur 
permettent de s‘élever d’un degré sur l’échelle sociale, ils entre- 
prennent un petit commerce. Les hommes de cette catégorie appar- 
tiennent 4 un corps d’élat, tailleurs, botliers, menuisiers ou boulan- 
gers sont a peu prés certains de résultats avantageux, et parviennent 
méme souvent 4 une richesse comparative. L’autre catégorie, non 
moins importante que la premiére, quant au chiffre, se compose 
d’agriculteurs; ce sont de beaucoup les plus appréciés des émigrants 
dans tous les Etats du nouveau monde, et on fait ce qu'on peut pour 
les attirer. Ces gens restent ordinairement serrés les uns contre les 
aulres, se meélant peu aux nationalités différentes, travaillant par 
leurs procédés propres, et heureux de la plus grande mesure d'isole- 
ment possible. Ils conservent l’usage de leur langue, et, en somme, 
demeurent extérieurement comme intérieurement des Allemands 
dans tout le sens du mot. Celte observation ne s’appliquerait pas 4 
la classe précédente et elle serait également inexacle 4 propos des 
Italiens, des Francais, des Belges, des Suisses. Tous ces peuples 


DANS LES DEUX AMERIQUES. 241 


perdent leur langue a Ja premiére génération; l’émigrant lui-méme, 
au bout de peu d’années de séjour dans un pays d’Amérique, ena 
pris, en grande partie, les habitudes; tandis que l'agriculteur alle- 
mand continue absolument a étre ce qu'il était 4 son arrivée. La 
troisiéme classe, la classe supérieure, celle qui est la plus restreinte, 
se compose de négociants, de commis de commerce, de médecins 
el d’artistes, particuliérement de maitres de musique et de chant. 
Ce n’est pas sans un certain étonnement qu’on voit les premicrs oc- 
cuper de jour en jour un rang plus considérable cans les villes de 
ITnion, et, fait plus saillant encore, remplacer les Frangais, les An- 
glais, les Américains eux-mémes sur les autres places des deux con- 
tinents américains. A la Plata méme, & Montevideo ou les Italiens, 
et principalement les Génois, ces fils ainés du mégoce sont cependant 
établis sur un pied si solide, ce sont les maisons allemandes qui 
tiennent le haut du pavé; elles ont absorbé graduellement les mai- 
sons anglaises. A Rio-de-Janeiro, la tendance est la méme. On en dit 
autant du Mexique. Si l’on réfléchit qu’avant la guerre de 1870 les 
Allemands, chez nous-mémes, dans la plupart de nos ports, dans 
nos centres industriels, jouaient un rdle déja considérable et qui allait 
encore s agrandissant ; si, de plus, on se rend compte que les rela- 
lionsdu Japon avec l'Europe viennent a se concentrer de plus en 
plus dans des mains germaniques, on trouvera ulile, sans doute, de 
se rendre un compte quelconque d'un phénoméne social si particu- 
lier. Les qualités d'assiduité et de patience du commis allemand 
sont, probablement, pour beaucoup dans ce succés; le développe- 
ment intellectuel y est pour davantage. Cet homme, avant de quiller 
son pays, y a‘recu une éducation dirigée vers le but qu'il se propo- 
sait d’atteindre ; nous avons eu occasion de nous entrelenir avec un 
certain nombre de personnes de cetle calégorie : toules possédaient 
des connaissances géographiques exacles et détaillées sur les pays 
quelles habitaient ; toutes elles en avaient appris la langue, elles 
en pouvaient dénommer les produits sous les rapports les plus di- 
vers, on leur en avait fait toucher le fort et le faible. C’est 14 assu- 
ment un élément considérable de succés, et il n'est pas extraordi- 
naire que cette application, judicieusement faile, de la science aux 
faits positifs de la vie du commercant et du spéculateur, mettle ceux 
qui en possédent les éléments dans la situation la plus favorable 
pour tenir téte a leurs rivaux. Jusqu’é présent les Anglais, les Amé- 
ricais, pas plus que nous, ne semblent s’étre préoccupés de cette . 
vérilé. ll est vraisemblable que s’ils veulent, que si nous voulons, nous 
aussi, considérer que la nature méme des choses, dans un siécle de 
concurrence illimitée, impose 4 chacun l’obligation de s’armer de 
son mieux pour réussir, nous trouverons et ils trouveront aussi 


242 LEMIGRATION EUROPEENNE DANS LES DEUX AMERIQUES. 


quelque jour le moyen de faire pencher de nouveau la balance de 
l'autre cété. 

Quoi qu’il en doive advenir, la situation actuelle de )' émigration 
européenne dans les deux Amériques est telle que nous venons d’en 
tracer le tableau. Nous ne pensons pas que, pour le moment du 
moins, elle expose l’'ancien monde & aucun péril. Toulefois, il ne 
faudrail pas non plus se dissimuler que des circonstances encore in- 
connues pourraient élargir le cours du fleuve, augmenter le volume 
de ses eaux et, précipitant son cours, emporter vers les plages occi- 
dentales plus de monde qu'il ne nous conviendrait. Si des guerres 
considérables devaient se renouveler, si ]'état des sociélés devait 
fatiguer outre mesure, décourager, écceurer les générations, des rou- 
tes sont toutes tracées pour sortir de peine, il ne faut pas l’oublier; 
et qui sait dans quelles proportions, jusqu’a présent inusitées, pour- 
raient s’opérer les déplacements? Encore une fois, rien actuelle 
ment n’oblige a craindre de pareilles éventualités, et les chiffres cilés 
plus haut ne les annoncent pas; mais il est un fait supérieur et di- 
gne de ne pas étre mis en oubli. Par une loi générale, les multitudes 
humaines se sont constamment étendues sur le globe assigné 4 leur 
existence, en marchant de l’est 4 l’ouest, et avec elles les civilisa- 
tions gravilent dans ce sens. Quelques tourbillonnements partiels 
ont pu se produire dans la longue durée de l’histoire ; ils n'ont pas 
prévalu contre le principe essentiel et leur signification reste mi- 
nime. Si les Américains prétendent que cette loi s’exécute aujour- 
d’hui en leur faveur, on peut, on doit leur répondre que les don- 
nées présentes ne le démontrent pas; s’ils affirment qu’elles leur 
deviendront un jour, bientét, plus favorables, c’est matiére 4 discus- 
sion, question de sentiment, et chacun, la-dessus, est en droit de 
garder son avis; ce qui reste indéniable, c’est que la Perse a suc- 
cédé 4 I'Inde, la Gréce macédonienne & la Perse, Rome a la Gréce, 
I’Europe moderne au monde ancien; enfin, que, de nos jours, la 
vie semble se cristalliser chez nous, tandis que sur la double 
voie des deux océans elle bouillonne.' 

Comte sz Gosmeau. 





THERMIDOR 


MARIE-THERESE ET DAME ROSE 


PREMIERE PARTIE 


LES JACOBINS DE LA BANLIEUE 


XI 


MARIE-THERESE 


Le ciel était d’une purefé parfaite, quelques nuages diaphanes ter- 
hissaient seuls l’azur et gagnaient paresseusement l’horizon septen- 
trional. Le vent orageux qui devait régner si violemment dés le jour 
suivant, paraissail vouloir rester dans les hauteurs, occupé 4 pour- 
suivre mollement ces derniéres brumes. Mais la chaleur était déja 
grande, et quoique la matinée fat encore peu avancée, le soleil em- 
brasait les champs et les bois de ses plus vives ardeurs. Les con- 
trastes d’obscurité et de lumiére étaient tranchés comme ils le 
sont en plein midi, les lignes d’ombre se découpaient et se profilaient 
avec une nettefé qu’elles ne présentent guére que dans les climats 
de Orient. Les arétes de tous les objets étaient vives, les effets de 
lumiéres puissants et le noir des recoins of le soleil n’atteignait pas 
élait aussi opaque que l’auréole jetée sur les ubjets éclairés était 
lumineuse et resplendissante. 

La rue des Princes, étroite, encaissée, irréguliére, en pente roide, 


' Voir le Correspondant des 25 septembre et 10 octobre 18732. 





244 THERMIDOR, 


présentait ces contrastes avec une rigueur de ligne et une ardeur 
de couleur admirable pour un ceil d’artisle, mais saisissante méme 
pour cette masse grossi¢re qui entourait le maitre Jacobin. Il faliait 
seulement qu'un objet nouveau, brillant, inattendu, vint se placer 
dans ce cadre-si vivement composé d'éclat fulgurant et d’obscurilé 
profonde et en révélat 4 la foule toute l’originalité. 

A lune des roides sinuosités de la rue, l'ombre opaque de la voie 
étroile étdit brusquement coupée par un flot de puissante lumicre 
ouvrant une large bréche a travers l’ouverture créée par la jonction 
d'une ruelle latérale. C’est 1a que venait d’apparaitre une forme 
svelte et blanche. 

Cetle forme, qui rappelait vaguement 4 ces lourdes imaginations 
les fées légendaires, les vierges idéales, tous les ¢tres diaphanes 
dont les jours de leur enfance avaient élé bercés, traversa ce ruis- 
seau de lumiére splendide qui élait comme encaissé entre deux rives 
sombres, et le fantéme angélique disparut dans l’obscurité. On edt pu 
croire que l'on avait vu, dans un réve, une apparition adorable et 
charmante, l‘ombre de quelqu’une de ces jeunes filles que le couteau 
républicain retranchait chaque jour du nombre des vivants, Mais, 
une seconde fois, le spectre ravissant apparut dans un rayon de 
soleil qui se précipilait dans la rue par une porte de jardin en- 
tr’ouverte. Ce fut comme un éclair. 

Puis la rue s’élargit, les maisons semblérent moins scrrées |'une 
contre l’autre, le soleil’régna en mattre et le fantéme, la fée, l'ange 
apparut dans sa forme précise, plus charmante encore que tous les 
réves quelle avait suggérés a l’imagination. 

Sveite, légére et animée d’une joie intérieure qui faisait rayonner 
son visage et donnait 4 sa démarche comme un ressort divin, elle 
accourait vers celte foule ignoble qu’elle semble illuminer et trans- 
former par un reflet céleste. 

— Voila la citoyenne Lugniéres, ellen’a pas attendu une seconde 
invitation pour venir, et elle n’a méme pas voulu écouter Pierre- 
Jacques Bry qui voulait la détourner d’obéir 4 la loi, cria le secré- 
taire-greffier. 

Marie-Thérése s’était arrétée un instant, en arrivant, 4 quelques 
pas du groupe. Et ainsi, dans le nuage d'or qui l’entourail comme 
d’une tunique idéale, hésitant un moment, a l'aspect de cette foule 
nombreuse et hostile qu'elle semblait aperccvoir pour la premiére 
fois, oscillant dans sa course brusquement arréltée par un léger 
émoi, agitant doucement la téle et les épaules comme un jeune arbre 
flexible dont le vent fait branler le sommet, elle était si belle que le 
murmure d'étonnement sc changea en cris contenus d’admiration. 

Elle était vétue d’une robe en fourreau, en toile de coton blanc 





THERMIDOR. 245 


garnie de mousseline; un ample fichu de gaze couvrait Ie cou, le 
sein et venait se nouer par derriére, an-dessus d’un ruban de soie 
blanche qui serrait légérement la taille. Les manches de la robe 
sarrélaient au-dessus du coude, et l’avant-bras, ainsi que Ja paume 
de la main, étaient protégés par des manches mobiles, en basin 
blanc. De dessous un large chapeau de paille tombaient une masse 
de cheveux noirs descendant en boucles fermes et épaisses jusque 
sur J'épaule. | 

Marie-Thérése était de moyenne stature, mais sa taille était si élan- 
cée, tous ses mouvements si vifs, si aisés, son port si svelte, sa dé- 
marche si légére et si onduleuse, qu'elle semblait grande. Son col 
un peu long, aux gracieuses courbures, soutenait une téte fine, aux 
joues rondelettes, et qui, avec les couleurs rosées que la course ayait 
données & son teint d’un blanc mat, eut paru trop mignonne, sans 
les fermes contours de ses lévres. Il y avait aussi, dans ses grands 
etadmirables yeux noirs ombragés de longs cils, une expression de 
gravité réfléchie qui relevait la douceur genlille de l'ensemble des 
trails. Le chapeau cachait son petit front merveilleusement modelé, 
el surtout ces sourcils si longs, si déliés, si réguliérement arrondis 
— la scule chose dont la jeune fille, aux temps plus heureux des 
naives confidences, edt avoué qu elle était ficre. — Mais c’était surtout 
par ensemble de son étre, par un attrait mystérieux et ravissant qui 
sortait de tout elle-méme comme le parfum de son Ame, que la jeune 
fille était enchanteresse. 

— Ma chére, chére Marie-Thérése, s’écria Adéle de Brion en se 
précipitant vers elle, j'espére qu’on ne m’accusera pas de conspirer 
la perte de la Convention si je t'embrasse. 

— Chut, dit vivement et 4 voix basse Marie-Thérése, c’est pour ce 
soir, mon mariage, tu sais. Et il faut que je ne fache en rien ces 
gens-ci, de peur qu'ils ne m’emprisonnent. Aussi, comme je suis 
accourue docilement ! 

Elle s'avanca vivement, puis hésita entre Pourvoyeur et Testard, 
quelle regardait l’un aprés l’autre, en se demandant qucl était le 
plus puissant et celui a qui elle devait surtout parler. Il lui parut que 
Pourvoycur, étant le‘plus laid, le plus repoussant, le plus farouche, 
devait vraisemblablement étre le plus important dans ce nouveau 
monde révolutionnaire. 

— Monsieur, dit-elle, — et je vous demande pardon si je ne vous 
donne pas le nom qui vous appartient ou vous convient, — on m’avail 
assuré que je ne devais pas sorlir aujourd’hui, mais aussitét qu’on 
mest venu donner l’ordre contraire, je me suis halée de me rendre 
ou la loi m’appelle. 

— Cest trés-bien, jeune et aimable citoyenne, répondit Pour- 





246 THERMIDOR. 


voyeur d'une voix dont le ton bienveillant surprit l’assemblée. Le 
grand Maximilien, dont l’dme est généreuse, n’a pas décrété l'exter- 
mination absolue des arislocrates qui sauraient comprendre, aimer 
et respecter la république et les républicains. Moi-méme, instruit 
par ce grand homme, comme dit l’hymne auguste que chantait mon 
fils tout 4 I'heure, je voulais user de générosilé a ton égard. Je pen- 
sais qu’avec de si faibles bras, tu ne fergis pas grand’ besogne. \J'a- 
vais donc voulu t’épargner, par une chaleur pareille, la fatigue in- 
ulile de travailler dans les champs; mais le ciloyen maire a cru que 
Je salut de la palrie exigeait que tu ailles couper aujourd’hui des fou- 
éres. 

: — Ah! monsieur le maire, dit Marte-Thérése en se tournant vers 
Testard, je ne vous en veux pas. Je sais qu'il faut obéir a Ja loi, et 
je ne veux pas surcharger quelqu’un de ma besogne. 

— D‘ailleurs, dit Paul Pourvoyeur, qui avait quitté la fenéire a 
l'aspect de la jeune fille et qui était sorti de la maison, il y a moyen 
d’arranger tout : j'iral travailler 4 votre place, mademoiselle, vous 
rentrerez chez vous, et je vous demanderai, pour tout remerciment, 
de vouloir bien penser qu’on me passera sur le corps avant de vous 
atteindre. 

— Je vous remercie bien, monsieur; mais je ne suis pas si impo- 
tente. Et d’ailleurs, demanda-t-elle avec une légére angoisse, est-ce 
que je cours donc un grand danger, pour que vous vouliez me venir 
en aide? Ah! grand Dieu! protégez-moi, conclut-elle en palissant, 
en poussant un cri déchirant, et en montrant de son bras raidement 
tendu un nouveau personnage qui s’avancait. 

Il venait de derriére |’église, maintenant Maison commune, vers 
laquelle s'avangait, pour signer au registre, le petit groupe des no- 
bles persécutés. Ils tressaillirent en voyant le personnage, et se dé- 
tournérent en signe de mépris quand il passa prés d’eux. 

— Voila Vingt-et-un-Janvier, homme qui est a la fois Judas et 
Cain, dit & sa soeur la vaillante Adéle de Brion. Je serais heureuse de 
mourir en crachant au visage de ce trailre. 

Mais le personnage ne parut rien voir, rien entendre. Il se dirigea 
vers Marie-Thérése, qui le regardait venir avec |’effroi de l'oiseau 
sous l’aile du milan. Il s’approcha d’elle, et, s’inclinant d'un geste 
noble et courtois qui tranchait avec la rusticité de tout cet entourage, 
il dit & voix basse : . 

— Mademoiselle, vous oubliez que je vous ai déja sauvée une fois, 
4 La Force. Avec une grande ingratitude et une grande imprudence, 
vous m’avez quitté. Peu d’heures aprés, 4 Vhdtel de Toulouse, vous 
éliez de nouveau en danger de mort. Ne fuyez pas les hommes sur 
la renommée que leur fait la foule imbécile... N’avez-vous pas; 


THERMIDOR. 247 


continua-t-il en lui jetant un regard inquisiteur, tel de vos amis 
calomnié et poursuivi, lui aussi, par la multitude? 

Marie-Thérése tressaillit. Un demi-sourire de triomphe erra sur 
les lévres de Vingt-et-un-Janvier. 

— Eh bien, conclut-il a tout hasard, e’est celui-la méme qui m’en- 
Yoie pour vous protéger ; car votre vie ici est en danger... Altendez- 
moi ! 

Avant que la jeune fille edt pu lui répondre, il la quitta, s’avanca 
vivement vers Pourvoyeur l'ainé, et le poussant par |’épaule, il le 
mena hors de la foule jusqu’é la muraille de sa maison, contre 
laquelle, de son cété, Paul vint s'appuyer tout réveur. 


XII 


COMMENT VINGT-ET-UN-JANVIER ENLEVA MARIE-THERESE 


— Ah! rustaud, dit Vingt-et-un-Janvier au président, tu as voulu 
me {romper! Un coquin comme toi, avec ta téle de mangeur de bou- 
dins et ton esprit de filou moutonnier qui n'est jamais sorti des 
égouts de Paris, vouloir lutter avec un brave grivois qui a battu la 
Calabre! Tu mériterais que je couvre ton immonde joue d’une pluie 
de giroflées & cinq feuilles! Mais tu t’es préparé plus de chicotin 
que de sucre, et je vais me venger horriblement. D’abord, tu ne 
sauras pas la mission que Robespierre m’a donnée pour toi; et 
comme il faut, sous peine de faire échouer toute l’entreprise, qu'elle 
soit remplie d’ici 4a une heure, Maximilien ne te pardonnera jamais 
de lui avoir fait manquer une conspiration si bien ourdie, et d’ou 
tu devais, du reste, retirer si grand bénéfice, puisque j'ai entendu 
dire que l'on devait commencer par te nommer maire de Paris. 

Pourvoyeur sentit l’angoisse qui commengait a lui mordre le coeur; 
mais il ne se rendit pas encore. 

— Tu as, continua l’aventurier, tu le sais, vilain sige: bien des 
ennemis auprés de Maximilien. Tout ce qui est 14 un peu propre et 
décent se sent, d’instinct, plein de mépris pour un sacripan sans foi 
comme toi. Les Duplay te méprisent; les dévotes de Robespierre, et 
la Chalabre, leur abbesse, en téte, tc méprisent; tu dégoutes l’amie 
de Maximilien, la Marianne Duplay; son frére, le fou et le gardien 
de celui-ci, Fidéle Bailli, ne peuvent te voir passer sans cracher de 
dégout. Moi seul je te soutensis, par amour de Ja coquinerie. Dis, 
Veux-lu m/aider 4 enlever cette jeune fille? 





248 THERMIDOR. 


— Ecoute-moi, capilaine. Demain, je te Ja porterai moi-méme 
dans ta chambre; aujourd hui c’est impossible. Je ne veux rien te 
cacher. Voici pourquoi. Je suis sur la trace d'une conspiration de la 
plus grande importance. J’en dois saisir les fils a l'aide de celte 
jeune fille. Je crois qu’elle doit se marier ce soir. Je suis arrivé, a 
force de génie, 4 deviner que celui qui doit I’épouser est un chef 
royaliste, peut-étre le fameux Batz lui-méme, le chef insaisissable de 
la faction de |’Ktranger et le porteur de ces papiers, lu sais, que Ro- 
bespierre payerait au prix de son sang et du ndtre. 

— Et c’est pour des imaginations plus ou moins vagues que tu 
sacrifies un ordre clair? Va, tu ne seras jamais bon qu’a étre un 
huissier!... A quoi te sert donc la terreur et la révolulion, pauvre 
niais, si tu ne peux empécher que le bruit de cet enlévement se 
répande avant demain? Mais qu’importe. Je te dis ceci : j’aurai cette 
fille malgré toi. Je vais commencer par dire & Maximilien que tu as 
mieux aimé satisfaire tes ignobles passions que d'obéir 4 son ordre. 
Maximilien est défiant; il exige de ses serviteurs une docilité d’es- 
clave. Tu sais quel empire j’ai sur lui; i] me croira. D’ailleurs, en 
ce moment, je suis plus que son bras droit : je suis ses deux bras. 
Tu es perdu avant ce soir méme. Adieu ta souriciére. 

Pourvoyeur serra les poings, grinca des dents. Il n’y avait rien a 
répondre aux arguments, ou plutét aux menaces du capitaine. Tout 
ce qu'il disait 1a élait vrai ou vraisemblable. Tout d'un coup la face 
du jacobin se délendit : pourquoi ne tromperait-il pas ce scélérat 
qui abusait ainsi de la situation, et ne ferait-il pas une promesse 
qu’il reprendrait aussitét qu'il connaitrait la commission dont Maxi- 
milien avait chargé pour lui Vingt-et-un-Janvier. 

— Eh bien, dit-il d'un air maussade, si tu veux me promettre de 
ramener cet appat avant la nuit close, je vais t’aider & l’'emporter. Je 
le jure. 

— Et sur quoi? Il me faut un gage. 

— Snr ma téte. 

— Ce n'est pas riche. Mais tu n’as rien de mieux, faquin. Baisse- 
toi, écoute. Il y a ict un Anglais. Maximilien dit que tu le connais. 
Cet Anglais peut étre dangereux, ou du moins peut le devenir. Maxi- 
milien, qui aime a éloigner le péril plulét qu’a l'affronter, et qui ne 
veut s'avancer dans l’entreprise commencée qu’'avec toutes chances 
de succés, ne veut pas laisser & cet Anglais des lettres qui pour- 
raient fournir 4 ses adversaires des Comités des arguments terribles 
et victorieux. ll faut donc (tu écoutes, plat-pied?) que cet étranger 
soit adroitement assommé (mais non tué) hors de chez lui. Pendant 
qu’il se remettra, tu enverras dans sa demeure faire une perquisilion 
ct tu feras saisir tous les papiers, que tu enverras chez Duplay. Dirige 


THERMIDOR. 249 


tout, sans paraitre, afin qu’on ne puisse accuser Robespierre, qu’on 


sait étre ton mattre. Tu as compris? 

— Qui, dit Pourvoyeur en réfléchissant. 

— Et tu consens a m‘aider & enlever immédiatement cette fil- 
lette? 

— Mais moi je m’y oppose, cria Paul Pourvoyeur en bondissant 
et en sautant a la gorge du capitaine, moi, Paul Pourvoyeur ! 

— Misérable enfant! s’écria le pére; imbécile qui viens te mettre 
4 la traverse de tous mes projets et me désarmer au moment 0 j’al- 
lais... 

— Reprendre ta promesse, triste dréle!... Je le supposais, dit le 
vigoureux soldat, qui n’avait pas eu de peine a repousser l'enfant et 
4 le jeter dans la poussiére. Eh bien, soit. Tu as juré sur ta téte. Je 
prends celle de ton fils! 

Et tirant son pistolet, 1] ajusta le jeune homme. 

— Arréte! cria le pére, qui devint pale. Je le sauverai 4 tout prix. 
Attends une seconde, par pitié! Tu vas voir. 

Et élevant sa voix, qui tremblait, et sans quitter de l'ceil le pisto- 
let qui menagait cette chére téte, il s’écria : 

— Citoyens, je jure par le bonnet sacré de la liberté et sur le nom 
méme du vertueux Maximilien Robespierre, que ce que ce citoyen 
va exécuter, c’est par l’ordre exprés du Comité de Salut public. Mal- 
hear & celui qui s’y opposerait! conclut-il en voyant toujours ce 
terrible pistolet braqué sur le jeune homme, qui se relevait len- 
tement. En agissant ainsi il se ferait mettre hors la loi. 

Chacun de ceux qui arrivaient au secours de Pourvoyeur recula 
avec effroi. 

— Cela suffit, dit ironiquement Vingt-et-un-Janvier. Mais re- 
tiens ce chien qui parait vouloir encore, @ son dam, se jeter dans 
mes jambes. Je suis généreux. Ttens, voila un papier qui servira a te 
garantir de tout. C’est un blanc-seing que Maximilien m’a remis 
pour toi. Il est signé par tout le Comité de Salut public et contre- 
signé Robespierre; afin qu’il soit toujours valable; car les autres 
sigaatures ne vaudront bientdt plus rien. 

I] s’avanga alors vers Marie-Thérése qui, perdue dans son angoisse, 
ne voyant ni un aide, ni un conseil, ni un lieu de refuge, et frappée, 
du reste, par les paroles que I’ équivoque personnage lui avait dites, 
élait restée le regard fixé sur le groupe ou il lui semblait que se dé- 
cidait sa destinée. 

Vingt-et-un-Janvier lanca dans la direction du bas de la montagne 
un sifflement long et aigu; puis se baissant vers la jeune fille : 

— Mademoiselle, dit-il, j’élais bien renseigné, et vous étiez ici en 
danger. Celui qui devait venir ce soir (il prononca ces mots lente- 

2 Ocrosaz 1872. 47 














250 THERMIDOR. 


ment et en fixant son regard dans les yeux de la jeune fille, qui de- 
vint toule rouge) votre fiancé, en un mot, — vous voyez que j'ai le 
mot du guet — m’a envoyé pour vous retirer de ce danger. Vous savez 
qu'il ne peut se montrer avant ce soir, et il a pensé que vous auriez 
confiance en moi, qui déja vous ai sauvée dés le début des massacres 
de septembre. De nouveaux massacres vont commencer, mais celte 
fois, non plus des nobles dans les prisons, mais des nobles dans les 
champs ow on les a parqués. 

— Cela, c’est vraisemblable, dit Adéle de Brion, qui élait revenue 
en toute hate de la Maison commune, ou elle était allée signer sur 
le registre, et qui, avec son audace habituelle, s'était approchée de 
son amie et de cet homme que I’on paraissait redouter. Mais tou- 
tefois vous n’enléverez pas mon amie sans son consentement, je vous 
Yaffirme. 

— Et méme avec son consentement vous ne l'enléverez pas, dit 
Testard qui, aprés un instant d’hésitation, s'avanca. 

Marie-Thérése était restée muette et indécise. 

— Vraiment! dit railleusement le capitaine. Et qui es-tu, pour t’y 
opposer, toi, petit homme aux yeux de porc? - 

— Je suis le maire de celte commune, insolent, et je réponds de 
cetle ci-devant qui est internée ici avec une lettre de passe, confor- 
mément a la loi de germinal, sous ma responsabilité et mon autorité. 

— Eh bien! maire de cette commune, apprends que ta responsa- 
bilité cesse 14 of ton autorité disparait. Tu as entendu ce que ta 
débité ton compére Pourvoyeur : Ordre du Comité de Salut public, et 
n’oublie pas qu’on se met hors la loi en y résistant. 

— Mais, répliqua Testard, qui enrageait et baissa pourtant le ton, 
n’est-ce pas aux gendarmes, aux agents habituels, aux porteurs 
d’ordres, que les missions des Comités sont et doivent étre confiées? 

— Crois-tu? Je veux bien porter au Comité l’expression de ton 
blame. Le Comité chargera Fouquier-Tinville de t’expliquer ses rai- 
sons, maire de cette commune... Mais, continua le personnage en 
regardant avec quelque inquiétude du cété du bas de la montagne, 
il faut que tu sois plus ingénu qu'il ne convient 4 un magistrat de 
hameau, pour croire que Héron, agent général du Comité de Sa- 
lut public, je le veux bien, ou bien |’un des chefs de chacune de 
ses bandes, Coulongeon, Lesueur, Quéneau, Toutin, Rigogne, Bois- 
Marat, ou quelqu’un des soldats de ces chefs, pourra exécuter un 
ordre du Comité, et que moi je ne le pourrai pas? 

— Qui es-tu? dis-le donc. 

— Je suis le capitaine Vingt-et-un-Janvier, et si tu veux en savoir 
davantage, demain le président Dumas pourra te chanter mes 
louanges au Tribunal réyolutionnaire. 











THERMIDOR. 254 


Testard recula, tandis que les plus audacieux du bourg, Agricola, 
Jacques Bry, le petit Liévin de Mimont, l'enfant Aristocrate qui ve- 
nail de rentrer dans la foule, Sempronius Boudin, et l’Anglais lui- 
méme, se rapprochaient pour mieux voir cet homme, célébre dans 
les fastes révolutionnaires. 

En ce moment, le cheval du capitaine accourut en bondissant. Le 
front de l'homme se rasséréna. C’est 4 peine s’il remarqua que les 
rénes élaient cassées, comme si la bonne béte, aprés avoir été saisie 
etliée, avait da faire des efforts vigoureux pour se dégager. 

—Tu as bien tardé, César, dit le capitaine en se mettant légére- 
ment en selle. 

Puis, se baissant, i] saisit Marie-Thérése sous les bras et Ja leva 
jusque sur le pommeau de la selle. 

En se sentant ainsi soulevée, la jeune fille, qui était restée jusque- 
la comme hébétée, revint a elle. 

— Au moins, dit-elle, celui que vous m’avez désigné vous a donné 
un gage auquel je puisse prendre foi? 

— ll est trop pressé et trop en danger. 

— Au moins, dites-moi son nom, continua la jeune fille en com- 
mencant a se débattre. ° 

— Eh! repartit brusquement Vingt-et-un-Janvier, ne savez-vous 
pas que je ne dois pas le nommer? 

— Nommez-le, il le faut! dit Marie-Thérése éperdue. 

— Eh bien, puisque vous le voulez, c’est le baron de Batz. 

—Al'aide! laissez-moi! cria Ja jeune fille en sc débatlant. Mevs- 
sieurs, citoyens, au secours!... C’est un traitre ct un menteur!... 
Adéle! Ah! mon Dieu! Sauvez-moi! Sainte Vierge, ne me protégerez- 
vous pas? 

Le capitaine, maniant son cheval avec les jambes, serra les bras 
autour de la femme et domina ses mouvements. Adéle de Brion 
saula 4 la bride, qui, brisée, lui vint dans les mains. Un mouvement 
de l’épaule de }’animal la repoussa rudement dans les bras de )’An- 
glais qui venait a son aide. 

— Adh! dit-il, trés-brave cavaliére ! Excusez si j’ai vous touchée. 
Je souis tremblant de houmilité et de respecte. 

Adéle le repoussa et courut aprés le cavalier. Celui-ci forcait son 
cheval 4 ouvrir les rangs de la foule qui s’était amassée aux cris de 
la jeune fille. Jl jurait, blasphémait, excitait l’'animal assourdi par 
les clameurs de la femme qu’il portait. La bonne béte ne comprenait 
is ace mur humain qui s’ouvrait 4 grand peine en grondant devant 
elle. 

_ Toutefois le capitaine était presque dégagé, lorsqu’un autre cava- 
lier, dont les cris semblaient activer la course, accourut au grand 


252 | THERNIDOR. 


galop. Il sauta 4 bas de cheval et vint résoliment se mettre devant 
César en levant la main comme s'il le voulait saisir aux naseaux. 

C’était un homme d’une quarantaine d’années, d’une taille haute, 
d’une figure réguliére et belle, d'une physionomie grave, réfléchie, 
assez imposante. Ses traits, presque austéres et souvent chargés de 
tristesse, étaient adoucis par l'expression d'un ceil bleu rempli de 
sérénité et de bienveillance. 

Tl était, sans pouvoir passer pour un muscadin, vétu avec assez 
d’élégance. Il portait le chapeau rond a haute forme pointue, 4 bords 
retroussés; une cravate de mousseline brodée retombait sur une fine 
chemise et sur les larges revers d’un gilet blanc s'arrétant aux han-- 
ches ot il: serrait le haut des culottes de soie noire; une paire de 
bottes atlcignait les boucles d'argent qui serraient ces culottes au-. 
dessous du genou. ‘Une redingote'de fin casimir noir et 4 revers ex- 
trémement larges recouvrait le tout. 

‘— Qui es-tu? demanda-t-il d’une voix ferme et male? que signi- 
_ fient ces cris et cette jeune vierge que tu tiens 14 comme un milan 
qui saisil sa proie. 

‘— Je ne crois pas que je sois un milan, du moins cela m’étonne- 
rait, répliqua le capitaine avec son imperturbable ironie. Mais je 
m’en rapporte 4 toi sur cette jeune vierge. Qui je suis, n’étant pas un 
milan? Tu me connais bien, Victorien Descluziers, nous nous som- 
mes vus jadis souvent, chez Maximilien, quand tu n’avais pas quitté 
la République pour 1’ ‘indulgentisme, | je suis Vingt-et-un-Janvier. 

-- La pauvre Marie-Thérése, épuisée par l’émotion et par la lutte, 
presque sans voix, et quasi évanouie, ne luttait plus contre son ra- 
visseur que par des soubresauts convulsifs. 

— Qui, répliqua Victorien Descluziers, tu rendis de grands ser- 
vices 4 la République et tu portas a la tyrannie et au tréne des Capets 
le coup mortel. Le fis-tu, entrainé par |’amour sacré de la patrie et 
le noble enthousiasme de la liberté ou poussé par des sentiments 
moins purs? Qu’importe, je n’ai pas 4 te juger. Ne me juge pas non 
plus et ne me calomnie pas en m appelant indulgent. Aprés tout, 
lopinion peut m’accuser, mais je n’ai de compte 4 rendre qual’ Etre 
supréme, 4 ma conscience, la Convention et a la postérité qui nous 
jugera tous deux et nous punira ou'nous récompensera... 

— Bon; bor ! dit le capitaine, je m’en fie donc a Ja postérité pour 
me punir. Mais je n’attendrai pas si longtemps ma récompense. Place 
donc, fais-moi place. 

Et voyant que la jeune fille était décidément évanouie, il la sou- 
tint du bras gauche, et du droit il tira son sabre. 


_THERMIDOR. 255 


XIII 


QUATRE TETES REPUBLICAINES. 


Descluziers n’avait pas bougé. 

— Je te demande quel est ton droit, dit-il de sa voix toujours 
calme et forte. Réponds-moi, ou je t’accuse d'étre un brigand, un 
voleur de grand chemin, et je te fais arréter par la garde nationale 
de cette commune. 

Vingt-et-un-Janvier, qui se préparait 4 enlever son cheval, s’ar- 
réta. Il promena sur Victorien et autour de lui un regard de défi et 
de dédain vraiment superbes. 

— Mon droit, le voici, — et 11 montra son sabre. — C’est le seul 
qui reste respectable, magistrat imbécile, qui crois 4 la loi parce que, 
aprés avoir renversé presque toutes les lois, il te plait d’en conserver 
une pour la représenter fructueusement. Mon droit! Ne sais-tu pas 
gue la Révolution, et la Convention, son interpréte, ont suspendu 
tous les droits jusqu’a la paix, jusqu’a ce qu’elles aient exterminé 
tous leurs ennemis. Il n’y a plus d’autre droit que la force, te dis-je. 
Toi, tu l’exerces la force, 4 aide des gendarmes, comme un ayocat, 
Moi, avec mon sabre, comme un soldat. 

Victorien était resté muet, comme atterré sous l’insolence de cette 
efirontée déclaration. 

— D'ailleurs, demande & celui-ci, ton compére en magistrature, a 
ce vil Pourvoyeur, de quel droit j’agis. I] te nommera le seul et uni- 
que droit, supérieur & tout, souverain de toute la force de la souve- 
raineté du peuple qui est infaillible, il te nommera le Comité de 
Salut public. 

— C’est impossible, le Comité n’a pas pu te donner une telle 
een répliqua Victorien d’une voix qui avait retrouvé toute sa 
orce. 

Puis, une pensée douloureuse, la pensée de cette effroyable tyran- 
nie de laquelle on pouvait tout attendre lui traversa l’esprit, et d'un 
ton anxieux il demanda 4 Pourvoyeur : 

— Est-ce vrai? 

Celui-ci s’était approché. Il jeta un regard sombre sur son rival 
Descluziers, et pourtant son plan, que cet enlévement déjouait, lui 
tenait au coeur. I] se demandait si maintenant que son fils était a 
labri, il ne ferait pas bien d’oublier le serment prété et d’aider Vic- 
torien 4 reprendre la jeune fille. Testard, honteux de son moment de 


254 THERNIDOR. 


faiblesse, s’était rapproché lui aussi de son ami, de son oracle, Des- 
cluziers. 

Il y eut un moment de silence. La plupart des nobles internés 
avaient di s’éloigner. Mais la foule des habitants du village s’était 
accrue. Tous attendaient avec une impatience fiévreuse. Paul, assisté 
par Endymion, se remettait du coup qu’il avait regu. Eleuthérophile, 
hébété mais toujours pédant, songeait 4 |’étymologie du mot ther- 
midor, sur laquelle il allait pérorer. Jacques Bry et quelques autres 
des plus vertueux sans-culottes s’étaient mis 4 quartier. Pluc, au con- 
traire, et Agricola, moins vertueux, mais plus braves, se tenaient 
aux cétés du président du Comité révolulionnaire. Adéle de Brion 
s'était approchée sournoisement de son amie évanouie dont elle tou- 
chait le bas de la robe. Le bizarre Sempronius et V’excentrique An- 
glais, les seuls qui parussent avoir gardé le sang-froid de l’observa- 
tion, regardaient cette scéne avec une curiosité ardente. 

Ils trouvaicnt, en effet, dans les quatre personnages actifs de 
cette scéne, le résumé des types révolutionnaires. 

Le premier, Victorien Descluziers, était un de ceux-la qui avaient 
tant honoré les premiéres heures de la Révolution et dans lesquels 
semblait s’étre incarnée la généreuse ardeur de l'opinion d’alors. 
Sa tendresse pour la République, il la tenait du pur enthousiasme 
de la liberté, d’un sincére amour pour ’humanité. Il s’était peut-ttre 
laissé étourdir par la sonorilé des mots et des images; la virilité 
méme de son dme avait servi & aveugler son intelligence; et parce 
qu'il comprenait aisément la grandeur et la beauté des nobles maxi- 
mes de la liberté, il ne s’était pas demandé si- leur application était 
utile ou possible et si la masse de |’humanité pouvait et devait se 
conduire par elles. Son ésprit avait pu s’enivrer de paradoxes gran- 
dioses, son jugement manquer d’ampleur, il pouvait pousser jusqu’a 
la sottise ou la folie la haine de tout ce qui rappelait la monarchie; 
mais nulle basse passion, nul intérét ne la dirigeaient; nulle de ces 
laches peurs démocratiques qui courbérent peu 4 peu jusqu’a la 
couardise, l’hypocrisie et le mensonge Jes plus énergiques cceurs, ne. 
l’avaient atteint. Il était toujours prét 4 donner sa vie pour la Répu- 
blique, divine idole; 1] sentait toujours sa fureur s’allumer aux seuls 
mots de monarchie et d’aristocratie, mais il avait perdu confiance 
dans les hommes chargés de mener le char de cette idole. Il com- 
mencait 4 voir quelle n’était pas la blonde Cérés, nourriciére des 
humains, ni Minerve, mére des nobles conceptions et des ardeurs 
généreuses. Ce char était celui dont lui avait parlé jadis Lally Tollen- 
dal, le char de Jaggernath qui s’avance vers le gouffre sur une litiére 
de corps humains. 

Sa vive tendresse pour dame Rose, aussi et plus ardemment reé- 





THERMIDOR. 285 


publicaine qu'il ne l’était lui-méme, avait contribué, d’une curieuse 
facon que nous expliquerons, a le faire réfléchir et hésiter dans son 
exaltation. 

Le second, Testard, caractére ferme, intelligence droite mais sans 
portée, obstinément cantonnée dans un petit coin de la vérité et ne 
pouvant comprendre qu’il y avait a cété et au dela une autre nuance 
de la vérité, une autre série de droils et de devoirs, Testard avait 
adopté la République avec passion parce qu'il détestait la noblesse; 
et il détestait la noblesse, non-seulement comme une organisation 
dangereuse pour |'application des grands instincts humains de la 
liberté, de l’égalité, de la fraternité, mais il la détestait surtout parce 
qu'il Penviait. Ainsi, descendant intellectuellement et moralement 
au-dessous de son ami Victorien, il représentait bien cette moyenne 
bourgeoisie qui s’était attachée 4 la République parce qu elle parais- 
Sait satisfaire un idéal de justice et de bonne organisation sociale, 
mais aussi parce qu’elle caressait sa vanité et son envieuse haine. 
Ainsi sa bonté naturelle devenait aisément rigueur implacable contre 
des ennemis qui étaient en méme temps ceux dela loi, de l’opinion 
publique et de Testard. Aussi, encore moins désintéressé, moins 
ferme que Descluziers, il était homme, aprés avoir lutt& quelque 
temps avec courage contre la férocité démagogique, & courber la téte 
et peut-étre 4 hurler avec les autres en espérant de meilleurs jours. 

Si ces deux-la représentaient les deux périodes par lesquelles la 
Réyolution avait passé, le troisiéme symbolisait bien celle ot: elle 
était arrivée. Pourvoyeur était le type de ces prolétaires qui fu- 
rent, non pas les inventeurs ni les conducteurs de ce char de Jag- 
gernath, mais les infatigables, crédules et résolues bétes de somme 
qui le menaient, et qui le menaient en le trainant douloureusement, 
mais vers le but of leur intérét seul les poussait. Intelligent autant 
que son ignorance, son dme basse, ses préjugés populaires le per- 
mettaient ; poussant la ruse jusqu’au génie; courageux et pourtant 
féroce comme les laches; passionné pour I'égalité qu'il exploitait et 
qui lui servait 4 monter au-dessus du niveau qu’il cherchait & abais- 
ser le plus possible pour s’élever d’autant plus aisément, ce républi- 
cain de faubourg était dédaigneux de la liberté qu’il ne comprenait 
pas et dont il n’avait pas besoin : il demandait seulement a étre quel- 
que chose dans une tyrannie, & gouverner despotiquement et licen- 
cieusement quelques hommes sous un maitre; il n’avait ni foi ni 
loi, sauf cette superstition, propre au peuple frangais, de croire 
absolument et aveuglément en un homme. Il était Je vrai modéle du 
jacobin, du sans-culottes, du républicain de la Terreur qu’il exploi- 
tait avec une conviction imbécile qui n’avait d’égale que la satisfac- 
tion sanguinaire de sa férocité. 





256 . THERMIDOR, 


Le quatriéme de ces hommes, a cété de ces trois représentants du 
passé et du présent de la République, était celui qui allait l’esca- 
moter et en gouverner l'avenir. Vingt-et-un-Janvier était un condot- 
tiere qui s’était mis dans les fourrés de la démocratie pour y gagner, 
soit 4 main armée, soit a l'aide de toute ruse, de {tout scepticisme, 
de toute mauvaise foi, de quoi satisfaire son ambition ou ses pas- 
sions. Ses mobiles n’étaient pas tous bas, et il était lui-méme d’un 
esprit hardi, d’un coeur inaccessible a Ja crainte, mais, encore une 
fois, sans conviction, sans opinion, il exploitait la République et il 
révait d’en hériter aprés en avoir vécu. Il était homme de main, 
inspiration hardie de Robespierre, qui se.croyait son maitre et qui 
n’était que son avocat, son bouffon. Vingt-et-un-Janvier voyait en 
Maximilien le porte-paroles, Je rhéteur qui est nécessaire pour abétir 
la démocratie en attendant que le général ambitieux soit assez célébre 
et assez fort pour hériter du sophiste. 


XIV 


OU SAGAMORE REPARAIT. 


‘’ Chacun, ai-je dit, dans cette foule attendait avec anxiété la ré- 
ponse de Pourvoyeur, qui paraissait devoir décider du sort de plu- 
sieurs des personnages présents. Celui-ci se demandait ce qui offrait 
le plus d’utilité pour lui de la vérité ou du mensonge. La vérité lui 
parut plus fructueuse. 

— Le capitaine Tambour a menacé la vie de mon fils, j’ai dit {out 
ce qu’ila voulu. La vérité est qu'il n’a aucune mission du Comité de 
Salut public. 

— Tant pis pour ton fils, dit tranquillement le capitaine, en ser- 
rant plus énergiquement la pauvre Marie-Thérése, toujours évanouie. 

I} agita son grand sabre, et avec ses jambes il fit faire 4 son che- 
val divers mouvements brusques 4 droite et 4 gauche, qui élargirent 
Je cercle refermé autour de lui. 

— Citoyens, cria Victorien d'une voix énergique, au nom de la 
loi, arrétez-le. 

Une ondulation s’opéra dans la foule. Testard, Pourvoyeur, Pluc, 
Agricola, se précipitérent auprés de Descluziers, qui n’avait pas 
quitté la téte du cheval. L’Anglais se rapprocha d’Adéle, qui tenait 
toujours le bas de la robe de la jeune fille évanouie. 

Mais le capitaine, d’un mouvement puissant des jambes, enleva la 


, THERMIDOR. 257 


bonne béte qui se cabra, en agitant les pieds de devant. Le cercle 
s’ouvrit. 

— Mon Dieu, cria Adéle, ayez pitié d’elle. Tuez-la par pitié. Elle 
est perdue. Ah! tuez-la. 

Elle venait d’apercevoir dans le champ voisin, en face d’elle, un 
homme armé d'un fusil, qui mettait quelque chose en joue dans le 
groupe. 

Un coup retentit. L’>homme au fusil disparut. Un tumulte de cris 
d’effroi et d’étonnement, un nuage de poussiére soulevée, dans cette 
route desséchée, par les mouvements de cent personnes s'agitant 
fiévreusement, s’élevérent. Pendant un instant, on ne sut ce qui 
s‘était passé. 

Ce qui dominait tout le bruit, c’était la voix pergante du fou-mu- 
sicien, qui, exalté sans doute par le tapage, chantait, en dansant 
frénétiquement, une romance galante de la baronne du Bourdic : 


Je refusais au jeune Iphis 

De me rendre dans le bocage, 
Je refusais, mais je rougis, 
Peut-on promettre davantage... 


On le chassa. Le tumulte s’apaisa, la poussiére s’envola. On put 
essayer de se rendre compte de ce qui venait de se passer. Le cheval 
était élendu immobile, un léger filet de sang coulait de son front. 
L’Anglais soutenait Adéle de Brion. 

Victorien, Testard, Pluc, se relevaient du sol ou ils avaient été jetés. 

Vingt-et-un-Janvier, debout, adossé contre un pan de muraille, le 
pistolet d’une main, le sabre de l’autre, fixait sur le groupe de ses 
adversaires un regard vif et moqueur. Marie-Thérése avait disparu. 

Au moment ot le capitaine, sentant que son cheval manquait 
sous lui, avait instinctivement ouvert les bras pour sauter plus ai- 
sément, la jeune fille avait été recue par Adéle de Brion, qui plia 
sous le fardeau. Au méme inslant, un homme vigoureux, fendant la 
foule, s’était précipilé, avait enlevé Marie-Thérése, qu’il avait éten- 
due sur son épaule, et, chargé de ce fardeau, il s’élait élancé dans 
la direction du bois. 

Sagamore — c’était lui qui avait tiré le coup de fusil — s’avangait 
tranquillement vers le cheval étendu. 

— Misérable, cria le capitaine, que la colére sembla saisir pour 
lapremiére fois, c’est toi qui as assassiné mon pauvre César. Et il 
ajusta le garde-chef. 

Sagamore tourna vers lui sa face impassible et sa prunelle morne. 

— ll avait un trop vilain maitre, dit-il de sa voix rauque. Et il fit 
un bond de cOté, au moment ov l’autre lachait son coup de pistolet. 


258 | THERMIDOR. 


Quant au capitaine, il avait habilement saisi le moment de trouble 
qu’avait de nouveau occasionné le coup de pistolet. Il bondit jus- 
qu’au cheval qui avait amené Victorien, il renversa l'enfant qui le 
tenait en bride, et sauta lestement en selle. 

— Au revoir, imbéciles, cria-t-il. Pourvoyeur, tu as tué ton fils. 

— Feu, feu, tous, feu! hurla celui-ci. 

Mais l’officier avait enfoncé ses éperons dans les flancs du cheval. 
L’animal partit comme le vent, escorté par le bruit d'une dizaine de 
pistolets qui tirérent, mais sans paraitre avoir atteint ni le cheval ni 
le cavalier. 

— Piqueprune, cria de nouveau Pourvoyeur, conduis les ci- 
toyens agent national et maire 1a, au bas de la colline, chez la ci- 
toyenne Lathuille; elle posséde une voiture légére et un cheval 
vigoureux. Vous ne tarderez pas a arriver & Paris, conclut-il, en 
s’adressant & ces deux personnages, dont il tenait 4 se débarrasser, 
et vous arriverez 4 temps chez Robespierre, pour |’édifier sur le 
compte de ce scélérat el sur ce qui vient de se passer. 

Victorien et Testard, encore un peu étourdis, se mirent en marche 
sous la conduite du petit poéte. 

— Mademoiselle, disait Anglais, je rendrai 4 vous votre amie, 
avec le secours de Love, qui est de la trés-bonne espéce des chiens 
blood-hound, qui retrouvent les traces des négres et de tout le monde 
universel. Love, venez ici. 

Et prenant respectueusement des mains d’Adéle la ceinture de 
Marie-Thérése, qui s’était détachée au milieu de la lutte, il la pré- 
senta au chien. Celui-ci flaira le ruban, puis fixa ses petits yeux sur 
Adéle. Il ne comprenait pas bien ce qu'on voulait de lui. Mais l’in- 
telligenice parut lui venir, et, aprés avoir encore flairé la ceinture, 
il se mit 4 courir en rond, en trainant sur la terre ses longues 
oreilles. 

— Quand il aura trouvé le commencement de la trace, il aboiera 
et il suivra la mafiresse de la ceinture jusqu’au bout du monde. 

— Ah! dit Pourvoyeur, qui venait d’échanger quelques mols 
avec Jacques Bry et Agricola, ton chien est si savant. Tiens, tiens... 
Je croyais que c’était une fable que ces histoires denégres retrouvés 
par des chiens. 

— Je parlais pas 4 yous, répliqua froidement |’Anglais, qui se 
détourna. 

— Tant mieux. Mais, moi, je te parle, et je te dis que la patrie a 
besoin de ta béte, et je la mets en réquisition, au nom de la loi. 

Love, aprés avoir en vain cherché dans la poussi¢re, releva le nez, 
et il commenga & laisser échapper un petit grondement qui indi- 
quait une série de réflexions commengant par le doute, mais qui sé 


THERMIDOR. 239 


terminérent bientét en certitude. Il lanca alors un hou, hou qui 
témoignait encore de quelques arriére-pensées, et qui devint enfin 
un yok, yok, plein d’affirmation et de confiance. Ii partit d’un pas 
lent dans la direction du bois. 

— Arrétez cet animal, cria Pourvoyeur, et apportez-le-moi! 

Une bande de petits paysans eut bientét saisi Love, qui n opposa, 
du reste, aucune résistance. Mais Samuel Vaughan s’avanca d'un 
pas raide, et, distribuant trés-vigoureusement quelques coups de 
poing, il renversa deux ou trois enfants. 

— C'est parfait, s’écria Pourvoyeur. Agricola, va, pour la Répu- 
blique, mon garcon. 

L’hercule se précipita, et de son bras formidable il asséna sur la 
téte de PAnglais, surpris, un coup qu il redoubla, et qui jeta 
l'homme évanoui dans fa poussiére. 

— C’est bien ca. Maintenant, Agricola, pose cet étranger a |’om- 
bre, loin des maisons, en face de la Maison commune. Voila, citoyens 
de la petite mais illustre cité de Meudon, comment la République punit 
les rebelles. Mais comme celui-la était encore ignorant de la sagesse 
de nos lois, la France lui pardonnera et ne le punira pas davantage. 
Qu’il reste donc 1a étendu comme un exemple de la justice républi- 
came... Que chacun des habitants de cette commune rentre chez lui 
immédiatement, sous peine d’étre déféré au Comité révolutionnaire. 
Tenez-vous préts tous 4 agir ce soir. Toi, Agricola, tu as bien mé- 
rité de la patrie; comme récompense civique, et en guise de cou- 
ronne triomphale, je te donne la garde de ce chien. Toi, Pluc, tu vas 
Vasseoir 14, a l’ombre de Ja Maison commune, et veiller 4 ce que 
personne ne s’approche de cet Anglais. Mais tu le laisseras s’éloigner 
quand il sortira naturellement de son évanouissement. 

« Toi, Jacques Bry, dit-il 4 mi-voix, tu vas prendre les deux plus 
vertueux sans-culottes du comité, et tu iras faire une perquisition 
exacte des papiers de cet étranger. Tu me les enverras 4 Paris, tu 
sais ou. I] vous est permis de boire le vin de Pitt, &4la confusion des . 
despotes coalisés, mais vertueusement et sans rien dérober de pré- 
ceux. Pour moi, je vais 4 Paris, auprés du vertueux Maximilien. 
Cette journée va décider peut-étre des destinées de la république! 

ll rentra chez lui, derriére son fils, qui vint bient6t se mettre aux 
aguets derriére le rideau d'une fenétre qui donnait sur la rue. 

Bientét cette rue tout 4 Vheure si bruyante devint silencieuse. 
Pluc fumait immobile, et attentif comme une sentinelle sous les 
armes. En face de lui, de Vaulre cété du chemin, le corps de Sa- 
muel, agité par quelques soubresauts, était étendu. Un peu plus 
loin, le cadavre du cheval gisait. Adéle de Brion s’était mise a la 





260 THERMIDOR. 


recherche de son amie. Sempronius était parti le dernier, en jetant 
un regard de pitié sur le personnage évanoul. 

Quelques instants aprés son départ, Sagamore revint du haut du 
bourg; il s'agenouilla auprés de la téte du cheval, et mesurant 1’es- 
pace qui séparait de chacun des yeux la blessure que sa balle avait 
faite au front de l’animal, il haussa les épaules. | 

— J’avais pourtant voulu frapper juste entre les deux yeux, et il 
y a plus d’une ligne de différence. 

Pendant ce temps, il considérait tout autour de lui d’un ceil prv- 
dent. Puis il se releva, lanca un regard inquisiteur sur Pluc, sans 
paraitre voir l’étranger. 

— Hébété, murmura-t-il en secouant Ja téte. Sergent Pluc, dit-il 
de sa voix rauque. 

Celui-ci se redressa étonné. 

— Tu criais bien : Vive le rot! a l’attaque d’ Yorktown. 

Le vieux soldat se mit 4 trembler, et regarda autour de lui d'un 
air effaré. Sagamore secoua de nouveau le front, lanca comme un 
regard de regret sur l’Anglais étendu. 

— Le salut est peut-étre 1a, dans la poche de celle redingote, 
pensa-t-il. 

Il hésita encore, considéra de nouveau la physionomie boulever- 
ae vieux soldat, et il s’éloigna décidément dans la direction de 

aris. 

Le silence devint plus profond encore. Le soleil versait sur la 
route le flot de ses rayons brulants; et l’on n’entendit bientdt plus, 
a travers le murmure confus envoyé par le bourg, que le chant des 
oiseaux, célébrant, eux aussi, les fétes de leur république dans les 
Jardins voisins, et le bourdonnement des insectes qui, féroces comme 
les hommes, tournoyaient, ivres de sang, autour de la blessure du 
cheval mort. 


XV 


UNE AGNES DE CE TEMPS-LA. 


Peu de temps aprés, on vit descendre de la rue des Princes une 
jolie fille, fort simplement vétue d’une jupe légére, d’un pierrot en 
basin et d’un bonnet rond. C’était, comme on disait alors, Hébé dans 
sa fraicheur; mais quand elle levait brusquement les yeux, on eut 
dit qu'un voile se levait aussi, qui laissait deviner un esprit hardi, 
effronté, ambitieux, capable de toute hypocrisie, de tout mensonge. 


THERMIDOR. 964 


Quand elle fut arrivée, avec sa démarche indifférente, au coin de 
la maison de Pourvoyeur, elle se retourna brusquement, promena 
autour d’elle un regard qui essayait de paraitre indifférent. Elle ne 
vit pas Paul Pourvoyeur qui, & son aspect, ferma vivement le rideau 
de la fenéire derriére lequel il continua de l’observer; le comman- 
dant Pluc paraissait ne pas exister pour elle; le corps étendu la fit 
tressaillir et comme hésiter. Puis, d'un mouvement inatlendu, tant 
il fut prompt, elle se lanca dans Ja maison du président du comité. 

Celui-ci paraissait altendre quelqu’un avec une impatience qui 
se traduisait en jurements. Quand il vit la jeune fille entrer, sa figure 
se dérida, ses vilains yeux essayérent de prendre une expression de 
tendresse, et sa voix devint mielleuse. La jeune fille, aussitét entrée, 
et avec la brusquerie d’un ressort qui se détend, se mit a fondre en 
larmes. 

— Voyons, mon aimable enfant, et je pourrais dire ma-digne 
épouse, que signifient ces pleurs? Je nai pas le temps. Je atten- 
dais avec une vive impatience. Tu sais qu’il faut que je sois & Paris 
avant onze heures. Parle, que veux-tu? Tu dis avoir des choses im- 
portantes & me dire. Parle, et parle vile! Dans quelques jours, Gene- 
vieve, toi qui as si bien mérité de la patrie... 

Geneviéve essuya énergiquement ses yeux, et elle dit, d’une voix 
aigre et séche, la seule chose déplaisante qu’il y edt en cette gentille 
fillette : 

— C’est toujours la méme chose! Eh bien, je ne veux plus me 
faire de la peine pour vous, et je ne veux plus vous servir dans vos 
méchancetés. 

— Hein! dit Pourvoyeur, d’une voix qui reprit son Apreté or- 
dinaire. 

— Qui, vous m’avez trompée, vous m’avez épouvantée, vous m’a- 
vez séduite. Vous m’avez dit mille choses, qui me paraissaient belles, 
sur la patrie et contre Jes arislocrates. Vous m’avez dit que j’avais 
bien mérité de la patrie. Vous m’avez juré que je serais votre épouse, 
vous me l’avez juré sur la puissance de la Nature et le bonnet au- 
guste de la Liberté, en me disant que c étaient des serments sacrés 
pour vous, et qui engageaient comme nos prétres autrefcis. Alors 
Yous m’avez fait commettre tous les crimes. J'ai trompé et vendu 
et ma tante Manon, et la centenaire Capeluche, et les deux vieilles 
teligieuses, et mademoiselle Marie-Thérése, et bien d'autres. Celles- 
am’ont nourrie, élevée; elles m'aiment bien, elles sont bonnes 
pour moi, et je vous les ai livrées pour les faire mourir. Je n’ai rien 
retiré de tous ces crimes. Je vis dans l'inquiétude, et je suis dans 
les remords. La patrie dont j’ai bien mérité, 4 ce que vous dites, ne 
m’a rien donné pour mes mérites, et je ne suis pas encore votre 








262 THERMIDOR. 


femme. Eh bien, c’est aujourd’hui que tout doit se décider, et je 
puis encore tout empécher. Je ne vous dirai rien, et je vais aller 
tout avouer. 

— Ah! dit Pourvoyeur, en tressaillant. Et si, pour me venger, 
je te faisais prendre, emprisonner et guilloliner. 

— Vous m’avez habiluée 4 celte idée, elle ne me fait plus peur. 
D'ailleurs, je mourrais contente d’avoir réparé le mal envers ces 
bonnes gens-la, et surtout contente d’avoir empéché et puni un 
monstre trompeur el infidéle comme vous. Ah! j’ai entendu parler 
de dame Rose, et de votre amour pour elle. 

— Je t’ai déja dit et mantré que ce sont des soltises et des men- 
songes. Qu’es{-ce que dame Rose, pour étre comparée a une Jolic 
fille comme toi? Voyons, explique-toi. Que veux-tu? mais parle! 

— Ce que je veux! Ah! vous m’avez appris vos ruses et vos dé- 
fiances. Voila! Qu’est-ce qui me dit que vous n’éles pas un hypo- 
crite, et que quand vous n’aurez plus besoin de moi vous ne me 
ferez pas prendre comme servante d/aristocrate, et guillotiner 
comme aristocrate moi-méme. Eh bien, je veux ce papier dont vous 
avez parlé si souvent, et 4 Paide duquel on est acquillé, quoi qu’on 
ait pu faire. 

— Un blanc-seing? C'est ca seulement qui ft’inquiéte, dit Pour- 
voyeur avec un redoublement de douceur. Tu es une ingrate, ma 
bicn-aimée épouse. Ce blanc-seing, je l’ai justement demandé pour 
toi 4 Robespierre, qui n ignore pas tes vertus patriotiques et ta qua- 
hité d’épouse d'un homme comme moi. Je dois arriver prochaine- 
ment aux plus hautes places, ou je te ferai asseoir 4 cété de moi... 
Tiens, prends. Petite coquine, pensait-il, je saurai bien le repren- 
dre ce soir, avant que lu en ales pu faire usage. | 

Il lui tendit le blanc-seing que Vingt-et-un-Janvier lui avait remis. 
Geneviéve le saisit d'une main fiévreuse, le regarda bien attenlive- 
ment, le serra soigneusement, puis se précipita au cou de Pour- 
voyeur, en lui demandant, avec cent paroles tendres, pardon de ses 
soupgons. 

— Maintenant, voila ce que je sais, el je crois que ca en vaut la 
peine. Il est venu ce matin un vieux prétre chez nous. On |’atten- 
dait pour marier mademoiselle avec son fiancé. Je ne sais pas bien 
tout, parce qu'il me semble qu’on commence a se défier de moi. 
Mais c'est ce soir que le mariage aura lieu. Le fiancé doit étre averti 
de se tenir prét par des signes qui sont, comme tu sais, tracés sur 
les murs des Carmes, rue de Vaugirard. Qu’est-ce que ces signes, et 
qu’est-ce qui les a tracés? Je ne sais pas. Mais aujourd’hui, a deux 
heures, 4 la barri¢re d’Enfer, ou a trois heures, 4 la barriére Vau- 
girard, ma tante Manon, déguisée en maraichére, doit aller dire au 








THERMIDOR. 263 


fiancé que c'est pour ce soir. Elle m’a envoyée réder dans le village, 
pour voir s'il n’y a rien d’extraordinaire ni apparence de soupcon. 
Tu vois bien, mon cher époux, que je pouvais tout empécher, et que 
je n'ai qu’un mot a dire. 

— Eh! demanda Pourvoyeur, tu es bien stre que ce futur est un 
des chefs royalistes! tu m’avais promis de tdcher de savoir son 
nom. Voyons, n’est-ce pas Batz, le baron de Batz? 

— Oui, répondit Genevieve, aprés quelque hésitation, ce doit étre 
¢a, J'ai entendu sdrement ce nom-la. 

Aprés de nouveaux embrassements, ces deux fiancés, d’aprés la 
loi de la Terreur, se séparérent, tous deux se félicitant de leur 
hypocrisie. Pourvoyeur, surtout, tandis qu’il gagnait Paris en toute 
hate, se réjouissait de sa fourberie. Il eut été bien étonné, si on lui 
avail dit qu’& ce jeu de duperie entre lui, le roi des espions, le mat- 
tre des habiles, le docteur des coquins, et une jeune paysanne de 
dix-huit ans, c’est lui qui était dupé. 

Genevieve s'était précipitée comme une fléche hors de la maison 
de Pourvoyeur. 

Paul, quelque temps aprés, mit le nez a la porte et sortit, 4 son 
tour. Il gagna le bois, entra par une bréche dans le parc réservé du 
chiteau, et monta le long de la muraille jusqu’é un vieux chéne, 
dont les branches retombaient presque sur cetle muraille, en face 
de la cour de la derniére maison, en haut de la rue des Pierres. Il 
grimpa dans l’arbre, et de 1a langa un caillou, recouvert d’un papier, 
dans celle des fenétres de la maison qui élait la plus rapprochée du 
mur, puis il s’éloigna précipitamment. 

Genevieve avait pris la premiére ruelle qui descendait du chateau 
sur la rue des Princes, ruelle paralléle a cette rue des Pierres, dans 
laderniére maison de laquelle demeurait la maitresse de notre Agnés, 
la centenaire Capeluche, — et c’était dans l’une des fenétres de cette 
maison méme que Paul Pourvoyeur venait de lancer le caillou et le 
billet. 

Genevieve, toujours alerte, gagna 4 travers les Jardins le haut de 
la rue des Pierres, et elle arriva, aprés avoir pris de nouvelles pré- 
cautions, dans la cour de derriére de la maison inhabitée qui faisait 
face 4 la demeure de dame Capeluche, et ot nous avons vu entrer 
l'Troquois. 

C'est bien lui, en effet, qui vint ouvrir une porte donnant sur le 
jardin, et 4 laquelle la jeune fille avait frappé doucement. 

— Eh bien, dit-il, aprés avoir introduit la jeune fille dans l’inté- 
rieur de la maison, as-tu bien manceuvré, comme je t’en avais tracé 
le plan stratégique, avec tous les virements de babord et tribord, en 
conséquence des mouvements de l’ennemi?. 





264 THERMIDOR. 


— Qui, mon oncle, mais vous savez bien ce qui me fait agir. Vous 
m’avez dit que votre chef, Sagamore, comme vous l’appelez, et qui 
me parait fier et beau, avec ses vilains habits, comme un seigneur 
du temps ot j’étais toute petite, me trouvait, moi aussi, une jolie 
fille, et qu’il m’aimait, mais qu'il ne voulait ni me le dire, nile 
montrer, parce qu’il suspectait mes relations avec cet odieux Pour- 
voyeur. 

— Exact comme une montre marine, ma fille; et, comme on dit 
généralement sur tous les rivages du globe universel ow: j'ai porté 
mes pas, la caque sent toujours le hareng. 

— Alors je vous ai dit que je voyais ce vilain chien pour ne pas 
étre guillotinée et pour le tromper. Et vous m’avez demandé pour 
preuve de yous rapporter un papier dont M. Sagamore avait besoin. 
Pourtant, jamais il ne m’a regardée, pas plus hier qu’auparavant. Il 
passe prés de moi sans me voir. Comment peut-il savoir que je suis 
jolie ct m’aimer, comme vous me I’assurez, et comment pourra-t-il 
jamais m’épouser, s'il ne me parle pas? 

— Jeune fille, répondit Iroquois en se redressant avec quelque 
solennilé, je te l’ai dit, et ce que j'ai dit c’est dit, n’étant pas avo- 
cat, bailli, conseiller, ou autre support de l’antre de Thémire, comme 
on dit, mais un fils de Mars et d’ Amphitrite; suffil. Sagamore, c'est 
sa maniére; il a beaucoup voyagé, et il connait tout; il voit sans 
regarder, c'est sa maniére de voir; il parle sans ouvrir la bouche, 
cest sa maniére de se faire comprendre. Il aime et il se marie, sans 
qu’on en sache rien, pas méme la femme qu’il épouse. Un beau jour 
il me dira : l'Iroquois, c’est cette jolie fille-la. Assez, suffit. Et au 
plus prochain autel tu seras marquise. Car Sagamore est un grand 
seigneur. Donne-moi ce papier, et laisse-moi faire le reste. Foi d'Iro- 
quois, aide-nous 4 couler bas cetle gabarre de république, ou il n'y 
a place que pour les coquins, et tu auras la récompense que tu 
désires, foi de fils de Mars. 

Un peu en hésitant, Geneviéve remit au soldat le blanc-seing. 

— Maintenant, dit celui-ci, adieu. Il faut que jeretourne 4 mon 
poste. Tu sais quand et ou tu peux me revoir, si tu as quelques 
signaux & me communiquer. Dérape vivement, et n’oublie pas 
que je suis ton cousin et non pas ton oncle. Et cela vaut mieux pour 
toi. Mais assez, suffit, et marche droit, ou sinon... nonobstant, 
aie confiance en Sagamore. 

Le brave Iroquois se tut. I] sentit que son honnéte esprit se per- 
dait au milieu des ruses dont les ambitieuses illusions de la jeune 
fille lui avaient donné IJ’idée. Il avait inventé cet amour de Saga- 
more pour Geneviéve, dont il avait fait l’espion de Pourvoyeur, 
comme celui-ci avait fait de la fillette ’espion de Marie-Thérése. 


THERMIDOR. 265 


La jeune cousine était bien le type de ces jolies filles de bas étage 
qui devaient faire une si grande fortune sous le Directoire. Ouvriéres 
ou servantes, émancipées par la Révolution, elles étaient bercées par 
les légendes républicaines, qui leur montraient qu’en partant derien, 
avec beaucoup de savoir-faire on arrivait 4 tout. Sans pudeur, sans 
vergogne, sans aucun sens moral, naives, ignorantes et crédules au 
début, mais d’une grande finesse naturelle, elles étaient destinées, 
sans autre ressort que la convoitise et ambition folle, a s’élever au 
faile de la société francaise, pour peu qu’elles tombassent aux mains 
d'un habile agioteur, d’un heureux millionnaire, ou d’un brave 
soudard, qui, au lieu d’en faire leur maitresse, en faisaient leur 
femme, en comptant sur les facilités du divorce. 

Geneviéve, bien qu'un peu troublée dans son amour pour Saga- 
more, dont la fiére et bizarre prestance et les merveilles racontces 
par I'lroquois l'avaient séduite, rentra chez sa maitresse Capeluche, 
en se demandant si elle serait une marquise avec Sagamore, ou la 
mairesse de Paris avec Pourvoyeur. 

Pendant ce temps, Samuel Vaughan avait peu 4 peu recouvré ses 
sens. Ses membres s’étaient agilés; de brusques soubresauts, ac- 
compagnés de cris inarticulés, avaient révélé au commandant Pluc 
qu'il revenail 4 la vie. Bientot il avait regardé autour de lui d'un cil 
vacue, et il avait vainement essayé de se soulever. Jl élait retombé 
et était resté longtemps immobile. Il avait fait de nouveaux efforts 
pour se redresser. Il était parvenu 4 se mettre sur son coude. Long- 
temps encore ¢tait-il resté, reprenant ses esprits, puis réveur, puis 
réfléchi. La mémoire lui était revenue tout entiére. Il avait fait un 
geste brusque, comme un homme qui vient tout 4 coup de com- 
prendre une chose inexplicable jusqu’ici. Il avait porté la main a la 
poche de sa redingote. Il avait constaté que son portefeuille lui avait 
éé enlevé. Pourtant un sourire de triomphe éclaira sa longue figure 
flegmatique, qui était devenue livide. 

Il se leva enfin, et d’un pas trainant il s’avanca lentement, bien 
lentement. Pluc, esclave de sa consigne, le voyant debout et en mar- 
che, quitta sa muraille, et s'éloigna 4 la recherche de Paul Pour- 
voyeur. 

Aprés avoir fait une centaine de pas loin des maisons, Samuel se 
laissa tomber, ct, s'adossant 4 un talus, il resta 1a. 

Quelque temps se passa encore. Midi était sonné, le silence et Je 
calme étaient plus intenses encore. Le soleil descendait plus bria- 
lant dans Ja vallée de la Seine, qui se déroulait aux pieds du blessé; 
Yatmosphére écrasait plus lourdement tout ce qui respirait sous les 
cieax. Les oiseaux se taisaient, cachés sous les feuilles des vieux 
arbres du parc de Mesdames; seuls, les grillons, les abeilles et les 

25 Ocrosez 1872. 18 


966 THERMIDOR. 


insectes redoublaient leurs cris et leurs murmures, harmonieux 
comme une melodie lointaine. Du village, nul bruit ne sortait, les 
habitants dévorant, en révant aux mystérieuses aventures promises 
pour le soir, la maigre pitance que la République leur dispensait. 

Une vieille femme, vigoureuse encore, portant une hotte, et vétue 
comme les paysannes des environs de Paris, avec la jupe courte, la 
casaque.de cotonnade, et le madras roulé autour de la téte, traversa 
la route. Elle s’arréta brusquement en voyant Phomme 4 demi 
étendu. 

— C’est encore un tour de ces gueux de démocrates, murmura- 
t-elle, je le parierais. Eh bien, tant pis, foi de Manon, je ne laisse- 
rai pas mourir un chrétien sans lui porter aide. 

Elle s’approcha. 

— Ce sont ces gens-la, dit-elle en montrant la Maison commune, 
qui vous ont mis dans cet ¢tat-la, mon pauvre homme? 

Le blessé fit un signe affirmatif. 

— Ce doit étre un brave homme, alors, murmura-t-elle de nou- 
veau. Etes-vous d'ici? reprit-elle. 

Il secoua la téte. 

— Alors, mon pauvre homme, reprit-elle, je ne vous laisscrai 
pas mourir sur les grands chemins du roi, comme si vous éliez de 
la clique républicaine. Il en arrivera ce qui pourra. Mais mourir 
pour mourir, il vaut micux ¢tre pris par ces vilains-1a en faisant le 
bien. Appuyez-vous sur moi et venez. Je serait 4 trois heures a la 
barri¢re de Vaugirard, au lieu d’étre 4 deux heures 4 la barriére 
d’Enfer, pensa-t-elle. 

Et, le conduisant Ientement par les chemins presque déserts du 
haut du village, elle le mena 4 la porte de sa mailresse, la vieille 
dame Capeluche. 

Arrivée 1a, elle rencontra Adéle de Brion, qui sortait prudem- 
ment de la maison. 

— Ma pauvre Manon, dit celle-ci, ta Jeune maitresse a disparu; 
et elle lui raconta cn ‘quelques mots les incidents du matin. 

Manon restait comme hébétée. L’Anglais la regardait attentive- 
ment, et parfois i] se tournait-vers mademoiselle de Brion, en lais- 
sant échapper les plus bizarres exclamations d‘admiration. Tout : 
coup il parut prendre un parti. 

— Soyez en paix, dit-il, je joure que je la retrouverai. Je le joure 
Sur la beauté de mademoiselle et sur la gratitude que je vous dois. 

Manon se retourna vivement. 

— C’est un Anglais, dit-elle, un‘ paien! Vous avez tout de méme 
tair d’un brave homme. Mademoiselle, faites enlrer cet homme-la 
chez nous, et soignez-le. Ces coquins viennent de le maltraiter. Moi, 











THERMIDOR. 267 


a tout hasard, dit-elle tout bas 4 Adéle, je vais 4 mon rendez-vous 
avec le vicomte de Lozembrune, et Je l'avertirai de ce qui se passe, 
si les méchantes gens me permettent de lui parler. 

Elle repritla route de Paris, tandis que Samuel, rougissant, exalté, 
entrait, appuyé sur le bras de mademoiselle de Brion, dans la mai- 
son, en murmurant : 

— Ooh! quelle douceur ! Pai jouré que je la retrouverai, ou bien 
jela vengerai; je tiens dans mon main les destins de votre patrie et 
le cou de Robespierre. 


DEUXIRME PARTIE 


LES CI-DEVANT 


I 


UNE MAISON D ARISTOCRATE 


Tout en haut de l'une de ces ruelles qui descendent en pente roide 
des murs du parc de Meudon & la rue des Princes, a l’extrémité la 
plus éloignée du centre du bourg, a l’endroit ot cette ruelle que 
nous avons nommeée la rue des Pierres vient heurter cette muraille 
du parc, une maisonnette se tenait trés-propre, et comme toute 
fiére de son habit de pierres de taille. 

Cette solidité et cette recherche exceptionnelle de construction 
lui donnait un air aristocratique, a cété des habitations plus hum- 
bleset beaucoup plus négligées du voisinage. Or, pour les maisons 
comme poar les hommes, une tournure non vulgaire c’était alors 
tne apparence dangereuse, et qui atlirait aux unes comme aux autres 
lahaine, l'envie, la méfiance, les menaces d’incendie comme les mena- 
ces de guillotine. Guerre aux chateaux, paix aux chaumiéres, c’était 
lz mot que la Convention avait effrontément applaudi. Mais depuis 
longtemps déja cette effronterie dans la haine avait été dépassée. 
Guerre que chdteaux s’était transformé fort tranquillement en 
guerre aux maisons, comme mort aux aristocrates s'était fait mort 
out bourgeois, mort aux riches, mort aux artistes, mort aux penseurs, 
mort aur gens intelligents, mort aux gens graves, mort aux marchands, 
mort aus hommes propres. Pour les maisons comme pour les 








968 THERMIDOR. 


hommes, il n’y avait plus que la boue qui fut respectable, et qui 
put avoir la paix. 

Enfin, cette maison avait dans son histoire, peu connue du reste, 
une légende qui sentait non pas le négociantisme, non pas méme 
Yaristocratie, mais mille fois plus, qui sentait la tyrannie. Les 
vieilles gens racontaient qu’elle avait été batie pour abriter, sous les 
plus humbles apparences, les amours du Grand-Dauphin, fils de 
Louis XIV. Mais élait-ce le commencement de ses amours avec ma- 
demoiselle Choin; étaient-ce, au contraire, ses infidélilés, quand il 
fut devenu l’époux morganatique de cetle Maintenon des champs, 
que ces murs devaient cacher? Les avis étaient partagés et les récits 
obscurs. 

Comment donc une telle maison était-elle protégée contre les 
chances de destruction? C’est qu’elle était défendue par la vanité 
locale, par l’amour- propre révolutionnaire ; et surtout elle était sous 
la plus puissante égide qui existat en ce temps si horrible mais si 
, curieux ; elle était sous I’ égide de la rhétorique. 

La propriélaire de cette maison étail la plus vieille femme dela 
République francaise. Elle était si riche d’années, qu’on ajoutait, 
comme il arrive toujours aux millionnaires, encore & ses richesses : 
le peuple de Meudon‘lui donnait cent vingt ans; la vérilé est qu'elle 
en avait cent quatre. Toute la contrée était fidre d’elle, comme 
d’un monument glorieux. Sa renommeée, qui n’avait pas dépassé 
jusqu’en ces derniers temps la banlieue parisienne, était devenue 
francaise et, au dire de tous, européenne. A la féte de la Vieillesse, 
le 30 brumaire dernier, dame Capeluche avait consenli 4 éire pré- 
sentée a la Convention, qu’elle avait frappée d’étonnement par son 
aspect et ses paroles. Il avait été décidé qu'elle était l’étre humain 
le plus dgé de la France et de | Europe. Or, au moment ou toutes les 
vertus étaient 4 l’ordre du jour, au moment ou le respect de 1a vieil- 
lesse était préché par les disciples de Jean-Jacques, maitres actuels 
de la langue et de l’opinion, comme une des plus précieuses con- 
quétes de la Révolution sur l’Ancien régime; comment guilloliner la 
créature qu'on avait signalée a l’'admiration de la nation et de 1’uni- 
vers, comme le supréme représentant de la Vieillesse! Liberté, Ega- 
lité, Fraternité! c’élaient des mots, des théses plulosophiques, 
donnant lieu a discussion, 4 distinction, 4 interprétation, et l’on 
pouvait supprimer son yoisin, en criant : Vive la liberté! et en voyant 
méme dans cetle suppression une preuve de sa propre liberté. La 
vieillesse était un fait. On avait bien guillotiné la maréchale de 
Mouchy, qui avait quatre-vingt-quatre ans, qui était impotente et 
sourde, sous prétexte qu'elle avait, étant en prison, conspiré pour 
exterminer tous les sans-culottes. 





THERNIDOR. 269 


De plus, cette vieille Capeluche était étrange. Elle avait des sou- 
venirs, des mots, des idées, que les audileurs ne comprenaient pas, 
mais ot l’on parlait de rois malltraités, de seigneurs suppliciés, et ot 
les jacobins flairaient les impressions qui leur étaient chéres. 

Aussi, quoique cette vieille femme, 4 cété de ces récits démo- 
craliques, se vantat d’avoir été la nourrice de l’avant-dernier tyran; 
quoiqu’elle edt offert publiquement un refuge & une femme aristo- 
crate; quoiqu’elle fut plus que soupconnée de renfermer dans sa 
maison d’autres aristocrates encore, qu’on disait étre des ex-nonnes ; 
quoiqu’elle fat accusée de faire dire parfois la messe, et de recevoir 
de temps en temps la visile des ci-devant internés 4 Meudon et 
autres contre-révolutionnaires, Pourvoyeur lui-méme n’avait pas osé 
la faire arréter. 

Toutefois, cet obstacle, si légérement qu’il s’opposat aux fantai- 
sies, 4 l’omnipotence de sa tyrannie, l’exaspérait; il avait résolu 
de faire assassiner sourdement cette vieille aristocrate, contre la- 
quelle l’assassinat ordinaire, public, et organisé sous le nom de, 
Tribunal révolutionnaire, ne semblait pouvoir rien. Il lui avait pour- 
tant octroyé encore un jour a vivre, car il avait besoin d’elle et de sa 
maison pour cette nuil du 7 au 8 thermidor. 

Avant de partir pour Paris, 1] avait trés-particuligrement recom- — 
mandé qu’on ne surveillat aucunement cette maison, et que l’on ne 
parit pas s’inquiéler de ceux qui y pourraient entrer durant tout 
celle aprés-midi. Enfin, l'on devait tout faire pour augmenter la con- 
fiance des conspirateurs qui avaient établi 1a la fabrique de leurs 
trames. 

Lordre du président du Comité révolutionnaire avait été suivi 
avec cette servile docilité que les Francais, si volontiers rebelles 
contre les pouvoirs justes et bienveillants, accordent sans réserve 
aux misérables qui veulent bien prendre la peine de les tyranniser 
outrageusement. La servililé méme, cetle fois comme toujours, dé- 
passa le but. Le haut de la rue des Pierres était déserté. Ce n’était 
jamais, du reste, un point bien fréquenté. 

La maison de la centenaire était complétement séparée de 
toutes les autres habitations de la rue. A sa droite, je veux dire 
i la gauche du passant qui regardait la porte, elle les laissait a 
environ cinquante pas au-dessous d’elle, et la distance qui les 
séparait étail occupée par des groseilliers, des arbres fruitiers 
rabougris, poudreux, sans feuillage comme sans fruits, et par des 
apparences de verdure, qui semblaient indiquer de vagues tentations 
de jardinage. Ce spectre de jardin dépendait, en effet, de la maison. 
Mais comme depuis longtemps les clétures en bois avaient servi a 
réchauffer les patriotes jacobins du pays, comme les fruits se parta- 





270 THERMIDOR. 


geaient entre les jeunes sans-culottes du voisinage, et comme il 
n’eut pas été facile de prouver aux comméres patriotes de la com- 
mune que les légumes d'un jardin d’aristocrate ne leur appartenaient 
pas, Manon, qui était aussi sage que brave, et qui réservait son 
énergie pour les grandes occasions, cullivait ses plates-handes 
avec désinvolture, ef uniquement pour qu'on ne l’accusat pas d’in- 
civisme, en ne plantant pas des légumes que les citoyens avaient 
Vhabitude de voler. 

De Vautre cdté, les champs commengaient avec leurs vignes, 
leurs cerisiers, leurs buissons, leurs clétures, avec les taillis cou- 
vrant les pentes de l’abrupte colline que montait la rue des Pierres, 
et tout en haut de laquelle était biti le chateau. 

Entre ces champs et ce jardin, la maison présentait sur la rue sa 
petite fagade percée d’une porte entre deux fenétres, défendues par 
de vieux barreaux de fer. [Il n’y avait pas d’étage. Mais comme sa 
corniche élait assez élevée au-dessus du haut des fenétres, comme 
le toit était trés-haut, on pouvait supposer qu’il y avait sur le der- 
ricre de la maison plus de développement et une autre fagade plus 
élevée. 

On n’en voyait rien. Les deux cétés de la maison étaient sans 
‘nulle ouverture, et se continuaient jusqu’a la muraille du parc par 
deux murs élevés qui enclosaient avec cette muraille et cette facade 
de derriére, si l’on peut dire, une petite cour d'une douzaine de pas 
carrés. 

La cléture était donc parfaite,’ et 4 moins d’entrer par la porte — 
ou par les fenétres, — on ne pouvait s’introduire chez la cente- 
naire qu’en escaladant les murs de la cour ou du parc. Au temps 
jadis, on assurait que ce n’était pas merveille si cette demeure était 
si bien fermée, et l’on disait qu'il y avait 4 l’intérieur bien des dis- 
posilions mystérieuses et des cachettes introuvables. Mais la vie de 
la vieille Capeluche et de Manon, sa servante et parente, avait tou- 
jours été si grave et si simple, que ces bruits avaient disparu depuis 
longtemps. Pourvoyeur, non plus qu’aucun des janissaires de son 
proconsulat, ne semblait en avoir eu connaissance. 

La maison Capeluche n’avait qu’une voisine, bien humble et bien 
muette, une pelite chaumiére, située presqu’en face d’elle, de l'au- 
tre cOté de la rue. On disait que cette cabane appartenait 4 un des 
gardes de la forél, qui n’y venait jamais, aimant mieux coucher a la 
belle étoile. On ne se rappelait pas avoir jamais vu ouverts la porte 
et le volet vermoulu qui en défendait l’unique fenétre. Le derriere 
de cette chaumiére était ombragé par des arbres touffus, par d’épais 
buissons, et communiquait avec les champs. 

C’est par 1a que, marchant, 4 l’ombre des buissons et sous les 





THERMIDOR. 271 


arbres, de son pas aussi léger que le vol de l’oiseau, le bizarre Sa- 
gamore s'avancait, vers le milieu de l’aprés-midi de ce 7 thermidor. 
Quand il fut arrivé prés de la chaumiére, il se coula dans un buis- 
son, dont il écarta légérement les branches, et il regarda attentive- 
ment et l'aspect extérieur de la cabane et tout le voisinage. Puis il 
sinclina en fermant les yeux, et il écouta. 

Le bruit du bourg arrivait 4 peine jusqu’a lut. Il lanca dans l’air 
Vaigu sifflement du loriot. Une téte apparut & la fenétre mansardée 
qui donnail sur la cour, et éclairait le grenier de la cabane. Saga- 
more quitta son buisson, et s’avanca vers la cour, avec une série 
de précautions qui semblaient ne l’abandonner jamais. Il entra par 
cette méme porte de derricre qui avait déja donné entrée 4 Geneviéve, 
el qui se referma sur lui. 


IT 


OU SAGANORE SORT DE SON NUAGE 


Sagamore entra dans une petite piéce humide et obscure au rez-de- 
chaussée, celle qui donnait sur la rue. Les trous du volet en bois plein 
qui fermait la fenétre, permettaient de voir, sans étre vu, tout ce 
qui se passait aux abords de la maison Capeluche, el laissaient — 
passer quelques minces rayons de lumicre. L'Iroquois avait suivi 
son chef, et se tenait debout derriére lui, le regardant avec un mé- 
lange de tendresse et de respect, d’admiration et de gravilé, qui ne 
ressemblait en rien 4 la joyeuse et insouciante désinvolture de ses 
maniéres ordinaires. 

Sagamore restait muet, immobile, le regard vague et le front 
penché. L’Iroquois fit un pas pour le mieux voir, et, 4 la lumiére 
d'un rayon de soleil qui tombait sur le visage de son chef, il con- 
stata sur son visage une expression de trislesse inquiéte et décou- 
ragée qui ne lui était pas habituelle. 

— Ce n'est pas pour vous commander, chef, dit-il d’une voix insi- 
nuante, car si je suis le fils de Mars, vous étes son propre frére, de 
méme en connaissance suffisante avec les charmes d’Amphitrile, 
et quand vous me dites : « Jacques, va la-bas! » j’y vais, sans de- 
mander pourquoi ; « Fais ga! » je le fais. Vous me dites : « Tire! » 
Je tire, et je tirerais sur le nez camus de la Convention comme 
sur une cible. Vous me diriez : « Mets le feu 4 Paris! » je l’y met- 
trais; et pour ce qui serait d'‘Sller prendre Robespierre au milieu de 
ses gardes-du-corps, & la barbe de Tacherot, qui est un Hercule, : 





272 THERMIDOR. 


comme on dit, autrement dit le bourreau des cranes et autres ma- 
lins, quoi! je le prendrais par le plus extréme fondement de ses 
culottes de nankin, et je l’aménerais ficelé dans sa cravate jusqu’en 
haut du grand hétre de l’'Hermitage ci-devant de Villebon. Si ce n'est 
que ca, parlez, une, deux, trois! mais parlez, car je dis que ca fait 
du bien de soulager sa conscience, méme pour un qui n’aime pas a 
jacasser, oui ca réchauffe, de débiter ce qu’on a sur le coeur aun 
quelqu’un qui donnerait sa vie et en surplus ses quatre-z-yeux pour 
vous. 

— Tu as raison, mon ami Jacques, répondit Sagamore, en le re- 
gardant avec une bienveillance tendre, qui fit battre le coeur du 
soldat. Tu es aussi confiant que brave et fidéle 4 ton vieux compa- 
gnon, car bien que je n’aie pas encore quarante ans, voila longtemps 
déja que nous avons fait ensemble nos premiéres armes, et nous 
nous sommes trouvés tous deux 4 des affaires ot: nous avons laissé 
quelque peu du ndtre. 

Et, avec un sourire fugitif, il toucha son front, si bizarrement re- 
couvert d’un bonnet de toile, sous sa grande perruque noire. 

— Oui, reprit-i}, tu vas ot je te dis d’aller, sans jamais demander 
ni raisons ni explications. Il est bien juste que je te dévoile un peu 
de ma conduite. 

— Oh! dit le soldat-matelot, d’un ton insouciant, ce n’est pas 
que je sois curieux et que je tienne 4 savoir les raisons de votre 
conduite. Vous les savez. Qu’est-ce que ]’Iroquois a besoin de plus? 
Une téte pour quatre bras, c’est assez! Et nous voyons aujourd'hui 
que quand il y a tant de pilotes a la barre, le navire va en perdition 
4 tous les diables. Ce que j’en disais, c’est parce qu’il n’y a rien qui 
soulage, aprés une goulte de rhum, comme un brin de conver- 
sation. 

— Vois s'il n’y a pas de surprise a craindre. 

D'un saut, ’homme sortit de la chambre, tandis que Sagamore 
collait son ceil 4 une fente du volet. 

— Pas la plus petile embarcation a Ihorizon, dit Jacques en ren- 
trant. (’a été comme ca toute la journée; et les environs sont si tran- 
quilles pour un pays de mendiants, de caimans, d’espions et de 
traitres, comme est devenu mon village de Meudon, que je men 
sens tout inquiet. Cela rentre bien avec ce que j’ai entendu mur- 
murer dans le pays, et qui donnerait lidée qu’on prépare quelque 
coup de force et de trahison contre les gens de la maison vis-a-vis. 

Sagamore inclina la téte comme un homme qui approuve et 3 
qui, du reste, l’on n’apprend rien de nouveau. Il retomba un ins- 
tant dans sa réverie, puis secoua le ffont. 

— Sais-tu ce qui me rend soucieux, Jacques? Je ne puis chassef 


THERMIDOR, 215 | 


celte impression de mon esprit. Est-ce ce brillant soleil? Est-ce l’inex- 
plicable !Acheté de tout ce pays, de toute cette France, et de ses 
plus énergiques représentants? Sais-tu, Jacques, quel désir me 
presse? Je voudrais étre encore dans nos foréts d’'Amérique, et re- 
prendre cette vie sauvage que je maudissais tant alors, que j'ai 
quittée en courant mille dangers, et qui me parait si belle, si bril- 
lante, si heureuse, si riante 4 cette heure! 

— Heu, heu, dit Jacques, les Indiens et la famine! Pour des ar- 
bres, il y en avait de beaux et beaucoup, et des braves gens aussi. 
Mais c’était mal arrangé pour les repas, chef, et auss: pour la pro- 
tection des citoyens ; hé! hé! vous vous en souvenez, Sagamore. 

Celui-ci secoua la téte, et il reprit aprés quelques instants de 
réflexion, en fermant les yeux, comme s’il voulait échapper 4 quel- 
que vision importune. 

— Je n’ai rien a Vapprendre du temps passé, mon ami. Tu étais 
avec moi, dans ma compagnie d’artillerie, dés les premiéres luttes 
de ’Indépendance américaine. Le hasard et l’espril d’aventure t’a- 
vaient mené 14 ot j’élais venu moi-méme, précédant l’armée de mes 
compatriotes, et guidé par un sincére amour de la liberté. Tu te 
rappelles combien Ségur et ce pauvre Lozembrune me raillaient 
doucement, Lozembrune surtout... Ils m’appelaient un tre bizarre, 
parce que je supportais impatiemment qu’on me nommat comlte ou 
méme monsieur. J’exigeais qu’on m’appelat simplement Thomas du 
Plessis-Mauduit. Cela n’empécha pas qu’il ne s’établit entre nous des 
liens de vive tendresse, basés sur l’estime réciproque. 

— Je le crois bien, chef. Qu’est-ce qui aurait pu ne pas vous esti- 
mer! On disait entre nous, soldats, qu’on ne savait pas si vous étiez 
plus savant ou plus brave. Nos bas officiers racontaient que vous 
étiez un jour parti 4 pied pour un pays étranger qu’on nomme Graissa, 
4ce qu’on dit, pour bien savoir la place de deux armécs ennemies, 
a une bataille de... Plateau. | 

— Platée! mon vieux camarade; et je gagnai un petit écu. Car 
cest 4 la suite d’un pari et d'une discussion sur celte place que 
Javais entrepris ce voyage. 

— Et cette autre fois, quand vous vous étes introduit dans le camp 
des Anglais, en arrachant leurs palissades, pour le reconnaitre. 

— Qui, dit du Plessis-Mauduit avec insouciance; et le sourire 
qui avait animé son froid visage, 4 la pensée de ce pédestre voyage 
scientifique, disparut quand il s’agit de cet exploit, qui avait pour- 
lant émerveillé toute l’'armée franco-américaine. Je voulus pousser 
jusqu’au bout mes principes; et la guerre pour la liberté améri- 
caine, ferminée 4 peu prés, jallai 4 Saint-Domingue. Nous nous 
retrouvames la. Tu sais encore comment les négres me récompen- 











274 THERMIDOR. 


sérent. Ils essayérent de m’assassiner. On crut qu’ils avaient réussi. 
Pour le monde entier, pour mes amis, pour ma famille, je suis 
mort. J'ai lu mon acte de décés, et j'ai vu ma tombe. Tu me sauvas 
pourtant; tu me guéris. Nous parvinmes 4 gagner ]’Amérique du 
Nord, ou, aprés avoir couru mille dangers, et avoir laissé presque ma 
iéle au poteau du supplice, je fus adoplé par une des tribus des 
Sioux, et proclamé chef. 

— Et moi, pour lors je me fis Sioux, ol ’on m’appela le Siffleur, 
je ne sais pas pourquoi, tandis que je comprenais bien votre sur- 
nom, Sagamore, la fléche qui vole. 

— Et que de peines n’eimes-nous pas quand, aprés plusicurs 
années, l'amour de la patrie nous dévora le cceur, et ne nous laissa 
plus aucun repos! Enfin, nous revinmes en France. Mon réve s'était 
réalisé. La liberté régnait. Ah! combien je sentis mon cceur dé- 
chiré. Mes maitres les philosophes avaient annoncé, — et je le 
croyais fermement, — qu’avec la royaulé disparaitraient Ices haines, 
l’insolence, la corruption. La Révolation n’avait apporté que loute 
honte, toute lacheté, toute folie, V’avilissement de toutes les Ames, 
l’exaltation de toutes les bassesses, le régne de ignorance, et une 
corruption, une hypocrisie, une tyrannie, mille fois plus odieuse 
que tout ce qu’on racontait des plus mauvais temps de la barharie, 
de Ja féodalité et de la superstition. 

— C'est bien ga, dit flegmaliquement I’lroquois. 

— Je senlis le découragement et le désespoir! Je perdais le but de 
toute ma vie et l’aliment de toutes mes idées! 

— Un navire sans boussole, quoi! et qui s’en va en perdition sur 
le sein d’Amphitrite! 

— Je songeai 4 me tuer, au sein méme de la Convention, en 
maudissant les tyrans et la liberté. Puis, me relevant un peu, je 
pensai aller faire casser ma téte insensée dans les rangs de l’ar- 
mée francaise, qui, au moins, elle, tout en obéissant aux ordres 
des despotes conventionnels, était brave en face de l’ennemi. Mais 
je me relevai tout 4 fait. Je me dis que ce n’était pas assez pour 





réparer le mal que j’avais pu faire en préchant les idées dont ces 


monstres avaient tiré leur pouvoir et notre honte. Je voulus res- 
ter ici pour guetter le moment de les détruire. Je jurai que je sacri- 
fierais tout 4 ce plan, et que, ne m/’appartenant plus, j’oublierais 
tout pour éviter de me comprometire. C’est pourquoi, Jacques, tu 
m’as vu fovjours si prudent. Je me suis caché sous ce costume, et 
dans cette position, ow j’ai pu sourdement organiser un petit corps 
de gens braves et qui me sont dévoués. Oh! parfois, j'ai bien souf- 
fert de cette dissimulation. J’ai pu protéger et sauver d’honnétes 
gens, mais je ne l’ai fait que quand cela était possible, sans donner 





THERMIDOR. 275 


aux ferroristes la preuve directe et irrécusable que j’étais l’ennemi 
des jacobins. Aujourd’hui encore, je t’ai recommandeé de veiller sur 
la fille de M. de Lugniéres, un de mes vieux amis; Je me suis promis 
de protéger de mon mieux le pauvre Vulmer de Lozembrune, que 
Jalreconnu aujourd hui a Paris, dormant au coin d’une borne, et 
qui (jen ai maintenant la certitude) est celui que mademoiselle de 
Lugniéres altend ce soir, celui, en méme temps, que Pourvoyeur et 
ses jacobins gueltent pour le saisir au moment ow il accourra ici, 
auprés de sa fiancée; pourtant l'un et l’autre, qui sont avec toi ce 
que j’ai jamais eu de plus cher au monde, je les abandonnerai, si 
je ne puis les proléger sans compromettre, sans dévoiler et sans 
anéantir Thomas du Plessis, qui doit tout son étre, sa vie, comme 
ses sentiments, 4 la destruction de la Terreur. 

Il resta un instant muet. Son austére visage s'élait animé, et ses 
yeux mornes brillaient maintenant d’un éclat fiévreux. 

— Tout ga c’est bien parlé; et, d’ailleurs, c’est bien, si c'est 
comme vous le désirez, dit Jacques, qui ne voulait pas laisser son 
chef sur ces pensées qu’il savait lui étre surtout douloureuses. Mais 
vous m'aviez promis de me dire ce qui vous a ramené de Paris, 
avec un visage tout désespéré. 

— Ah! j’avais eu un instant l’espoir que j’allais pouvoir travail- 
ler énergiquement et au grand jour a cette besogne, a la destruction 
du tyran. Les Montagnards savent que je ne suis pas sans influence, 
etils me croient un des leurs, c’est-a-dire l’ennemi de Robespierre, 
mais ]'ami de la Terreur, qu’ils feraicnt seulement passer des mains 
de Maximilien dans les leurs. Ils m’avaient donc convoqué chez le juré 
Roussillon, 4 l’hdtel Lameth, cul-de-sac Notre-Dame-des-Champs, ou 
ils se réunissaient aujourd’hui 4 midi pour comploter la chute du 
tyran. 

— Eh bien, quoi! c’est déja un joli commencement. Il n'y a rien 
de plus beau que de voir les crocodiles se manger la queue en fa- 
mille, comme dit... 

— Les laches! les laches! murmura Thomas du Plessis, aussi 

‘laches 4 subir cette insupportable tyrannie qu’ils ont été braves a 
combattre la débonnaire autorité du roi; aussi laches 4 courber 
la {te qu’ils ont été hardis 4 prendre par centaines et par 
milliers celles des vieillards, des prisonniers, des femmes et des 
enfants. 

Sagamore restait immobile, mais son teint toujours si uniforme 
se constellait de plaques rouges, et c élait pour Jacques un signe 
d'une telle exaltation, qu’il chercha 4 rompre cette conversation. 

— Bah! Sagamore. Tout ca, comme disait Christophe Colomb, 
cam’est d'un autre hémisphére. Et, conséquemment, je m’en lave 








276 ‘THERMIDOR. 


les mains, et ca m’est indifférent... Vous continuerez, chef, 4 me 
dire : Fais ci et ca, et je le ferai comme par-devant. Quand nous en 
aurons assez de ce bosquet et de ce jardinet, qu’ils appellent une 
forét, la forét de Meudon, nous irons revoir les Sioux. Voila. 

— Non, Jacques, dit gravement Thomas du Plessis, je risque ta 
vie comme la mienne, 1] faut que tu saches pourquoi. 

— Chef, répliqua Jacques avec sévérilé, yous oubliez mes droits, 
mes droits a votre amilic. 

— Non, mon viewx camarade, je sais que tu as aventuré cent fois 
ta vic sur un signe de moi. Mais je puis étre pris ou tué, il faut que 
tu connaisses bien la position pour achever ce que j'ai commencé. 
Ecoute attenlivement, je serai bref. Les Montagnards ont appris 
que Robespierre veut frapper un coup pour détruire la Montagne, 
seule puissance qui puisse vouloir metire obstacle & ses projets de 
dictature. Le reste de la Convention est, comme la France, telle- 
ment habituée 4 trembler devant les Comités de Salut public et de 
Surveillance générale, et devant les chefs de la Montagne, que Ro- 
bespierre croit n’avoir 4 faire qu’une seule chose : se mettre en 
place des Comités et de la Montagne. Il sera, en un clin d’ceil, mai- 
tre de la France, tant la place a été bien préparée pour une tyrannie 
dictatoriale, la plus violente, la plus sauvage, la plus solide, et la 
plus respectée en méme temps, qu’on ail jamais vue ou révée. Et 
pour se mettre a la place des Comités et de la Montagne il ne veut 
méme pas les détruire, il croit, 14 encore, qu’il lui suffira d’en 
guillotiner quelques membres pour achever d’énerver les autres. 
Tu me comprends bien, Jacques! Eh bien, qu’est-ce que tu aurais 
fait si tu avais été un Montagnard ? 

— Sauf respect, j’aurais commencé par tordre le cou au citoyen 
Robespierre, et l'on aurait vu, foi de fils de Mars! 

— Eux, ils ont commencé par se mettre aux genoux de Robes- 
pierre, et ils lui ont demandé, i] y a quelque temps, Ja paix, que 
celui-ci a accordée 4 grand’peine, et en en devenant plus haineux 
que jamais. Aussi, bien que les membres du Comité de Surveillance 
aient annoncé publiquement 4 la Convention qu’il n’y avait nulle 
ombre de dissentiment entre eux et ccux du Comité de Salut public, 
ou Robespierre domine, ou plutét semble dominer (car on se perd 
au milieu de toutes ces misérables querelles de vanité, qui divisent 
nos fyrans sans adoucir leur férocité), je te dis donc que, malgré 
ces annonces publiques, les bruits ont persisté. Les Montagnards 
ont pris peur. Ils se sont réunis aujourd'hui chez un juré, ennemi de 
Robespierre, et ils ont convoqué quelques hommes énergiques, en 
qui ils ont confiance, comme Heurtevent, le cabaretier des gardes- 
francaises, d’Ossonville, agent élevé du Comité de Surveillance, quel- 


THERMIDOR. 277 


ques aulres et moi, que mes relations avec du Barran, membre de 
ce Comité, ont mis en évidence. 

— Bon, dit Jacques, les voila réunis avec de braves gens. Allons, 
un peu de courage, fas de gueux! 

— Non, les misérables ne cherchaient pas 4 sauver la France, pas 
méme la République, ils ne cherchaient qu’a sauver leur téte. Voila 
ce qui est arrivé. Des conspirateurs, royalistes 4 ce que j'ai pu voir 
(et sirement mon ami Vulmer de Lozembrune en est avec son com- 
pagnon le baron de Batz — tu m’as souvent entendu parler de tout 
cela—), ont pu saisir de trés-importants papiers chez Robespierre. 
lls en ont fait connaitre quelques-uns 4 nos Montagnards. Ces pa- 
piers prouvent bien deux choses : que Maximilien est en relation 
avec l’Angleterre, et qu’ii veut se débarrasser de quelques ennemis. 
Eh bien, les laches, par peur d’engager la lutle, aiment mieux se 
persuader que ces renseignements sont trop vagues. 

— Sauf respect, c’est comme les autruches, que je les ai vues, 
qui mettent leur nez dans leurs ailes, dans lespérance qu’en ne 
voyant pas les coups pleuvoir elles ne les sentiront pas. 

— Exactement, Jacques. Chacun espére que son voisin seul est 
menacé et que lui échappera, et ils font semblant de croire que Maxi- 
milien ne menace pas la République. lls demandent pour marcher 
quon leur montre la liste des trenle proscrits, des trente Monta- 
gnards, que Robespierrea marqués pour la mort, liste que les conspi- 
rateurs inconnus prétendent avoir par devers cux. Ah! si nous 
pouvions, par l’intermédiaire de Lozembrune, dont je compte me 
faire reconnaitre demain, avoir ces papiers, il me semble que je 
sauverais la France. 

— C’est bien, chef, dit l'Iroquois, avec un gros rire, si jamais je 
lestrouve en me promenant dans lcs bois, ob faudra-t-il les porter? 

Sagamore le regarda gravement. 

— Si tu les trouves, dit-il, et que je sois tué ou empéché, tu les 
porteras chez Tallien, 4 son domicile, au Marais, rue de la Perle, 
n° 460; chez Legendre, 4 son domicile, rue de Beaune; chez Bour- 
don (de \’Uise), 4 son domicile, rue des Péres, faubourg Germain, 
n’ 15, ou chez le citoyen Thuriot, que tu trouveras le plus souvent 
hors de chez lui, rue des Fossés-Bernard, section des Sans-Culottes, 
ne 1220, chez une amie. 

— C'est dit, répliqua Jacques; car, comme a dit Christophe Co- 
lomb, il n’y a que les montagnes qu’on ne rencontre pas. II signi- 
fiait : sur la mer, & ce que je suppose, car sur la terre on ne man- 
que pas d’en rencontrer. 

— Mais, continua Thomas du Plessis-Mauduit, qui avait retrouvé 
lout son flegme et son calme glacial, je suis décidé A une chose, 





278 THERMIDOR. 


pour toi comme pour moi. Si Robespierre l’emporte (et ce doit étre 
décadi prochain, 10 thermidor, aprés-demain, que sera proclamée 
sa diclature), primidi, 41 thermidor, Robespierre sera mort. C’est 
ce fusil-ci qui le frappera entre les deux yeux. Toi, tu te chargeras 
de son dauphin et futur héritier, Saint-Just. Les autres ne sont pas 
4 craindre. Aprés le coup, nous jetterons nos armes; et, pour mon- 
trer que nous sommes dcs juges et non des assassins, nous nous 
rendrons 4 la Convention, si l’on ne nous a pas mis en mille piéces, 
ce qui est probable. 

— Probable, chef, répéta tranquillement I’[roquois. C'est en- 
tendu. D’une facon ou d'une autre, Saint-Just sera fini, primidi 
prochain, foi de fils de Mars. C’est sacré. 

Et par un reste d’habitude de marin de Pancien coins il des- 
sina dans l’air, avec son pouce, un signe de croix. 

— Maintenant que s’est-il passé ici pendant mon absence? 

— La jeune fille de votre ami a ¢té enlevée aprés que vous )’avez 
eu débarrassée de son enleveur. 

— Je le sais. 

— Et personne dans le pays ne connait celui qui l’a enlevée. 

— Je le connais, dit Sagamore. Et, demanda-t-il avec quelque 
émolion, elle n'est pas revenue depuis? 

— Non. 

Une légére paleur envahit les joues de Sagamore. 

— Pauvre enfant, murmura-t-il! Dieu sait ce qui a pu lui arriver 
entre de telles mains! Mais, conclut-il d’une voix plus séche et rude, 
nous ne nous appartenons pas. Nous ne pouvons faire pour eux, 
j’entends pour Vulmer, pour elle, et pour les honnctes gens qui 
demeurent 14 en face, que des efforts bien prudents et bien vains, 
sans doute! Quoi encore? 

— La petite coquine m’a remis ce que vous désiriez, un blanc- 
seing du Comité de Salut public. 

— Bien, donne-le-moi. Et puis? 

— Il est entré 1a mademoiselle de Brion, et Anglais blessé et 
amené par Manon, qui est repartie aussitét. J’ai vu rdder aux alen- 
tours le fils de ce gueux de Pourvoyeur. C’est tout. 

Thomas du Plessis réfléchit pendant quelque temps. Puis il fit 
signe 4 Jacques, — il avait assez parlé pour un jour, — et tous 
deux sortirent avec grandes précautions. 

Une fois arrivés dans la ruelle des Pierres, ils ne se cachérent 
plus. Ils descendirent vers la rue des Princes. 

Ils étaient 4 peine au milieu de la ruelle, qu’ils furent arrétés par 
un petit rassemblement. Un homme de haute taille, aux cheveux 
hérissés, le visage dégouttant de sueur, aux prunelles flamboyantes, 





THERMIDOR. 279 


aux vétements déchirés et salis de poussiére, retenait par le bras 
une vieille femme, portant un panier rempli de légumes. II lui 
adressait des paroles entrecoupées, véhémentes, peu intelligibles, 
ou, du moins, que la femme faisait signe de ne pas comprendre. 

— Oui, disait Phomme d’une voix tantdt furieuse, tantdt sup- 
pliante, oui, on me I’a dit... C’est bien toi... La maison ot tu de- 
meures renferme une jeune arislocrate... Attends... Marie, oui, Ma- 
rie-Thérése, oui, ah! mon Dieu, oui... Seigneur. Réponds, je t’en 
supplie. Est-ce vrai?... Réponds. Elle attend son mari... aujourd'hui, 
cesoir. Réponds. Est-ce vrai? un blond..., une grande barbe blonde. 
Aristobule des Piques! Réponds! Ah! j’ai livré dans ma folle jalou- 
sie... ma femme et mon enfant! Réponds! Existe-t-elle, cette jeune 
fille? Oui, je les ai livrés au Tribunal révolutionnaire, ma femme et 
mon enfant! Mais je puis, je veux les sauver, quand je devrais... 

— Citoyen Heurtevent, dit Sagamore, en se plantant devant lui et 
en fixant sur lui son ceil impassible, que dis-tu? que fais-tu? Laisse 
celle vieille femme. Es-tu un homme? viens, je te donnerai tous les 
renseignements. Viens. 

Il lui prit le bras. Heurtevent se laissa conduire, en regardant 
Sacamore d’un air hébété. Manon, c’était la veille femme, disparit 
prestement et regagna sa maison. 


Cuartes p HéRIcavt. 
La suite prochainement. 








LA 


FORTUNE PUBLIQUE ET PRIVEE 


EN ANGLETERRE 





National income, by Dudley Baxter. — Statistics of the board of trade. — Statisti- 
que de l'industrie francaise (enquéte de la Chambre de commerce). — Tableau 
général du commerce de la France. — Statistique de la France (agriculture, 
enquéte de 1862). — Statistique de la France, par M. Block, etc., etc. 





La statistique est une science beaucoup plus en honneur chez 
nos voisins que chez nous. Ils ne se contentent pas, comme nous le 
faisons, de quelques chiffres et de quelques données; ils veulent se 
rendre un compte exact de tous les faits sociaux, de ceux qui ont 
rapport 4 la vie intellectuelle et morale aussi bien que de ceux qui 
concernent la vie matériclle. 

De ces études et de ces recherches ils ont déduit des lois incon- 
nues; ils leur doivent des enseignements utiles. Le curieux, le poli- 
tique, le moraliste puisent également 4 cette source féconde. 

La statistique est en effet une science qui ne fait que de naitre, et 
qui est destinée 4 prendre dans le domaine des choses de 1’esprit une 
importance capitale. On sera étrangement surpris, un jour, du peu 
de cas que l’humanilé a fait si longtemps de cet enseignement. Des 
solutions inattendues, et propres 4 résoudre les problémes politiques 
les plus compliqués, ressorliront de cette collection de fails, grace 
au simple rapprochement de quelques chiffres. Pour n’en citer qu'u0 
exemple, et un des plus grossiers, les famines qui désolaient jadis 
le monde avec une périodicilé en apparence inévitable, sont en grande 
partie conjurées aujourd’hut par la stalistique. Savoir combien cha- 
que nation produit de blé par an, connaitre par conséquent les |:e- 


LA FORTUNE PUBLIQUE ET PRIVEE EN ANGLETERRE. 281 


soins et les ressources de chacune d’elles, n’est-ce pas donner au 
commerce les indications indispensables pour lui permettre de pui- 
ser aux greniers trop remplis et de fournir a ceux qui sont vides? 
Nous savons 4 peu prés le nombre d’hectolitres de blé que la France 
consomme par an; nous possédons une statistique judiciaire trés- 
exacte; nous connaissons le tonnage de nos marchandises et le chif- 
frede nos importations et de nos exportations; enfin nous suivons 
tant bien que mal les progrés trés-lents de ]’instruction publique. 
Joignez 4 cela le mouvement de la population, et vous aurez la no- 
menclature 4 peu prés compléte des communications que le gouver- 
nement veut bien nous faire tous les dix ans sur |’état moral et ma- 
tériel du pays. 

Cest quelque chose, mais c'est loin d’étre assez. Si, par exemple, 
vous demandez 4 un haut employé du ministére des finances ou du 
commerce, voire méme au ministre lui-méme, & combien il estime 
le revenu annuel de la France, vous recevrez les réponses les plus 
discordantes. Les uns vous parleront de 25 milliards, d’autres de 20, 
d'autres de 15, d’autres de 12. Je me souviens d’une discussion fort 
sérieuse au Corps législatif, o4 des hommes qui semblaient égale- 
ment compétents estimaient, l’un 4 15 milliards, et l'autre a 7, les 
produits agricoles annuels. Et, sans cette contradiction, nos hono- 
tables dépulés eussent considéré comme avéré aussi bien le premier 
chiffre que le second. Non-seulement ils n’avaient 4 cet égard aucune 
notion, mais méme ne semblaient éprouver aucun embarras et au- 
cun regret de leur ignorance. . 

Yous trouverez cependant, de temps a autre, dans le discours d’un 
ministre, une indication vague sur ce sujet. Les économistes s’en 
occupent. Des hommes distingués, tels que M. Block, ont étudié la 
question et tenté de la résoudre; mais ils se plaignent 4 l’envi de ne 
pouvoir arriver qu’a des résultats trés-imparfaits, le gouvernement ne 
Meltant a leur disposition que des données incertaines et peu détail- 
les. Aussi sont-ils obligés de recourir aux méthodes les plus singu- 
liéres, aux expédients les plus ingénieux, mais, par cela méme, les 
plus délicats et les plus sujets 4 erreur, pour arriver a des chiffres qui 
varient de plus du quart. Sur ce point, je le répéte, il existe pourtant 
une sorte de lueur crépusculaire. Mais si l'on pousse la curiosité plus 
loin, et qu'on vienne interroger les maitres de la science sur la ma- 
niére dont se répartit le revenu annuel de la France entre les diffé- 
rentes classes de la société; si on demande, par exemple, 4 combien 
s’élévent, bon an mal an, les salaires de la grande et de la petite in- 
dusirie, combien de gens possédent un revenu donnant l’aisance, 
combien peuvent étre classés parmi les riches, ils vous répondent, 
d'un air désolé, que jamais l’Etat ne s’étant préoccupé de semblables 

25 Ocross 1872. 19 


282 LA FORTUNE PUBLIQUE ET PRIVEE 


détails, et, en particulier, élant incapable & lui seul d’arriver 
4 aucune constatation sérieuse, ils ne savent pas, tls ne peuvent 
savoir. 

On dirait vraiment qu'il n’y a FA qu’une curiosité indiscréte et pué 
rile; cependant il est fréquemment question de |’impdt sur le re- 
venu, des ressources que Fon pourrait en tirer; on évalue 4 150 mil 
lions environ la contribution qu’it pourrait fournir, en |’établissant 
sur le pied de 5 pour 100. Le public s’imagine que le gouvernement, 
les commissions de la Chambre, les économistes eux-mémes, ont & 
cet égard des notions certaines. Il n’en esf rien, et je mets au défi 
M. Pouyer-Quertier, M. Thiers et M. Casimir Périer de nous dire si 
la France compte quarante mille, quatre-vingt mille ou cent mile 
personnes possédant plus de 10,000 francs de revenu. 

Cette constatation est-elle donc si difficile? Je ne le pense pas. Les 
peuples tes plus riches et les plus avancés en civilisation sont ceux 
chez fesquels une recherche de cette nature est la plus aisée, bien 
qu'ils sorent, par le fait méme de leurs richesses, cenx qui ont le plus 
d’articles 4 fournir 4 cette prodigieuse addition. fl en est de ces na- 
tions fortanées comme des grandes maisons de baaque et de com- 
merce dont la comptabilité, quoique immense, est ptus claire et 
mieux tenue que celle d'un humble détaillant. 

En téte de ces peuples favorists se trouve l'Angieterre. Nufle av- 
tre nation n’a un commerce aussi éterdu, une: industrie aussi active 
et des capitaox ;lus considérables 4 créer ou & dépenser. Nulle av- 
tre, néanmoins, n’a ses livres tenus plus & jour. Le Royaume-Uni est 
le seul ot Yon puisse étabhir, non un bilan exact de la fortune pu- 
blique, mais une approximation & peu prés sérieuse de le production 
annuelle de l’industrie et de l’agriculture. 

Ces recherches ont été faites par différents écrivains, sans parler 
des ministres ct des hommes ¢’Etat qui sont venus apporter au par- 
lement le résultat de leurs mvestigations. 

Les documents sont nombreux, les points de repére assez faciles, 
grace 4 lincome tex; bref, |’Angleterre sait sujourd’ hui d’une facon 
satisfaisante ce qu’elle gagne et ce qu'elle dépense. 

En écrivant ces lignes, nous avons sous les yeux un tableau fort 
ingénieux, tracé par un des économistes les plus estimés de Ja 
Grande-Bretagne. Je regrette, en vérité, de ne pouvoir montrer au 
lecteur cette vivante et singuliére rmage de Ia richesse pablique ches 
nos voisins. Imaginez-vous une sorte de pyramide teintée en rese et 
reposant sur une base coforiée cn bleu. Cette pyramide est coupée 
par des lignes transversales qui se terminent par un chiffre a che- 
cune de leurs extrémilés. Les tranches du céne ainsi séparées par 
ces lignes figurent : la premiére, la classe des capitalistes possédant 


EN ANGLETERRE, 283 


125,000 francs, et plas, de revenu annuel. C’est le sommet de la py- 
ramide. La seconde tranche, les possesseurs de 25,000 francs de 
rente, et plus, jusqu’a 125. La troisidéme, ceux qui jouissent de — 
7,000 francs de rente jusqu’a 25,000. La quatriéme, les capitalistes 
ayant de 2,500 francsde revenu jusqu’a 7,500. La cinquiéme, enfin, 
les petits rentiers ayant 1,200 francs de revenu, et plus, jusqu’é 
9,300. Telles sont les divisions de la pyramide. La base étroite et al- 
longée figure le travail manuel, la classe des prolélaires travaillant 
de leurs mains. La premiére tranche andique que huit mille cing cents 
personnes possédent chacune 125,000 francs derente et plus. La tota- 
lite de leur revenu est estimée &@ 3,453 millions. La seconde montre 
que quarante-huit mille personnes seulement ont un revenu qui va- 
rie de 25,000 @ 125,000 francs, donnant un tolal de 2 milliards ea- 
viron. La troisiéme comprend cent soixante-dix-huit mille personnes 
possédant 2,400 millions. La quatridme, un million de personnes 
environ fournissant 2,700 millions. La derniére, composée de quinze 
cent mille personnes, posséde 2 milliards. Quant a la base, elle com- 
prend onze milliogs de prolétaires, dont les gains annuels produi- 
sent 8 millards. La ftotalilé de ces revenus ef de ces gains donre 
20 millards envirom. 

Nous avons temu a suixre exactement le plan de l'auteur anglais. 
ll vous initie brusquement au résultat de ses longues recherches en - 
plagant en téte de son ouvrage cette planche coloriée, ce pie de Te- 
nériffe, comme il le dit lui-méme, de la fortune publique de ]’An- 
gleterre. Plus tard il vous expliquera comment il est parvenua éta- 
blir ce bilan d'une fagon & pau prés rigoureuse, ce que signifie au 
juste ce total de vingt milliards et les conséquences économiques 
qui ressortané de son travail. 

Nous ne nous ékendsons pas languement sur les procédés d'io- 
vestigation de M. Baxter; id mous suffira de dire que l'izcome taz lui 
fournit en premier lieu ua élément inés-sérieux d’appréciation. On 
sait qu’en Angleterre tous les possesseurs d’an revenu supérieur a 
ceat ivres sterling sent tenus a déclarer leur revenu, et que sous 
ce nom de revenu sont compris aussi bien les gains du commercant 
et les honoraires des médecins et des hommes de toi que les rentes 
ou les fermages du capitaliste. Mais cette déclaration fort imparfai- 
lement cantrélée et laissée & j'arbitraine de l'intérét particulier ne 
saurail étre admise que sous bénéfice d’inventaire. 

Assez exacte, en général, en ce qui concerne les fermages et les 
loyers, parce que la coustatation de la fraude en pareille maticre 
serait facile, elle est trés-suspecte lersqu’elle s’applique aux gains 
et aux profits. Tel commergant ou tel médecin pour faire illusion 
sur sa clientéle, déclare au dela de ce qu’il gagne, tel autre plus 


384 LA FORTUNE PUBLIQUE ET PRIVEE 


économe ou plus assuré de son renom médical ou industriel dimi- 
nue, en revauche, le chiffre de ses affaires. 

Quelques exemples en fourniront la preuve. Vingt-huil personnes 
furent expropriées 4 Londres lors dela construction de Cannon street, 
Lorsqu’il fallut établir l’indemnité a laquelle elles avaient droit, elles 
évaluérent leurs profits annuels & douze cent mille francs : lenr dé- 
claration d’income tax n’était que de deux cent vingt-cing mille, et le 
jury leur alloua sept cent mille francs. M. Baxter atenu comple de 
ces dissimulations qu'il estime en général 4 seize pour cent en An- 
gleterre et 4 dix pour cent en Ecosse et en Irlande. 

Dans l’évaluation du mentant des salaires des ouvriers, |’élément 
fourni par l’income tax ne se retrouve plus, mais en revanche les 
appréciations sont infiniment plus aisées. On connait les salaires de 
chaque corps de métier, et le nombre des ouvriers, hommes fem- 
mes ou enfants. Les gréves si fréquentes chez nos voisins viennent 
4 chaque instant fournir des chiffres rigoureux pour une industrie 
tout entiére, enfin la question ouvriére est si brdlante de !’autre 
cété du détroit que des enquétes parlementaires faites avec le plus 
grand soin projettent la lumiére jusque dans les ateliers les plus 
relirés, jusqu’au fond des mines les plus profondes. Travail des 
femmes, travail des enfants, chémages, maladies fournissent autant 
de volumes dans les curieuses collections qu'on nomme une en- 
quéte parlementaire. 

Enfin pour justifier complétement a]’égard du lecteur francais les 
calculs de M. Baxter, ilnous suffira de dire qu’ils concordent avec les 
chiffres solennellement fournis au Parlement par le chancelier de 
l’Echiquier, l'illustre M. Gladstone, un des hommes d’Etat de }'Ar- 
gleterre qui s’est le plus occupé, par gout et par devoir de charge, de 
celte grave question, le montant de la fortune publique. 

Acceptons donc le tableau de M. Baxter tel qu’il nous le montre 
et examinons plus en détail les faits curieux qu’il nous révéle. 

En premier lieu ct & prendre son ingénieuse pyramide par le haut 
on reste stupéfié. Huit mille cing cents personnes possédent entre 
elles trois milliards cent cinquante-trois millions de revenu ce qui 
denne en moyenne a chacun 970,000 livres de rente. Les moins 
riches de cette tranche possédent 125,000 livres de rente, les plus 
opulents, tels que lord Bute ou le marquis de Westminster, ont plus 
de sept millions de revenu annuel. Tout un état social nous est aussi 
révélé en trois chiffres. Si les choses ont leurs larmes comme dit le 
poéte latin, les chiffres n’ont-ils pas aussi leur lyrisme ? N’entrevoit- 
on pas au travers de cette séche mention: — trois milliards répar- 
tis entre huit mille favorisés, — le luxe prodigieux, la dominalion 
irrésistible, l’orgueil humain dans son expression la plus altiére, le 





EN ANGLETERRE. 285 


contraste inovi de l’opulence extréme et de l’extréme misére, ici la 
dépopulation des campagnes transformées en parcs ou en prairies, 
etpar suite l’agglomération effroyable du prolétariat industriel dans 
les villes, 14 au contraire le paysan n’ayant pas la fabrique ou la 
mine pour ressource et réduit 4 prendre a bail un demi-hectare de 
terrain avec une hutte de torchis en guise de ferme, et une béche en 
maniére de charrue'. 

En descendant de ces hauteurs ot l'air est si vif qu’il vous étouffe, 
arrétons-nous sur la seconde section du pic. I.4 nous nous trouvons 
en présence de la fortune moyenne; celle qui nous est connue en 
France, les revenus de vingt & cent mille francs 4 peu prés. Qua- 
rante-huit mille personnes, avons-nous dit, rentrent dans cette ca- 
tégorie. Elles possédent entre elles toutes deux milliards. Notre éton- 
nement ici sera inverse. Quoi il n’ya en Angleterre que quarante- 
huit mille millionnaires, et petits millionnaires méme, carla moyenne 
ne donne 4 chacun que quarante mille livres de rente? Une des er- 
reurs les plus répandues en France consiste a surévaluer étrange- 
ment la fortune des riches; et je suis certain que l'on étonnerait 
étrangement M. Tolain et les mutuellistes de son école, en lui prou- 
vant qu’en totalisant les revenus de toutes les personnes possédant 
en France plus de quinze mille livres de rente on n’alteindrait pas 
une somme de deux milliards. Il importe encore de faire observer 
que la premiére tranche de M. Baxter n’existe pour ainsi dire pas en 
France. Cette classe ne formerait méme pas un petit rocher 4 |’ex- 
trémilé dela pyramide’. 

Mais revenons au travail de M. Baxter. 

Quarante-huit mille personnes ont un revenu qui donne l’aisance 
ou qui constitue méme la richesse, mais non lopulence. C’est la 
haute bourgeoisie anglaise, la masse des commercants, des négo- 
ciants, des rentiers. Relativement peu de propriétaires fonciers. On 
ne posséde pas en Angleterre telle bagatelle que trente ou ‘quarantec 
mille francs de rente en fonds deterre, ou du moins ces proprictaires 
forment l'exception! Donc cette haute bourgeoisie salisfait ses gouts 
decampagne au moyen d’un collage et de quelques acres de terrains 
situés dans le yoisinage d'une grande cité, mais la majeure parlie 
dela vie se passe derriére un comptoir, 4 un office ou dans un 
square. 


' Voir fe curieux ouvrage de M. rench : Realities of trish life. 

* Je ne crois pas qu'il y ait mille Francais jouissant de plus de cent vingt~cing 
mille livres de rente. Les recherches auxquelles je me suis livré a cet égard, me 
permettent d’affirmer que la totalité de leurs revenus ne dépasse guére trois cents 
millions. La section au-dessons, au contraire, est considérable et ne différe pas 
sensiblement de la section similaire en Angleterre. 





286 LA FORTUNE PUBLIQUE ET PRIVEE 


Descendons encore. Nous voici parvenus aux revenus moyens. 

Cent soixante-dix-huit mille personnes joutssent de sept milte 
cing cents francs &4 vingt-cing mille francs de rente et possédent en- 
tre elles toutes deux milliards de francs de rente. Cette classe ou 
tranche, renferme la bourgeoisie inférieure, les employés, les offi- 
ciers de bas grade, le moyen commerce, le clergé. I en est peu 
parmi eux qui soijent des rentiers, c’est-a-dire, ainsi que nous Yen- 
tendonsen France, des oisifs vivants de leurs rentes. Une fortune 
aussi minime, et en général une famille trés-nombreuse ne permet- 
tent pas Poisiveté. Tous ces gens travaillent. La rente de leur capi- 
tal, lorsqu’ils en ont un, n’est qu'un des éléments de leur revenu. 

Un million vingt-six mille personnes jouissent d’un revenu su- 
périeur 4 cent Jivres sterling (2,500 francs) et inférieur a trois cents 
(7,500 francs). Elles réuntssent deux milliards sept cent millions de 
francs entre elles toutes. Les observations que nous avons faites pré- 
cédemment s’appliquent avec plus de justesse encore & cette catégo- 
rie. Enfin Ja derniére classe, celle qui comprend les possesseurs de 
quinze cents 4 deux mille cing cents francs de rente, n’appartient 
pour ainsi dire pas 4 la bourgeoisie, fermiers, contre-maftres, né- 
‘gociants au détail, petits employés titulaires de rentes viagéres, ou- 
vriers enrichis, tels sont ceux quila composent. 

Au-dessous s’élend cette base teintée en bleu, large mais de faible 
hauteur, qui figure le prolétariat ou plutét le salariat ; onze millions - 
d’étres humains la composent. Dans ce nombre sont compris les 
femmes comme les hommes!. Ouvriers des manufactures, servantes, 
paysannes enrdlées dans les gangs*, house-maids, aussi bien que les 
mineurs, les artisans de toute sorte, les soldats, les marins, tous 
ceux enfin qui vivent du travail de leurs bras et qui ne possédent pas 
d’épargnes ou du moins d’épargnes sélevant 4 1,200 francs de 
rente. Leur salaire moyen est plus considérable que celui des tra- 
vailleurs de toutes les autres nations sauf les Etats-Unis. Il s’éléve & 
750 francs par an, ce qui donne, 4 deux cents cinquante journées de 
travail par an, 3 francs par jour. Ce salaire néanmoins ne représente 
pas une plus grande source de jouissances que celui du travailleur 
francais ou belge. La vie anglaise est chére. Un grand nombre d’ou- 


‘ Cette observation, au reste, s’applique & toutes les calégories que nous avons 
énumérées. 

* On nomme ainsi ces bandes de femmes et d’enfants enrdlés par les entrepre- 
neurs et se rendant chez les fermiers au moment des grands travaux agricoles 
pour les exécuter plus rapidement que ne le peuvent faire chez nous les ouvriers 
4 l'année ou les paysans de villages voisins. La troupe part du bourg voisin, fat 
quatre ou cing kilométres pour aller, autant pour revenir. Elle n’est composée 
que de femmes ou de garcons 4gés de moins de quinze ans. 


EN ANGLETERRE. 287 


vriers mangent de Ja viande, tous prennent du thé plusieurs fois 
par jour, la dépense faite chez le boucher et l’épicier enléve a l’ar- 
tisan l’excédant:apparent de ses gains, et si l’on objecte que cette dé- 
pense représente une jouissance, nous répondrons qu'il faut fenir 
compte du climat, qui exige, sous peine de mort, une alimentation 
trés-substantielle, riche en azote ou en carbone. On ne saurait, ce 
me semble, considérer um appélit plus exigeant comme une source 
plus grande de satisfactions. 

Vingt milliards trois cent cinquante-deux millions. Voila donc le 
revenu annuel total des trois royaumes. En chiffres ronds, de dix 
milliards appartiennent aux classes riches ou aisées, dix milliards 
aux ouvriers ou aux petits capitalistes ne possédant que 1,200 francs 
de rente. La jigne des cent livres sterling, observe M. Baxter, peut 
étre appelée Ja ligne équatoriale de la fortune publique en Angle- 
terre. 

Ala vue de ce singulier et instructif tablean, une sorte d’inquié- 
tude s’impose 4 l’esprit de ceux mémes auxquels les doctrines socia- 
listes inspirent le plus d’borreur. Huit mille personnes possédent 
le sixiéme du revenn total de )’Angleterre. Ne serait-il pas dési- 
rable que cette richesse exorbilante fut répartie plus également? 
Ny a-t-il pas abus dans cette agglomération prodigieuse? Si ces 
huit mille personnes se trouvaient réduites & ne posséder, par 
exemple, que cent mille livres de rente chacune, les deux milliards 
ainsi réparlis entre les autres catégories de citoyens, et surtout 
parmi jes travailleurs, ne les enrichiraient-ils pas d’autant au pro- 
Gt de la communauté? Au point de vue de ]’économie politique, c’est 
la une erreur capitale, sans parler méme de l’injustice et de l’im- 
possibilité de la répartition. 

Nous verrons plus loin que les trois milliards possédés par la 
haute aristocratie représentent, pour une portion assez notable, des 
salaires distribués par huit mille répartiteurs d’une espéce particu- 
lire! Mais autre chose est de savoir si les grandes fortunes sont 
nuisibles, ou si le monopole de la terre nest pas un abus et une 
cause de démoralisation. L’Angleterre est incontestablement menacée 
par l'sccumulation des biens-fonds dans les mains de son arisfocra- 
be, le danger ne provient pas de ce que l’aristocralie est riche, mais 
de ce que cette richesse est presque exelusivement constituée par la 


Les substitulions anglaises ont eu un résultat trés-différent, selon 
qu'on considéne l’Angleterre proprement dite ou l’irlande. 

Dans la plas grande des Iles Britanniques, les substitutions ont 
dépeaplé les campagnes, agrandi les fermes et substilué les prai- 
Mes aux terres a blé. En Irlande, elles ont amené une division dé- 





288 LA FORTUNE PUBLIQUE ET PRIVEE 


sastreuses des exploitations agricoles et l’agglomération des popu- 
lations rurales. Résultat absolument opposé et dd cependant a la 
méme cause : le paysan ne posséde plus le sol. La ot louvrier 
agricole a pu s’éloigner sans étre exposé 4 mourir de faim, il est 
parti. Le grand propriétaire, loin d’y perdre, y a gagné. Il ne garde 
dans son voisinage qu'un échantillon de paysannerie, pour |’agré- 
ment et pour la montre. Jolis cottages, habités par des familles 
robustes et satisfaites. Maison d’école modéle, presbytére élégant, 
église gothique en bon état, lel est le tableau riant qu’un riche 
propriétaire peut se donner a peu de frais, a la condition de n’avoir 
autour de lui, que des gardes, des jardiniers et des ouvriers & 
l'année. 

Le paysan véritable est parti, il s’est rendu a la ville manufac- 
turi¢re la plus proche. Il travaille dans une usine. Sa femme et ses 
filles continueront, il est vrai, 8 s'‘occuper de travaux champétres 
pendant deux mois de l’année environ. Mais elles partiront chaque 
matin avec leurs compagnes, au nombre de deux ou trois cents, 
sous la conduite d’un entrepreneur, sorte de contre-maitre d’es- 
claves. Elles feront 8 kilométres pour aller, 8 kilométres pour re- 
venir, sarcleront sans relache pendant dix heures, sépuiseront 4 
ce travail qui dépasse leurs forces. L’école, le ménage, la santé, 
tout en soufirira, mais au point de vue économique, le résultat 
sera irréprochable, car une plus grande somme de produits aura 
été obtenue 4 meilleur compte. 

Tandis qu’en Angleterre ef en Ecosse la grande propriété a fini 
par dépeupler les campagnes au profit des districts manufactu- 
riers, en Irlande, au contraire, le paysan n’a pas pu devenir art 
san, parce que les usines sont rares et les mines peu abon- 
dantes. La substitution a produit néanmoins ses effets désastreux, 
le paysan, vendant peu a peu sa terre, de propriétaire est devenu 
manceuvre et surtout fermier. 

Mais quel fermier, hélas! fermier d’un acre (un demi-hectare), 
avec une redevance de vingt-cing francs par an, payée au prix des 
plus grandes privations. 

La situation est devenue si intolérable, qu’a plusieurs reprises, 
les grands propriétaires ont été obligés de déporter leurs fermiers 
en Amérique, et je me sers 4 dessein du mot de déportation, car le 
malheureux fermier étail obligé de choisir entre le renvoi, qui était 
la mort ou l’émigration, préparée, facilitée et payée, il est vral, 
par le propriétaire. Ce n’était pas seulement par philanthropie que 
les grands seigneurs irlandais s'imposaient un si lourd sacrifice (le 
voyage de chaque émigrant leur revenait 4 prés de cent cinquanle 
francs), c’était en méme femps une spéculation bien entendue, car 





EN ANGLETERRE. 289 


la taxe des pauvres, et les non-valeurs des fermages, réduisaient 
leurs revenus a zéro. 

En dépit de ce reméde héroique, Ja situation d’un grand pro- 
priétaire irlandais est tovjours fort périlleuse. I] paye souvent de 
sa vie le mécontentement et Jes souffrances des paysans. De 1a 
l’sbsentéisme, nouvelle source de misére, d'oppressions et de vio- 
lences. 

Mais ce ne sont pas les maux dont souffre l’Angleterre ou les 
périls qui la menacent qui forment l’objet de ceite étude. C’est un 
inventaire qui nous occupe. Cet inventaire, avons-nous dit, s éléve 
4 une somme tolale de vingt milliards. Que signifie ce chiffre? 

lt est évident qu'il est plus élevé que la valeur annuelle des pro- 
duits britanniques, que des doubles emplois le grossissent. 

Par exemple, les rentes des particuliers qui ont leur fortune 
placée en fonds de I’Etat ne représentent pas une richesse du pays, 
puisque, tout au contraire, elles ne sont autre chose qu’une dette 
nationale. Mais, en dehors méme de cet article qui mérite d’occuper 
sa place dans le chapitre des déductions, il en est d’autres plus 
importants, et dont nous devons dire quelques mots. 

Procédons par des exemples particuliers, nous nous ferons mieux 
comprendre. 

X... a 100,000 livres de rente en terre. C’est-a-dire qu'il a troqué 
pour 400,000 francs, des produits agricoles contre de |’argent. Ne 
hous occupons pas de la forme plus commode qu’a revétue son re- 
venu, et supposons que ces 100,000 francs soient des sacs de blé 
resiés en sa possession. I) veut dépenser son revenu, il échangera 
donc une portion de ses sacs de blé contre d'autres produils : 
viande, legumes, voitures, etc. Jusque-la, aucune déduction 4 faire. 
lla fourni ses produits, on hui a rendu des produits. Mais il paye 
les services d'un grand nombre de domestiques qui ne sont pas 
employés 4 la production de son blé. Il paye 10,000 francs de gages 
dela sorte, par exemple. La apparaft une déduction importante a faire 
dans le total des revenus. Cette méme somme de 10,000 francs 
figure dans les 20 milliards : 4° au compte de X...; 2° a celui de 
ses domestiques, et cependant ces 20,000 francs ne représentent 
réellement que 10,000 francs de bié. 

Un médecin, un juge, un soldat, un gendarme, ne produisent pas, 
dans Je sens propre du mot, leurs revenus font donc double emploi 
avec ceux des producteurs qui letr ont fourni de quoi se vétir, se 
loger et s’habiller. 

Parmi ceux qui vivent ainsi du surplus de la production, sans lui 
fournir leur part, les uns sont utiles, les autres nuisibles. La faule, 
au reste, leur est moins imputable qu’a ceux qui les emploient. Si 








298 LA FORTUNS PUBLIQUE BT PRIVEE 


un grand propriétaire consacre son revenn & solder cinquante mille 
journées de terrassiers, mais que ce travail nait d’aatre emploi 
que les embellissements d’un parc, il est certain que cet amateur 
de l'art des jardins aura fort mal dépensé son argent; qu’il aura 
enfowi en terre use somme précieuse de travail humain. (est 
ainsi que les frais d’une guerre sont une perte séche pour une na- 
tion, c’est ainsi que le développement du luxe peut étre une cause 
d’appauvrissement pour un peuple. Heureusement, les mauyais 
emplois de la richesse sont rares et de peu dimportance. Les trois 
milliards de laristocratie anglaise se dépenseat, pour la plus 
grande partie, de la fagon la plus. utile. Les avares mémes sont une 
fortune, aussi bien pour leur pays que pour leurs hériliers. Mettre 
de cdté, du moment ot on n’enfouit pas des guinées dans une cas- 
sette, genre d’avarice passé de mode, c’est fournir des instrumeats 
de travail & ceux qui en manquent, c’est rendre des capitaux dispo- 
nibles et les mettre en circulation’. 

Ce qui est vrai de cette aristocratie dont l’opulence est sans égale 
dans le monde, l’est a fortiori des classes moyennes. Celles-la n’ont 
pas méme la possibilité d’abuser de leurs richesses. Un possesseur 
de 20 ou 350,000 livres de rente n’est pas le maitre de faire des fo- 
lies. Lorsqu’il a payé Véducation de ses enfants, son loyer, sa 
nourriture et les gages d’un domestique peu nombreux et indis- 
pensable, pour qu’il conserve la libre disposition de som temps, il 
lui reste une bien faible somme, et ce capitaliste-la n abusera jamais 
Ol presque jamais. . 

M. Baxter fait observer avee raison que la servanite d'un juge ou 
d’un médecin est un ouvrier aassi utile 4 la société qu’un mineur ou 
qu’un laboureur. Elle rend possible la eréation de produits qui en 
valent bien d'autres : Ja justice et la santé. 

-Néanmoins, et quelle que soit l’utilité sociale de ceux qui ne 
fournissent pas directement 4 la communauté des produits d’ordre 
matériel, il importe de distinguer leurs profits, gains ou revenus, de 


‘ Le mécanisme de Pépargne est une des découvertes les pus simples en appa- 
rence, et cependant le plus longtemps ignorées de Ja science économique. Un avare 
est, sans le savoir et sans Je vouloir, un bienfaitewr de l’'humanité. Il est facile de 
s’en rendre compte, il emploie son épargne a acheter ou des capitaux ou des biens- 
fonds. Celui qui vend se trouve ainsi en possession d’un capital disponible. Lors 
méme que ce vendeur ferait le remploi de son argent en rente sil a vendu de la 
terre, ou en terre s'il a venda de la rente; peu importe, il dégage soit directe~ 
ment, soit indirectement, une somme de capitaux qui trouve towours a la fin un 
emploi industriel. Mais, dira-t-on, l’avare en dépensant son revenu au lieu de le 
placer, l’aurait dépensé en salaires. Sans doute, dans un cas comme dans I’autre 
I’épargne ou Ja dépense se traduiront en salaires. Mais toutes les probabilités sont 
pour que les salaires de l’épargne soient raieux employés que ceux de la depense. 





EN ANGLETERRE. 291 


ceux des véritables producteurs, afln de se bien rendre compte 
du montant des sommes  retrancher du revenu brut de |’An- 
gleterre. 

En suivant les régies établies par le plus grand nombre des éco- 
nomistes, il faudrait diviser la population adulte d'une nation en 
deux classes. Les produeteurs et les non producteurs. La premiére 
classe comprend les propriétaires', les marchands, les industriels 
et les ouvriers de toute sorte, hommes ou femmes. La seconde ren- 
ferme les infirmes, les employés de l’Etat, les militaires, les hom- 
mes adonnés aux professions libérales, les mendiants, les domes- 
tiques de luxe et les rentiers de )’Etat. Cette distinetion est tant soit 
peu arbitraire, quoique généralement adoptée. Les économistes 
admettent, il est vrai, que le méme hemme peut avoir un double 
earactére : étre producteur pour une partie de son revenu, et non- 
prodncteur pour une autre. La difticulté ne git pas la. Mais ou com- 
mence le rile de la production, ot finit-il? Un chimiste est-il un 
productear? Non, dira-t-on, pas plus qu’un mathématicien ou qu’un 
asironome, et cependant, s'il déocouvre l'aniline, sil extrait de la 
houille des couleurs qui vont faire la richesse de plusieurs indus- 
tries, lui refuserez-vous la modeste qualité de producteur? 

Mais, a l’inverse, tel commercant, tel intermédiaire qui n’ap- 
porte, en réalité, qu'ume ulilité trés-contestable dans Je placement 
d'une marchandise, l’appelleres-yous producteur, parce que Jes 
gains de son industrie entreront pour une part dans le prix des pro- 
duits qu’il vend ou qu'il fait vendre? 

Cest afin de résoudre cette difficulié que M. Baxter propose d’in- 
troduire une troisiéme catégorie, qu’il appelle celle des auztliatres. 
Cest la classe qui travaille, mais qui, 4 proprement parler, ne 
fournit pas 4 la communauté des produits, qui ne lui apporte 
qu'une utilité morale, qu’une facilité, qu'un plaisir. A ce point de 
Yue, un détaillant doit étre classé parmi les auxiliaires. Le rdéle de 
la production est terminé quand le produit a &é mis 4 la portée des 
consommateurs. 

Mais si, pour s’épargner inutilement quelques minutes ou quel- 
ques pas, celui-ci s’adresse au détaillant, on ne saurait classer 
parmi les producteurs un intermédiaire qui ne procure qu'une uti- 
lité aussi restreinte. Autre exemple : une compagnie de chemin de 


‘ fl ne serait pas juste de refuser 4 un propriétaire foncier la qualité de produc- 
leur parce qu'il loue ses terres. Les arrangements qui interviennent entre lui et 
ceux qu'il emploie ne concernent que lui seul. On ne saurait ou s’arréter dans cette 
Voie si l'on vyoulait n’appeler producteur que celui qui a travaillé de ses mains 4 la 
confection de son produit. A ce compte-la un manufacturier, un entrepreneur et 
méme souvent un gros fermier comme ceux de Brie ne serait pas wn producteur. 





292 LA FORTUNE PUBLIQUE ET PRIVEE 


fer est productrice en tant qu'elle transporte des marchandises ou 
des voyageurs de commerce; elle est auxiliaire dans ses trains de 
plaisir ou dans ses transports de touristes. Les magistrats, les ar- 
tistes, les professeurs, etc., font ainsi partie de la classe des 
auxiliaires. = 

Cette classification adoptée : producteurs, auxiliaires, non-pro- 
ducteurs, on observera que le sommet du céne (les possesseurs de 
425,000 francs de rente et plus) est principalement producteur', 
Ja base (les travailleurs manuels) l’est tout entiére; les sections 
moyennes renferment en proportion variée des producteurs, des 
auxiliaires et des non-producteurs, mais ceux-ci étant exclusivement 
des rentiers de |’Etat. 

Aprés avoir ainsi établi la part que chacune de ces classes pré- 
léve sur le revenu total de l'Angleterre, aprés avoir indiqué la 
source habituelle de leurs revenus, aprés avoir montré que certains 
revenus, dérivés les uns des autres sous forme de rentes, salaires 
ou profits, font des doubles emplois dans I’addition’ générale, il 
nous reste 4 chercher quel est Je chiffre vrai du revenu de la 
Grande-Bretagne. En d'autres termes, 4 quelle somme faut-il ra- 
mener les 20 milliards qui expriment, non la richesse réelle, mais la 
richesse apparente des Anglais. 

Mais, d’abord, que faut-il entendre par cette expression : le re- 
venu d’une nation? Sur ce point encore, les économistes ne sont 
pas unanimes. 

Les uns désignent ainsi la somme totale des produits annuels 
amenés & leur élat de perfection, c’est-a-dire préts 4 étre consom- 
més ou échangés au deli des frontiéres. Les autres, distinguant 
entre les différents produits, prétendent que l’on ne doit faire 
entrer en ligne de compte que ceux qui sont destinés a Ja nourm- 
ture ou au vétement des hommes, tous les autres produits ne ser- 
vant, en quelque sorte, qu’a se procurer ceux-cl. 

Cette derniére théorie est celle de M. Baxter. Voici comment il 
résume : 

« Une nation dépense presque enti¢rement ses revenus 4 nourrir 
et a vétir ses membres. Une manufacture de tapis, par exemple, ne 
fait, en réalité, qu’échanger une partie de son avoir en tapis contre 
une certaine quantilé de céréales, et une autre partie de cet avoir 
contre une certaine quantité de vétements. » 

Cette théorie est ingénieuse, et si on ne ja pousse pas 41]’extréme, 
elle peut étre adoptée. Ce que veut dire M. Baxter est ceci : ceur 


! Jl ne faut pas oublier que les 8,500 possesseurs des 125,000 francs de rente et 
plus (le sommet du cone) sont principalement de grands propriétaires fonciers, ov 
de grands manufacturiers. 








EN ANGLETERRE. 2.3 


qui ne fabriquent pas des objets de premiére nécessité vivent, en dé- 
finitive, sur le travail et les produits des autres. 1] faut que le labou- 
reur produise plus de blé qu’il n’en consomme pour faire vivre tous 
ceux qui se livrent 4 d'autres métiers, et lorsque ces derniers ont 
paye leur vétement et leur nourriture, il ne leur reste presque aucun 
surplus. L’objet qu’ils ont fabriqué n’est donc, en définilive, que la 
représentation a peu prés exacte de la quantilé de blé qu'il leur’a 
fallu pour vivre ou de vétements qui leur a fallu pour se vétir. D’ou 
il faudrait conclure que pour établir le véritable revenu annuel d’une 
nation, il suffirait de connaitre la quantité et le prix du blé, dejla 
viande, des legumeset des vivres; des vétements et des outils annuel- 
lement consommés. 

Mais cette simplification n’est-elle pas tout au contraire une com- 
plication. Qu’est-ce que le vétement, qu’est-ce que la nourriture. Ou 
commence la ligne de démarcation; ot s‘arrétera-t-elle? Par ce mot 
de vétement, ne dois-je pas- entendre. également le couvert, l’abri, 
aussi indispensable & Phomme qu'une blouse ou qu’un pantalon. 
Ce n’est pas tout. Le vétement ne comprend-il pas tout ce qui a 
servi dle produire, machines, combustible et railways. C'est ainsi 
yue M. Baxter l’entend, et la classification qu’il propose lui semble 
sipeu pratique qu'il ne la mentionne, je crois, que comme un para- 
doxe économique, et qu’il se hate de rentrer dans le chemin battu 
et d’évaluer la richesse annuelle de la nation anglaise au moyen des 
produits de son industrie, de quelque nature qu’elle soit. 

aLa nation anglaise, nous dit-il, fabrique environ douze milliards 
et demi decalicot, de vétements, de machines, de grains et autres 
produits. C’est la le fruit de son travail industriel pendant douze 
mois. Il doit étre porté pour sa plus grande partie au crédit des pro- 
ducteurs comme revenu, c'est de lui que toute sa population duit vi- 
vre. Les Anglais échangent entre eux une portion de cette richesse, 
ils en mangent une partie, ils s’habillent avec une autre partie, ou ils 
la vendent aux autres nations, la transforment en numéraire, et 
Mmetlent ainsi de cété des épargnes et du capital. Mais les classes 
auxiliaires et non productives se nourrissent presque exclusivement 
sur le fonds commun, et c'est ainsi que leurs revenus sont portés 
en double dans la balance del’addition matérielle. Il importe de dis- 
linguer ces deux classes et de classer ainsi quel est le revenu primi- 
lifet vrai de la nation. 

« Les catégories de revenu qu'il s'agit de dislinguer, sont : 

«1° Les revenus des classes productrices. Revenus qui ont pour 
origine l’agriculture, les mines, les manufactures, le commerce en 
gros, les propriélés ou les capitaux possédés a l’étranger par des 
sujets anglais. | 





204 LA FORTUNE PUBLIQUE ET PRIVEE 


« 2° Les revenus de la classe auxiliaire. Revenus provenant des 
maisons, des transports et du commerce de détail. 

« 3° Les revenus des classes non produetrices, qui ont pour base les 
salaires de I'Etat, les professions libérales, la domesticité et les rea- 
tes de l’Etat. 

-« Une fois ces distinctions établies, il est facile d’établir la pro- 
portion du revenu total du Royaume-Uni, qui doit étre attribuée é 
chacune des trois classes. 

« En voici le tableau : 


CLASSES PRODUCTRICES, AUXILIAIRES ET NON PRODECIRICES 
Royaume-Uni, 1867. 


1° Classes productrices : Monfant du revenu. 

Agriculture. . . .’. . . 4,444,100,000 
Mines et manufactures, ete. 7,846,650,000 $° * 117290,750,000 
9° Classes auxilinires. . - . - Pere ore 4,900,000,000 
3° Classes non productrices.. - . 2. 6 6 ee ~~. © = -5,499,250,000 
20,350,000, 000 


« Ainsi le revena annuel et en gros de la nation est de 20 mil- 
liards 350 miltions, ou 800 milhons plus élevé que le montant total 
de la dette nationale. 

« Les revenus de la production qui proviennent de l’agriculture el 
des manufactures, sont de 12 milliards,.et peuvent étre cousidérés 
comme des gains de premi¢re main. 

« La classe auxiliaire posséde un revenu de 5 milliards, du en par- 
tie 4 des gains de premiére main, en partie 4 des profits de seconde 
main, pris et payés sur ces gains primitifs. 

«La classe qui ne produit pas posséde un revena de 5 milliards 
500 millions, enti¢rement de seconde main et prélevés sur les gains 
originaires. | 

«Le revenu net du Royawme-Uni, c’est-a-dire la production qu 
fait vivre toute la nation sur laquelle elle se nourrit, s’habille, paye 
des taxes et des dépenses, peut étre évalué entre 13 milliards 4/24 
15 milliards. Les revenus de seconde main, qui donnent qu reveal 
national une amplitude exagérée et qui sont prélevés sur les gains 
de premiére main, s élévent de 6 milliards 46 milliards 1/2. » 

15 milliards environ, tel est le revenu réel de l' Angleterre, c'est- 
4-dire le total de ses produits annuels de toutes sortes. Ces 15 mil- 
liards sont fournts pour un tiers par l'agriculture, pour les deux 
tiers par l’tndastrie. Quant aux cing milliards qui complétent le 
chiffre de 20 milliards que M. Baxter nous avait indiqué comme 
composant le revenu apparent de la Grande-Bretagne, ce sont les 








RN ANGEBTERRE. 295 


doubles emplois ou la circulation, selon le terme que I’on préférera, 
qui les fournissent, ee sont les classes auxiliaires qui les prélévent 
sur lefonds commu. A qat les empruntent-elles? A ceux qui les 
possédent, aux classes productrices, ouvriéres ou proupriétaires qui 
payent aux auxiliaires leurs services d’ordie morat avec une por- 
tion de leurs produits. La classe ouvriére a annvellement 8 mil- 
ards de salaires, les propriétaires ou manufaeturiers ont 7 mil- 
liards de revenu, dans quelle proportion les prolétaires et les 
propriétaires se partegent-ils la remise faite aux auxiliaires? Voila 
ce qu'il est difficilede préciser exactement. Il est probable cepen- 
dant qae ce sont les classes productrices élevées qui supportent la 
plus grande partie du fardeau’. 

15 milliards. Vorla, certes, un formidable actif. Aucune autre na- 
tion du globe ne posséde, relativement 4 sa population, une sem- 
blabhle richesse, et cependant nos voisins, en présence de cette 
accumulation prodigicase de produits de toute nature, sont loin 
d’éprouver les sentiments d’orgueil et de satisfaction que nous pour- 
rions leur supposer. Est-ce lappréhension que son trésor méme 
inspire 4 un avare? est-ce une convoilise plus grande? Non, c’est la 
conscience trés-nette d'une situation extrémement périlleuse. Dans 
ces 145 mihiards l’'agricultare n’ewtre que pour un tiers, le reste est le 
frait de Vindustrie et ducommerce.C’est dire que la Grande-Bretagne 
est inibutaive de Pétranger pour une portion considérable de son avoir, 
etqu’une guerre malheureuse qui fermerait ses ports, moins que 
cela, un progrés industriel accompli chez les nations ses rivales, la 
priverait de ses débouchés commerczaux et la réduirait & ses ressour- 
ces propres. Or, lorsqu’une nation envore au loin les produits de son 
sol ou de son industrie, que demande-t-elle en retour? Est-ce de 
‘argent? Non, assarément. Ce qu'elle réclame, ce sont des vivres 
ou des vétements, et c'est en cela que M. Baxter a raison lorsqu’il 
nous dit qu'un peuple ne travaille qu’en vue de s’assurer ce qui est 
nécessaive 4 lenourrir et 4 le couvrir. Le reste est fort peu de chose. 
Ces cotonnades, cette houille, ces fers, ces machines que lu Grande- 
Bretagne expédie sur tous. les points do globe, ils achétent quoi ? 
De bétail, des legumes, du thé, du vin et surtout du pain. Sans ses 
richesses minérales, sans son industrie merveilleuse, F Angleterre 
mourrait de faim a la lettre, son sel n’esf pas capable de la nourrir. 
Ur calcul W’arithmétique bien simple va rendre eetle vérité évidente. 
Les 5 milliards de produits agricoles divisés par les 50 millions 


' Ceci revient 4 dire que ce sont les gens riches qui font principalement vivre 
les professeurs, les artistes, les médecins, les avocats, les juges, etc., etc. Vérité 
incontestable. ; 


296 LA FORTUNE PUBLIQUE ET I-RIVEE 


d’habitants du Royaumc-Uni, donnent par chaque individu 166 
francs, c’est-a-dire quelque chose comme 45 centimes par jour. Nos 
voisins sont-ils en droit d’espérer qu'une culture plus étendue et de 
nouveaux procédés augmenteraient sensiblement cette récolte insuf- 
fisanie? Hélas non ! De tous les travaux auxquels se livrent les hom- 
mes, V’agriculture est celui ot la li ite du progrés est le plus prés 
d'étre alteinte, et nulle part l'agric...ure n'est plus perfectionnée que 
dans les trois royaumes. 

On comprend donc la tristesse et les sombres pressentiments des 
économistes anglais, quand le bilan de leurs affaires leur révéle cette 
vérité désolante que la plus riche nalion du globe est sérieusement 
n.enacce de devenir la plus misérable. Un jour, les Chinois, les Ja- 
ponais ou les Indiens apprendront 4 tisser leur coton ; sous peu les 
Belges, les Frangais ou les Allemands fabriqueront eux-mémes leurs 
fers. 

Dans un avenir peu éloigné, il restera donc seulement 4 l’Angle- 
terre, pour se procurer les denrées que son sol lui refuse et que le 
chiffre de sa population exige, quelques matiéres premiéres et 
ses houilles. Ces derniéres constituent la véritable richesse de nos 
voisins, celle qu’il n’est donné a aucune nation européenne de leur 
disputer. Mais la houille elle-méme s'épuise. Dans leur anxiété, nos 
voisins ont compté, comme un avare compte son trésor, ce qui leur 
reste de tonnes a extraire. lis ont admis dans leurs calculs que les 
progrés de la science enseigneraient a leurs mineurs le moyen de 
descendre & des profondeurs ou aujourd’hui la vie humaine est im- 
possible, ils ont eslimé tous ces débris, toutes ces scories que jadis 
ils rejetaient dédaigneusement, ils ont imaginé des bancs encore in- 
connus, et, en dépit de ces chances favorables, de ces progres, de 
ces économies, ils ont trouvé que dans trois siécles le charbon, ce 
pain noir des trois royaumes, serait entiérement épuisé. 

La prospérilé commerciale et financiére que leur révéle la balance 
de leurs aflaires, leur apparait donc comme le dernier rayonnement 
du soleil & son déclin. Leur organisation sociale profondément mo- 
difiée, leur influence politique annulée, leur prestige évanoui, tout 
annonce une Angleterre nouvelle réduite en puissance, en richesses, 
en gloire et en vertus. Le vieux tronc s épuise, et ce sont les rameaux 
transplantés au dela de l’Océan qui prouveront au monde, dans quel- 
ques siécles, la prodigieuse vilalité, l’admirable séve de la souche 
primitive. 


EN ANGLETERRE. 297 


II 


Le lecteur qui aura parcouru ces pages s’adressera ici, 4 coup sur, 
une question qui nait du sujet lui-méme. [lest sans doute fort curieux 
de connaitre, se dira-t-il, le revenu de l’Angeterre, mais il serait 
beaucoup plus intéressant de savoir quel est celui de la France. 
L’étude de la richesse publique chez nos voisins perdrait une grande 
partie de son utilité et de son intérét, si elle ne servait pas de point 
de comparaison avec la notre. 

Jai déja, au début de ce travail, indiqué que nous ne pouvions 
pasconnaitre exactement notre actif et notre passif : que les données 
nous manquaient, non par la faute de nos savants, mais par celle de 
l'administration francaise. 

A défaut de chiffres précis, nous pouvons cependant fournir quel- 
ques indications. 

La seule statistique qui soit faite en France d’une fagon remar- 
quable est la statistique agricole‘. Elle est trés-compléte, bien tenue 
a jour, trés-suffisamment exacte, et nous devons, pour étre juste, 


' Il y a plusieurs méthodes employées pour évaluer les produits agricoles, elles 
donnent des variations énormes dans les chiffres des rendements, mais ces diffé—- 
rences ne proviennent que de la maniére d'envisager les produits. Les uns esti- 
Ment tous les produits, méme ceux qui ne servent qu’a en fabriquer d'autres. Ils 
estiment par exemple le travail des animaux, le fumier de ferme, les pailles, les 
semences, etc. Ils arrivent de la sorte 4 établir le chiffre fantastique de quinzz 
milliards. Mais c’est un procédé semblable & celui qui consisterait 4 estimer : 4° le 
blé; 2° la farine; 3° le pain. La statistique officielle n’est pas entiérement exempte 
de ce défaut. Elle évalue 4 10 milliards les produits agricoles. Mais dans ce chiffre 
sont compris : les semences, les pailles qui font le fumier et les herbes et les cé- 
réales consommeés par les animaux de ferme. J'ai suivi une autre méthode. J’aj 
compté ; 4° tout ce qui sort du bois de la ferme ou de la chaumiére pour étre porté 
ou amené au marché; 2° tout ce qui est consommé en nature par le paysan ou le 
femier pour sa nourriture. A l’inverse de la statistique officielle, j'ai donc compté 
la viande, la vente des animaux, etc.; mais j'ai retranché les semences, les pailles, 
les céréales farineux ou betteraves consommés par les animaux de ferme. C’est ainsj 
que j'ai obtenu, en me servant des chiffres de la statistique officielle, la somme de 
7,640 millions. A l’égard des salaires des ouvriers agricoles, voici les données de 
Mon calcul : 

Agriculteurs adultes, huit millions, gagnant en moyenne 400 francs par an, a 
2francs par jour et 220 journées d’ouvrage. 

Femmes ou filles adultes d’agriculteurs, huit millions, gagnant en moyenne 
140 frances par an, 4 4 franc par jour et 172 journées d'ouvrage. 

Enfants en age de travailler, deux millions, gagnant en moyenne 103 francs par 
an, a 80 centimes par jour et 129 journées d’ouvrage. 

23 Ocrorne 1872. 20 





298 LA FORTUNE PUBLIQUE ET PRIVEE 


reconnaitre que rien d’aussi bien fait n’existe en Angleterre. Nous 
savons donc ce que la terre produit, nous ignorons ce que 1’indus- 
trie rapporte. La production agricole nous est connue a !’aide de don- 
nées positives, la production manufacturiére par des approximations, 
des 4 peu prés, des hypothéses. Une obscurité plus grande régne 
encore sur la distribution des fortunes entre les différentes classes de 
la société frangaise ; en dehors des cotes fonciéres ct des patentes, 
nous manquons a cet égard des premiers éléments d’information. 

Essayons cependant de coordonner les quelques faits qui sont a 
notre connaissance, et d’en tirer les déductions les plus simples’. 

Les produits agricoles hivrés 4 l'industrie, 4 1a consommation des 
hommes et a celle des animaux s’élévent 4 8 milliards environ. 

Ce sont huit millions de cultivateurs adultes qui les obtiennent. 
Ces huit millions de cullivateurs représentent une population totale 
de vingt millions d’dmes environ. 

Enfin, les gains de ces cullivateurs, en les ramenant a un salaire 
journalier, et en y joignant ceux de leurs femmes et de leurs en- 
fants, s'clévent a 4 millards 2 ou 300 millions. La part de Vagricul- 
ture ainsi faite, il s’agit d’établir celle de l'industrie. 

J’estime que les produits industriels amenés 4 leur état de perfec- 
tion, c’est-a-dire préts 4 étre ulilisés, consommés ou exportés, 
sans subir d'autres transformations, s’élévent 4 la somme de 8 mil- 
liards. 

Ainsi, 8 millards pour l’agriculture, 8 milliards pour l'industrie. 

Celte parifé entre les deux natures de produits n’est pas une ren- 
contre fortuite : nous le verrons tout 4 l’heure. 

Nous avons dit que les données qui pouvaient servir & évaluer avec 
un degré raisonnable de certitude les produits industriels étaient va- 
gues et peu nombreuses. 

Il en est un cependant sur lequel nous sommes complétement 
renseignés : c'est le chiffre de la population qui se consacre aux tra- 
vaux de la grande et de la petite industrie. Nous connaissons égale- 
ment le taux des salaires des différentes catégories de travailleurs, 
le nombre moyen des journées de chémage, la valeur de travail des 
femmes et des enfants. 

Sur les 57 millions de Frangais, 10 millions et demi appartiennent 
aux populations industrielles. 

Les salaires annuels des hommes, des femmes et des enfants réu- 


4 La seule statistique industrielle que le gouvernement nous ait récemment 
donnée est celle de Paris. La chambre de commerce de Paris, a publiéen 1866, un 
travail consciencieux sur l'état de l'industrie dans le département de la Seine 
en 1860. Nous trouverons dans cette enquéte des indications précieuses et qui 
jettent quelque lumiére sur l'industrie générale du pays. 





EN ANGLETERRE. 299 


nis forment la somme de 4,200 millions environ‘. Nous retrouvons 
encore ici une somme équivalente a celle des salaires agric: les. Seu- 
lement elle est répartie entre un plus petit nombre d'individus. - 
Les derniers chiffres que nous venons de donner ont un degré 
suffisant de certitude. Or nous croyons que la somme des salaires 
d'une industrie nous indique approximativement la valeur des pro- 
duits de cetle industrie. Il est évident qu’il y a un rapport constant 
el nécessaire entre le prix de la main-d’ceuvre et celui de l'objet fa- 
briqué. Ce rapport, selon nous, est de la moilié. Cette assertion peut 
sembler étrange au premier abord; car dans toutes les vérifications 
que nous pouvons faire journellement, nous voyons la main-d’ceuvre 
Dentrer que pour un cinquiéme ou un sixiéme dans le prix du pro- 
duit. A cet égard, l’enquéle de la chambre de commerce de Paris 
nous donne des renseignements précieux. Pour chaque corps d'état 
elle indique le salaire annuel de l’ouvrier et la moyenne de la pro- 
duction de cet ouvrier. Nous savons ainsi qu’un ouvrier qui gagne 
1,000 francs param a fait un travail d’une valeur de 40u 5,000 frances. 
A prendre les choses ainsi superficiellement, Ja main-d’ceuvre pour- 
rail étre évaluée 4 15 ou 20 pour 100 du produit; mais en y regar- 
dant de plus prés, on s’apercoit que le produit parisien, amené, en 
général, 4 son dernier degré de transformation, a subi déja cing, 
six, quelquefois dix manipulations successives, toutes frappées du 
droit de la main-d'ceuvre. Cette accumulation de travail se retrouve 
dans le prix des matiéres, dites premiéres, qui ont servi a fabriquer 
le produit ou qui entrent dans sa composilion. A ces 20 pour 140 de 
louvrier parisien il faut donc ajouter les 20 pour 100 de toutes les 
industries antérieures. Aussi, de méme que nous ne faisons pas trois 
produits agricoles du blé, de la farine et du pain, les 8 milliards de 
produits n'cxpriment dans notre travail que la valeur totale des pro- 
duits achevés. Nous ne compterons pas la houille, si elle a servi a 
fabriquer de l’acier, ni l’acier, s’il a été transfurmé en cordes in- 


5,780,006 oavriers et patrons, tant dans la 
grande que dans la petite in- 
dustrie. 

2,261,000 ouvriéres. 

Ce qui constituait, en y joignant les enfants, une population ouvriére de 9,904,000 

Individus. 

Depuis 1862, ce n'est pas estimer trop haut l’augmentation de la population ou- 
Wire que de |’évaluer 4 200,000 ouvriers et 250,000 ouvriéres, défalcation faite des 
Alsaciens-Lorrains. Je porte la journée moyenne des hommes 4 3 francs, celle des 
femmes a 2 francs, celle des enfants 4 75 centimes. Le nombre des journées d’ou- 
Wage a 250 pour Jes hommes et les apprentis, 4 200 pour les ouvriéres. Ce chiffre 
de deux cent-cinquante journées d’ouvrage n'est pas trop minime; car il faut tenir 
compte des ouvriers agés de plus de soixante ans. C’est le calcul, du reste, admis 
dans les enquétes du parlement anglais. 


En 18541, on comptait en France 





500 LA FORTUNE PUBLIQUE ET PRIVEE 


strumentales, ni les cordes elles-mémes, lorsqu’elles font partie d'un 
instrument. | 

‘Comment, dira-t-on, élablir toutes ces distinctions? Directement, 
répondrai-je, cela est impossible; indirectement, cela offre moins 
de difficultés. 

S’il nous était donné de connaitre le budget de chaque Francais, si 
nous pouvions savoir ce que chacun de nous dépense en nourriture 
et en produits industriels, il est évident qu’une simple addition nous 
indiquerait et le chiffre de la production agricole et celui de la pro- 
duction industrielle. 

Ce que nous ne pouvons faire pour chaque individu, nous pouvons 
le faire pour des types : choisir, par exemple, un ouvrier dans les 
conditions ordinaires de travail et de salaire, un paysan, un bour- 
geois aisé, un millionnaire. Leur budget est facile a établir, et nous 
pourrons trés-légitimement conclure d'un cas particulier bien choisi 
ala régle générale. Il serait trés-aisé de prouver ainsi : 1° que la 
consommation des denrées alimentaires entre au moins pour les trois 
cinquiémes dans le budget des ouvriers agricoles ou industriels; 
2° qu’une famille composée de quatre personnes, et possédant un 
revenu de 2, 3 ou 4,000 francs, dépense au moins la moitié de ce re- 
venu a se nourrir; 3° qu’au sommet de l’échelle, un pére de famille 
riche de 50,000 livres de rente (le millionnaire classique de Scribe), 
consacre au moins 12,000 francs 4 sa table, son éclairage et son 
chauffage. Le reste de son revenu n'est méme pas dépensé en objets 
industriels, un quart au moins sert a faire vivre les classes auxiliai- 
res, professeurs, juges, acteurs et ministres. 

Ainsi immense majorité des Frangais dépense une somme plus 
forte en produits agricoles qu’en produits manufacturés; une mino- 
rité importante partage son revenu par portions & peu prés égales 
entre ces deux chapitres de dépense; le trés-petit nombre, au con- 
traire, a davantage recours a |’atelier qu’a la ferme. 

Ces derniers formant !’exception, il doit en résulter que la nation 
consacre un peu plus de la moitié de son travail 4 sa nourriture. 
C'est ce qui a lieu en effet; car n’oublions pas qu’une partie de nos 
produits industriels ne sert qu’a acheter des denrées agricoles exo- 
tiques. | 

Nous avons vu précédemment que sur 15 milliards (valeur des 
produits anglais), 5 seulement étaient attribués 4 l’agriculture. Nous 
pouvons en conclure hardiment que 3 milliards environ, provenant 
de la vente des marchandises anglaises exportées, sont consacrées 4 
achat de vivres que le sol anglais ne produit pas‘. 


‘ En effet, nous voyons dans le tableau des douanes que ]’Ancleterre a importé 
en 1867, des denrées alimentaires pour une somme de 2,859,000,000 francs. 








EN ANGLETERRE. 304 


Les peuples que nous appelons arriérés ou pauvres ne travaillent 
guére que pour sassurer le boire et le manger; mais on peut, je 
crois, poser la régle que, dans | état actuel de notre civilisation, les 
nations les plus riches, l’Angleterre et les Etats-Unis, dépensent la 
moilié de leur revenu, c’est-d-dire de leur travail, 4 se procurer des 
denrées alimentaires. 

En résumé, le travail de |’Angleterre peut s’évaluer 415 milliards 
de francs, celui de la France & 16 ou 17. 

Remarquons sculement que les 15 milliards de nos voisins se répar- 
lissent entre 30 millions d’hommes, et les 17 altribués a la France 
entre 37 millions d’habitants. = 

Nous avons pu, 4 aide de la statistique agricole, du recensement 
de la population et de certaines enquétes, évaluer 4 peu prés la 
somme 4 laquelle s'éléve notre production agricole, manufacturiére 
et industrielle; nous pourrons encore, 4 Ja rigueur, déduire de ces 
chiffres le revenu brut de la France. Les doubles emplois, la rente 
publique, les créances hypothécaires, prélévement des classes auxi- 
liaires et non productrices sur le travail des producteurs, doit for- 
mer une somme d’environ 5 ou 6 milliards. Ce ‘sont ces 5 milliards 
qui font vivre les employés de I’Etat, les militaires, les artistes, les 
professeurs, les marchands au détail, le clergé, les magistrats, les 
domestiques et les simples rentiers, tous ceux qui ne produisent pas 
dans le sens strict du mot. Nous n’avons pas besoin de répéter ici 
ce que nous avons déja dit plus haut, c’est que ce prélévement des 
auxiliaires, ou autres, est non-seulement équitable, mais encore in- 
dispensable au fonctionnement d'une société civilisée. Les non-pro- 
ducteurs fournissent, pour la plupart, des produits d’ordre moral in- 
finiment plus utiles qu’urie'ligne dé chemin defer ou qu'un service 
de bateaux transatlantiques. 

Ce chiffre de 5 milliards, un peu hypothétique, nous devons en 
convenir, nous est fourni par ld comparaison de |’Angleterre. On se 
souvient que les économistes anglars, et M. Baxter entre autres, que 
hous avons pris pour guide, ont une double base pour appuyer leurs 
calculs. D’une part, ils connaissent par l’income tax les revenus de 
chaque classe; le total leur donne le revenu brut de leur nation; de 
Vautre, ils savent, comme nous pouvons le savoir, 4 combien s’élé- 
vent les produits de Jeur agriculture et ceux de leur industrie. C’est 
ainsi qu’ils nous disent : Les Anglais ont entre eux tous 20 milliards 
de revenu annuel; leurs produits agricoles et industriels valent 
{5 milliards, donc les 5 milliards de difference entre les deux chif- 
fres représentent les revenus qui font double emploi. 

Nous autres, nous n’avons que la seconde de ces données; mais elle 
hous suffit pour conclure que Ja somme des doubles emplois, nom- 


502 LA FORTUNE PUBLIQUE ET PRIVEE 


mée en général la circulation, doit étre sensiblement analogue 4 celle 
de nos voisins, parce que nos produits sont égaux aux leurs. Notre 
dette, élément important de cette circulation, est égale aujourd'hui 
4 la dette anglaise; notre budget est 4 peu prés semblable. L’analo- 
gie, si complete sur tant de points, est probablement compléte. 

En regard du tableau anglais tracons donc le tableau frangais. 


Angleterre. 
Produits agricoles. ........-406. 5,000 000,000 
Produits manufacturés. . . .. 6. +e > 10,000 000,006 
Circulation. . . ... 26 ee ee eee - 5,359,000,000 
TOMAS ie he Ee LS 20,559,000,000 
Franee 


Produits agricoles. . . 1... ...« =...  1,500,000,000 
Produils manufacturés. . . . 2... .- 8,000,000,000 


Circulation. « - © ee es ee 2 ©. oe = 5,500,000,000 
Total. . 2 2 es ee © 24,000,000,000 


DISTRIBUTION DU REVENU DE LA NATION ENTRE LES DIFPERENTES CLASSES 
Angleterre, 


Salaire des classes : Ouvriers. . «. - . © «  8,4144,000,000 


Revenu des classes auxiliaires et non pro- 
ductrices. Circulation, doubles emplois. 5,552,000,000 
Revenu fictif de la nalion. . . es. . 


Revenu des classes productrices, moyennes 6.889.000 .000 
et dlevées.. . oe ec cee eee , ? ) 


Total. . ¢ . - . . «© « 20,552,000,000 


‘France. 
Salaires des classes ouvriéres. .« . + « » «  8,600,000,000 


Revenu des classes auxiliaires et non pro- 
ductrices. Circulation, doubles emplois. 6,000,000,000 
Revenu fictif de la nation... 2.2... 


Revenu des classes productrices, moyennes 
et élevées ainsi que de la classe ouvriére, 
ses salaires déduits. . «os se ee 


Total. . . » « - - © @ 24,000,000,000 


6,400,000,000 





Ces tableaux comparatifs nous montrent : 4° que la France est 
aussi riche que l’Angleterre ; 2° que son sol lui fournit Jes produits 
alimentaires, la moitié 4 peu prés de ces produits de toute nature, 
tandis que l'Angleterre a un besoin impérieux de ses échanges 


EN ANGLETERRE, 505 


pour subvenir 4 l’insuffisance de ses denrées alimentaires; 5° que 
le salaire des travailleurs représente environ les trois cinquiémes de 
la production en France comme en Angleterre; 4° que les classes 
ouvriéres en Angleterre ne possédent que leur travail, tandis qu’en 
France, sur les six milliards quatre cents millions représentant le 
revenu des classes productrices, il faut prélever une part qui revient 
aux travailleurs en dehors de leur salaire. Nous dirons plus loin a 
combien cette part s éléve. 

Nous ne pouvons malheureusement mettre en regard que les chif- 
fres. Il edt été du plus grand intérét de tracer une figure analogue 
au pic de Ténériffe de M. Baxter. Etablir combien la France pos- 
séde de capitalistes jouissant de deux mille, cing mille, vingt mille 
el cent mille francs de revenu. Mais hélas! nous sommes forcés de 
convenir de noire ignorance. 

Une seule donnée nous est fournie par la statistique officielle. 
Nous connaissons le nombre, la valeur, la moyenne des cotes fon- 
ciéres 4 différentes époques. | 

On sait qu’une cote fonciére est la notification faite au contribuable 
de Ia part d’impdt foncier qui hi ¢ncombe dans la commune ou sont 
situées ses propriétés baties ou non baties. Le nombre de. ces coles 
est de quatorze millions et leur produit est de trois cent millions de 
francs. Les cotes sont plus nombreuses que les propriétaires 
(7,800,000) parce que ceux-ci sont astreints 4 recevoir autant de. 
cotes qu’ils ont de propriétés situées dans des communes différen- 
tes. On évalue en moyenne I’impdt foncier au dixiéme du revenu net, 
en sorte qu’une cote de cent francs, par exemple, suppose un re- 
venu de mille francs. Le revenu net imposable inférieur au revenu 
réel est estimé 4 trois milliards deux cent millions. 

Le relevé des cotes par catégorica été fait plusicurs fois. Exami- 
nons en premier lieu les cotes les plus élevées. 

En 1835, on complail en France treize mille cotes de mille francs 
et au-dessus, en 1842 ilen existait seize mille, en 1855 quinze mille 
huit cents. 

li n’est pas probable que le nombre de ces cotes maximum ait con- 
sidérablement augmenté depuis le dernier recensement, puisque de 
1842 4 1855, loin d’augmenter, elles diminuent. 

D'aprés ces données il semble qu’on peut établir que la France ne 
comple guére plus de seize mille personnes jouissant de plus de dix 
mille livres de rente en maison ou en fonds de terre. 

Ces coles additiunnées produisent 4 l’Etat vingt-six millions, qui 
représentent, pour ceux qui les payaient, un revenu total de deux 
cent soixante millions de revenu ou en moyenne, seize mille livres de 
tente par personne. Un calcul d’arithmétique bien simple démon- 








304 LA FORTUNE PUBLIQUE ET PRIVEE 


treraiten outre que les possesseurs de cent mille livres de rente en 
terre ou en maison ne peuvent pas étre plus de huit cents. 

Lors de la discussion qui eut lieu cet hiver a la Chambre au sujet 
de l’impdt sur le revenu, les chiffres cités plus haut ont été fournis 
par le ministre des finances et les conséquences qu’il en a déduites 
sont celles que je viens de rapporter. 

Il ne faudrait pas néanmoins s'imaginer que |’on est, grace 4 ce 
moyen, en possession d'une donnée certaine. L’autorité d’un minis 
tre, quelyue respectable et surtout respectée qu’elle soit en France, 
n'est pas loujours un sir garant des faits. Dans le cas présent, le 
nombre des cotes de mille francs n’indique pas exactement celui des 
propriétaires qui payent cette quotité d'impét. Ce nombre doit étre 
réduit d’une part, augmenté de l'autre: réduit, parce que plusieurs 
cotes peuvent s’accumuler sur la téte du méme propriétaire selon 

. qu'il posséde des biens-fonds dans plusieurs communes ou que dans 
une commune le percepteur lui délivre plusieurs bulletins, aug- 
menté parce que l’on peut payer mille francs d’impét foncier, sans 
avoir une cote de mille francs. 

Dans l’impossibilité of nous sommes, et ot M. le ministre se 
trouve comme nous, de rectifier les erreurs, acceptons les chiffres de 
la statistique officielle, et snpposons, ce qui ne doit pas étre trés-loin 
de la vérité, que les erreurs en plus et en moins se compensent. 

Nous pourrons figurer ainsi un tableau analogue a celui de l’éco- 
nomiste anglais. 


‘Cotes de 1,000 fr.) Possesseurs de dix mille livres'de rente et plus 


en biens-fonds.. ..3s..... 45,870 
( — 500 fr.) Possesseurs de cing mille livres de rente 

jusqu’a dix mille... ...... 36,862 
( ‘— 300 fr.) Possesseurs de trois mille livres de rente 

jusqu’éa cing mille. ....... 59,884 
( -— 400 fr.) Possesseurs de mille francs de rente 

jusqu’a trois mille. ....... 568,651 


- Mais ce tableau ne renferme que des propriétaires fonciers, en re- 
gard i! faudrait pouvoir placer la répartition des revenus provenant 
de l'industrie, du commerce ou des ventes, entre les classes moyen- 
nes ou élevées. 

A cet égard notre ignorance est absolue. 
Nous savons bien qu’en 4847 deux cent mille électeurs censitaires 
payaient deux cents francs au moins de contributions directes ou de 
droit de patente. 
A cette époque on pouvait dire que la France ne comptait a peu 
prés que deux cent mille personnes possédant soit en terres, soit en 


EN ANGLETERRE. 305 


maisons, soit en béncfices industriels, plus de deux mille francs de 
revenu. 

Mais depuis lors, si les revenus fonciers ne se sont accrus que 
dans une proportion connue et assez faible, les revenus commer- 
ciaux et industriels ont presque triplé. 

En 1847, les importations et exportations (commerce général) s’é- 
levaient au chiffre de deux milliards six cent millions; en 1868 elles 
ont atteint prés de huit milliards. 

L'impdt des patentes qui rapportait trente millions environ sous 
Louis-Philippe produit aujourd’hui au Trésor prés de soixante-dix 
millions. 

Nous pouvons done conclure de ces chiffres que les industriels et 
les commercants ont di senrichir etse multiplier dans une propor- 
lion énorme, mais comment partagent-ils leurs gains, voila ce que 
nous ignorons. C’est une somme de trois milliards et demi 4 répar- 
lir entre les grands et les petits industriels. 

Sur les auziliaires, sur les non-producteurs ou rentiers, nul ren- 
seignemept de quelque valeur. 

Mais il semble qu’une analogie assez rationnelle peul nous amener 
4 conclure que ce qui se passe et ce qui a été constaté en Angleterre 
doit avoir lieu en France,’ étant données les mémes circonstances. 

Un industriel, son commis, ses ouvriers doivent recueillir de leur 
capital, de leur temps et de leur travail un bénéfice semblable de 
chaquecdté du détroit, en tenant compte bien entendu, des exigences 
du climat et du prix des denrées alimentaires. 

Nous serions donc en droit de dire que les bénéfices de l’agricul- 
ture et de l’industrie doivent se répartir 4 peu prés de méme en An- 
gleterre et en France entre ceux qui produisent. Mais lorsque |’on 
fait entrer dans le probléme |’élément du capital acquis, l’obscurité 
reparait. 

En d’autres termes, le propriétaire foncier et |’industriel nous sont 
connus ; le capitaliste reste dissimulé. 

En Angleterre, point de petite et moyenne propriété fonciére ; en 
France, peu de riches possesseurs du sol, quelques centaines tout 
at plus. Les propriétaires moyens, et j’entends par la les possesseurs 
de trois ou quatre mille livres de rente en terre sont méme relative- 
ment peu nombreux; mais il suffit de parcourir une grande ville : 
Paris, Lyon ou Marseille, de s'informer du nombre et du prix des 
loyers de premiére classe pour se convaincre que la France compte 
dans son sein un nombre respectable de millionnaires. 

Ces grandes fortunes sont presque toutes en portefeuille. Nous ne 
pouvons pas établir leur nombre, mais nous pouvons indiquer la 
limite supérieure de ce nombre. 


$03 LA FORTUNE PUBLIQUE ET PRIVEE 


Cetle limite, elle nous est fournie par la comparaison avec |’ An- 
gleterre, et nous l’évaluons a cinquante mille a peu prés. 

La maniére dont le reveny de la France et celui de l’Angleterre se 
décomposent en revenus individuels va nous en fournir la preuve : 


France. | 
Salaires des ouvriers ou paysans. . . . . .  8,600,000,000 


Revenu en maisons ou en terre possédés par 
les sus-dits (cotes de 1 fr. 4100 fr.). . | 1,500,000,000 


Revenu des classes moyennes et supérieures 
jusqu’a 125,000 francs de rente. . . . 0,000, 000,008 


Grosses fortunes. . . 2. 0 2 2 0 6 © eo 500,000.000 
Total: 6.6: 6) ses r 21,000,000,000 


Angleterre. 
Salaires des ouvriers ou paysans. . . . . - %8,141,000,000 
Revenus en biens fonds des sus-dits. . . . Mémoire. 


Revenu des classes moyennes et supérieures 
jusqu’a 125,000 francs de revenu. . . 9,100 ,060,000 


Grosses fortunes... .... oe © © © e ~ =6 9, 193,000,000 
Tolalsen4- 4% « « « 20,364,000,000 


Ces tableaux comparatifs nous montrent d’une part que nos pay- 
sans possédent quinze cent millions de revenus qui n’ont pas leurs 
similaires en Angleterre, d’autre part, que la haute aristocratie bri- 
tannique jouit de plus de trois milliards de revenu et que la classe 
qui pourrait lui étre assimilée en France ne touche que trois cents 
millions par an. 

En Angleterre, on trouve neuf milliards & partager entre les clas- 
ses moyennes, en France, onze milliards & peu prés. Tout nous in- 
dique qu'il se passe pour les revenus industriels francais quelque 
chose d’analogue 4 ce qui existe pour les revenus fonciers, que les pe- 
tiles fortunes forment un total supérieur 4 celui des grandes et que 
si l’Angleterre ne compte que quarante-huit mille personnes, possé- 
dant plus de 25,000 livres de rente et moins de 125,000, on ne court 
pas risque de se tromper en indiquant le chiffre de cinquante mille 
comme le maximum du nombre des individus de la méme catégorie 
en France. 

Tels sont les seuls renseignements dignes de foi que nous ayons 
pu recueillir sur la distribution du revenu national entre les diffé 
renles classes de la société frangaise. Comparés 4 ceux que nous 
donne M. Baxter, ces renseignements sont peu nombreux et vagues. 
J'espére néanmoins que le lecteur trouvera dans notre travail les 


EN ANGLETERRE. 307 


principales notions.qui ont été recueillies jusqu’a ce jour et qu'il lui 
aurait fallu chercher dans un grand nombre de publications diffé- 
rentes. 

De tous les faits relatés dans ces tableaux comparatifs, le plus cu- 
rieux assurément est celui qui est relatif & 1a possession du sol. L’in- 
come tax nous apprend que le territoire de la Grande-Bretagne est 
l'apanage a peu prés exclusif de huit mille grands seigneurs et que le 
paysan anglais ne posséde pas. Les cotes fonciéres nous montrent, 4 
l'opposé, le paysan francais propriétaire du tiers de notre sol, et des 
bourgeois aisés, en nombre trés-considérable, se partageant les deux 
autres tiers 4 Vexclusion d'une aristocratie fonciére si peu nom- 
breuse qu'elle ne mérite pas de figurer dans les chiffres d’une sta- 
tislique. 

Etait-il nécessaire, au reste, pour constater ce fait, de consulter 
les livres, de compulser les documents, d’interroger les économistes? 
Naurait-il pas suffi de monter dans un wagon et de regarder par la 
porlitre? A peine avez-vous dépassé la bantieue de Londres que la 
vie humaine semble se retirer de ces champset de ces prairies qu’em- 
brasse votre regard. Le travail de Phomme se montre partout, il est 
vrai, et sous son aspect le plus savant, mais ’homme lui-méme est 
absent. De loin en loin, quelques maisons d’exploitation, pas de vil- 
lage, pas méme de chateau, celui-ci se cache d’ordinaire au fond du 
pare jaloux. En France, au contraire, le touriste anglais quia passé 
le détroit, doit étre étonné de cette mesquine apparence de la terre 
rapiécée comme un vétement de pauvre, grace 4 nos petits champs, 
de grandeur, de culture et de couleur variées aT'infini. Au pied de 
chaque coteau il apercoit un village, et presque dans chaque champ un 
étre humain penché sur la terre, homme, femme ou enfant. Qu’il 
aille au Nord, au Midi, & l’Est ou 4 !’Ouest, le méme spectacle s’offre 
4 sesyeux. Ce qui lui apparait peut-étre comme le signe de notre pau- 
vreté est, au contraire, notre force, notre orgueil, notre richesse et 
notre espoir. M. de Tocqueville, dans son dernier et admirable livre, 
nous montre la France de nos péres semblable & cet égard 4 la 
France de M. Thiers. Nous poussons trop loin peut-€tre cette pas- 
sion du sol qui améne parfois un morcellement facheux, mais a tout 
prendre la somme du bien |’emporte incontestablement sur celle du 
mal. 

Si nos ouvriers industriels sont inférieurs 4 leurs confréres bri- 
lanniques en salaires, en bien-étre et en bon sens, nos paysans n’ont 
point leurs pareils en Angleterre. His sont ouvriers et propriétaires 
ala fois. Les plus pauvres possédent une maison et un jardin. Le 
sentiment de la propriété tempére en eux les jalousies de classes. 
Cest grace a celte heureuse alliance du travail manuel et de la pos- 


303 LA FORTUNE PUBLIQUE ET PRIVEE 


session du sol que le paysan francuis fait preuve depuis soixante 
ans de cette sagesse qui a été notre salut et qui le sera peut-éire 
encore. 

Je dis peut-étre, car c’est a l'homme des champs que s’adresse 
de préférence aujourd’hui la propagande révolulionnaire. Le prétre, 
le soldat et le paysan sont nos trois sauvegardes. Chasser I’un, dé- 
sarmer |’autre et pervertir le troisiéme, voila le plus sdr moyen de 
triompher. 

Quel étrange triomphe! quelle singuliére victoire! Dans l’inven- 
(aire que nous avons fait de nos richesses, nous avons montré que 
nulle nation n’était en droit de se dire notre supérieure, que I’An- 
gleterre elle-méme n’aligne pas plus de milliards que nous sur les 
colonnes de son inventaire. Nous avons pu entendre dans la bouche 
méme de ses économistes l’aveu des inquiétudes que leur causait le 
peu de solidité de cette opulence. Mais ne nous enorgueillissons pas 
trop. Si la richesse des Anglais est précaire au point de vue écono- 
mique, elle est fortement assise au point de vue social; la ndtre, au 
contraire, facile 4 conserver, aisée 4 accroitre si nous n’avions a re- 
douter que l’épuisement de nos mines ou la rivalité de nos voisins, 
la nétre, elle dépend, hélas ! de ce qu'il y a de plus fragile ence 
monde, du caprice populaire. Qu’un vote imprudent s'échappe des 
urnes au prochain automne et la voila qui s’écroule ! 

Nous sommes sur le terrain économique et nous ne désirons point 
en sortir ; mais 4 ce point de vue méme trés-étroit se représente-t-on 
les ruines causées par une nouvelle révolution. Restreignons-nous 
encore et n’envisageons qu’un petit coin du tableau. 

Nous avons le papier-monnaie et nous avons, hélas ! pour long- 
temps. S'imagine-t-on la dépréciation de ce papier le lendemain du 
jour ow le citoyen Duportal aurait jelé par les fenétres de I’hétel de 
ville son prédécesseur, le citoyen Gambetta ? 

Ce jour-la, il n’y aurait pas d’assignats a craindre, l’assignat se- 
rait fait. Le paysan arrivant sur le marché avec sa viande ou son blé 
et auquel on remettrait en échange un morceau de papier, créance 
douteuse sur un gouvernement suspect, se haterait de troquer son 
assignat contre quelque chose de plus solide. Mais lorsqu’il verrait 
le prix d’une blouse, d’une charrue ou d'une paire de souliers varier 
d’une semaine a l’autre et d’une boutique a |’autre, selon la derniére 
nouvelle de Paris ou le degré de confiance du marchand, il se refu- 
serait bientét 4 troquer de Ja viande ou du pain contre un chiffon 
sali. Il exigerait de Vor, et comme nul ne pourrait lui en donner, il 
resterait au village, se bornant 4 faire du pain avec son blé et du 
fromage avec son lait. Il essayerait de vivre de la sorte, attendant 
des jours meilleurs, appauvri, sans doute, mais nourri. 





EN ANGLETERRE. 3u9 


Quant 4 l’ouvrier des villes, les premiers jours de fiévre et d’orgie 
passés, sa situation ne tarderail pas 4 devenir intolérable. De travail, 
de salaire, d’échanges, il ne serait plus alors question. Travaille-t- 
on lorsque l’on manifeste, qu’on monte sa garde, qu’on surveille et 
emprisonne le bourgeois, et qu'on fait et défait des gouvernements ° 
ou des municipalités ? Cependant il faudrait vivre. Sans doute, les 
ateliers nationaux, la solde de la garde civique, en un mot, la haute 
paye révolutionnaire ne seraient pas refusés au courageux enfant du 
peuple, au travailleur émancipé. Mais dans quelle monnaie, de grace, 
s'acquitterait-on envers lui? En papier, et de ce papier nul emploi, 
pas méme la possibilité d’une orgie au cabaret. C’est alors que les 
municipalités terrifiées par les menaces ou les violences de leurs pré- 
toriens affamés seraient forcées d’avoir recours 4 la seule ressource 
dont elles pourraient disposer : aux distributions en nature. Mais ce 
pain, ce vin, cette viande, comment se les procurer? le mode, 
hélas! est bien connu, Jes Prussiens nous l’ont cruellement ensei- 
gné. Ce mode, c’est la réquisition. On cerne un village, on rend le 
maire responsable sur sa vie, on dévalise l’étable, la grange ou la 
hergerie, et, la besogne faite, on remet fiérement 4 ses victimes un 
morceau de papier, un bon en ajoulant: nous ne sommes pas des 
voleurs ! 

Dieu préserve cette France si riche en milliards et si pauvre en 
bon sens d’une pareille liquidation ! 


Comte G. pe Lupre. 





LE DETACHEMENT DE LA PATRIE 


Dans le grand mouvement des idées qui marqua la fin du dix-hui- 
tiéme siécle, au milieu des troubles immenses de notre révolution 
sociale, une doctrine déja bien ancienne, mais redevenue alors neuve, 
tant elle était oubliée, ful tout d'un coup proclamée en France. Un 
Allemand, voyageur philosophe, Jean-Baptiste Clootz, se faisant, di- 
sait-il, l’oraleur, le champion, |’ambassadeur du genre humain, ré- 
pétait que le monde est notre patrie commune, que tous les peuples 
sont appelés 4 former une famille de fréres. 

L’instinct des nationalités ne devait pas étre ébranlé par ces pré- 
dications, et la haine de peuple 4 peuple ne se montra que trop dans 
les longues guerres qui ensanglantérent l’Europe, sous la République 
et sous le premicr Empire. 

Cette fraternité universelle que révait le baron allemand devait 
rencontrer plus tard d’autres adeptes. 

Lorsque la haine du nom francais eut sa premiére explosion 
au dela du Rhin, dans les vers enflammés de Becker, un grand 
poéte répondit a ces coléres par un chant demeuré célébre : 


Et pourquoi nous hair et mettre entre les races 
Ces bornes et ces eaux qu’abhorre I’ceil de Dieu? 
De frontiéres au ciel voyons-nous quelques traces? 
Sa volte a-t-elle un mur, une borne, un milieu? 
Nations ! mot pompeux pour dire barbarie ! 
L'amour s‘arréte-t-il ou s’arrétent vos pas ? 
Déchirez ces drapeaux; une autre voix vous crie : 
L'égoisme, la haine ont seuls une patrie, 

La fraternité n’en a pas! ! 


Ainsi chantait la muse sereine de Lamartine, et ces vers firent vi- 
brer alors chez plusieurs le sentiment qui l'animait lui-méme. Sept 


‘ Lamartine, La Marseillaise dela Paix. 





LE DETACHEMENT DE LA PATRIE. M4 


ans aprés, quand vint Ja deuxiéme République, un hymne populaire 
répétait par les milles voix de la foule que les peuples étrangers sont 
des fréres pour les Francais. Une guerre sans pitié nous a montré ce 
que valait le réve de la fraternité universelle; et pourtant, au lende- 
main de nos désastres, quand les plaies de la patrie saignent en- 
core, l’idée de Clootz et de Lamartine vient reparatftre tout d’un coup 
parmi nous, transformée et-inattendue. 

Devant cette nouvelle affirmation d'un sentiment que de terribles 
legons semblent autoriser 4 regarder comme une aspiration pré- 
maturée, sinon comme une pure utopie, il ne sera pas sans quelque 
intérét d’en examiner l'histoire, les manifestations intermittentes et 
diverses, de chercher dans l’étude du passé quelles peuvent étre, 
pour l’idée cosmopolite, les chances cachées de ]’avenir. 


Je la vois nailre chez les Grecs, dés le cinquiéme siécle avant 
notre ére. 

Au dire de Cicéron', de Plutarque*, d’Arrien*, Socrate se serait 
déclaré citoyen du monde. Démocrite’, Diogéne®, Théodore®, Cratés? 
enseignaient de méme que l’univers est la patrie del’homme. 

En méme temps, et sous une autre forme, un mot dont |l'auteur 
estdemeuré inconnu reproduisait, et si l’on peut le dire, matériali- 
saitla méme pensée : « La vraie patrie, disait-on, est le lieu ou nous 
trouvons le bien-étre®. » 

Telle fut la vaine semence jetée, au cinquiéme siécle, sur une 
terre ot le patriotisme avait enfanté tant de prodiges. 

Lorsque saint Paul expliqua aux Athéniens assemblés dans I’Aréo- 
page, le mystére de la résurrection, l’étonnement fut grand sans 
doute, car la doctrine était nouvelle *; mais le dogme qu’annongait 
Vapsire des gentils répondait a un instinct secret des Ames, & 1’es- 


‘ Tuseul. V, 35. 

' De Ezil. c. 5. Ed. Reiske, t. VIll,{p. 600. 

> Epict. Dissert.1, 9. 

* Stobeus, Florileg. 1V, 7. 

* Diogen. Laert. Diogen. Ed. Ménage, VI, 63. 

* Diogen. Laert. Aristipp. II, 99. 

"Diogen. Laert. Hipparch. VI, 98. 

* Euripid. apud Stob. Florileg. Ed. Gaisford, t. Il, p. 78; Aristoph. Plut. vers 
1454; Cic. Tusc. V, 35. 

* Acta Apost. xvu. 








312 LE DETACHEMENT DE LA PATRIE. 


poir dune vie meilleure. L’idée chrétienne grandit, fructifia, et 
nous pouvons en suivre de siécle en siécle la rapide diffusion. 

It n’en fut pas ainsi de la pensée jetée dans le monde aux temps 
antiques. Depuis |’Age od elle vit le jour, bien des années s'écoulent 
sans qu'elle reparaisse et la rareté méme des mentions postérieures 
4 sa premiére apparition semble montrer qu'elle n’y survécut guéres 
que comme une curiosité philosophique. Je ne la retrouve, pour ma 
part, qu’au premier siécle avant notre ére, et dans une piéce de 
l’Anthologie grecque ot un Syrien proclame, 4 l’exemple des vieux 
philosophes, que l’univers est notre patrie commune’. Puis le si- 
lence se fait encore, et c’est seulement aprés un bien long intervalle 
qu’Epictéte* et Plutarque‘ le répétent & leur tour. 

Tels sont les derniers paiens grecs chez qui je trouve un écho de 

_ la doctrine attribuée 4 Socrate. 

Si, d’aprés ce que mes recherches m’ont permis de voir et de 
constater, le sentiment qui nous occupe va s’oubliant, au lieu de se 
répandre, Je ne saurais m’en étonner, car l’examen des textes anli- 
ques moritre nettement a quel degré l’opinion commnne réagil con- 
tre l’idée philosophique. 

Alors que celle-ci fut émise, les lois ajoutaient anx peincs édic- 
tées contre les traitres et les sacriléges, P interdiction d’étre enseve- 
lis dans leur patrie. 

Dés le septiéme siécle, les restes d’un roi d’Arcadie, supplicié 
comme traitre aux alliés de son peuple, avaient élé jetés hors de la 
frontiére*. Nul n’échappait 4 ce chatiment supréme, et ceux-la 
mémé qu’on reconnaissait coupables aprés leur mort pouvaient étre 
exhumés et rejetés du sol natal. 

Ainsi avait-on fait a Athénes pour les ossements des impies qui, 
au mépris du droit d’asile, avaient égorgé devant les autels les mal- 
heureux partisans de Cylon’. 

Le plaidoyer de Lycurgue contre Léocrate fournit encore une 
preuve importante de l’application de la loi : « Phrynicus, rapporte 
Porateur, avait été tué la nuit, auprés de la fontaine des Saules, par 
Apollodore et Thrasybule; ses amis, arrétant les assassins, les 
avaient jetés en prison. Le peuple, instruit de ce qui s’était passé, 
les en tira, employa la torture, et examinant soigneusement I’af- 
faire, il découvrit que Phrynicus trahissait la patrie et que ses meur- 
triers étaient injustement détenus. Sur le rapport de Critias, on 


1 Sepulchralia, n° 447. 

* Arrian. Epict. Dissert. 1, 9, 1. 

> De Exilio, c. 5, t. VIII, p. 600. 

4 Pausan. IV, 22. Cf. Plut. De sera num. viad.,t. VIL, p. 168, 169. 

5 Thucyd. [, 126; Plut. De sera num. vind., t. VIII, p. 169; Pausan. VU, 25. 


LE DETACHEMENT DE LA PATRIE, 315 


rendit un décret ordonnant que le mort scrait accusé de trahison, et 
que, si le fait était prouvé, Je corps serait exhumé et jeté hors de 
lAttique, afin que le sol de la patric ne recouvrit pas méme les res- 
tes d’un misérable, (raitre 4 son pays ct a sa ville. On décida éale- 
ment que celui qui défendrait le mort, aprés qu’1l aurait été con- 
damné, serail frappé de la mémc peine. Greffier, dit l’orateur, prends 
le décret et donnes-en Jecture. Puis il ajoule : Juges, vous venez 
d'entendre ; les ossements d’un. traitre ont été exhumés et rejetés 
hors de l’Attique. Aristarque et Alexiclés ont été mis 4 mort pour 
lavoir défendu, et l’on n’a pas permis que leurs restes fussent en- 
sevelis dans le pays‘. » 

Certes des « ciloyens du monde, » comme les sophistes parlaient 
alors, se fussent peu émus de savoir en quel lieu reposeraient 
leurs cendres et, si le sentiment émis par l’école philosophique eut 
dominé le prétendu préjugé de l’attachement a la patrie, la loi 
serait devenue sans force et s’en fut trouvée comme abolie. 

ll n’en est point ainsi; au cinquiéme siécle, le cadavre du roi 
Pausanias est jeté hors du territoire de Sparte*; les restes de Thé- 
mistocle ne peuvent étre rapportés dans |’Attique*. La méme inter- 
diction alteint des exilés, Antiphon, Archéptolémus qui ne seront 
ensevelis, prononce le Démarque, ni dans I’Aftique, ni dans aucun 
des pays qui lui appartiennent’. 

Le procés des généraux vainqueurs au célébre combat des Argi- 
nuses alteste encore le maintien de la méme régle. « Jugez-les, di- 
sit le défenscur, jugez-les suivant la loi qui punit la trahison et le 
sacrilége. Elle veut que les traitres a la patrie, que les ravisseurs 
des choses saintes soient déférés a la justice, et que si le crime est 
constant, ils soient ensevelis hors du pays*. » 

Cette disposition se rctrouve entiére au quatriéme siécle. Nous le 
voyons en méme temps par la condamnation d Hypéride® et par le 
célébre discours qu’écrivit ce grand orateur pour étre prononcé par 
[ycophron : « Permettez, y dit l’accusé, permettez que j’appelle quel- 
qu'un de mes parents, de mes amis, qui me puisse venir en aide, a 
moi votre concifoyen, sans habitude de la parole et qui ne combats 
pas seulement pour ma vie, ce qui ne saurait inquiéter "homme de 
ceur, mais pour ne pas étre jeté cn exil et privé de reposer aprés 
ma mort dans le sol de la patrie’. » 

' Orat. contra Leocrat. § 1411. 

* Elian. Var. hist., 1V, 7. 

> Thucyd, L 138; Corn. Nepos, Themistoct. in fine. 

‘ Plutarch. Orat. vite. Antiphon. 

5 Nenoph. Hellen. 1, 7. 

© Plutarch. Orat. vite, Hyperid. 

™ Pro Lycophr. defensio. § 14. (Orat. Attici, éd. Didot, t. II, p. 418.) 

2% Ocrosre 1672. 








344 LE DETACHEMENT DE LA PATRIE. 


Quelques années aprés, |’ingralitude des Athéniens prononca con- 
tre Phocion cette peine redoutable' qui sappliquait encore quatre 
siécles pus tard, comme l’atteste Dion Chrysostome’. 

Telles sont les principales marques de la persistance d’une loi ri- 
goureuse 4 l’excés et qui aurait da s‘effacer et disparaitre , si elle 
n’ett rencontré dans les moeurs, dans Je sentiment public, la raison 
de son maintien et de sa vitalité. 

Etre banni & jamais de la patrie, savoir que l'on mourra loin 
d’elle et que, méme aprés le trépas, il ne sera pas donné d’y repo- 
ser, c’était la en effet unc pensée que I’on ne pouvait envisager froi- 
dement. En vain quelques-uns répétaient-ils que la vérilable patrie 
de ’homme est le lieu qui le nourrit*, que partout s’ouvre également 
la sombre voile qui conduil aux enfers’, lopinion réagissait contre 
un pareil enseignement. Les décrets, les monuments publics’, les 
traditions de histoire et dela mythologie, tout le passé rappelail aur 
Grecs et les devoirs envers le sol natal, et ladouleur de ceux qui ne 
pouvaient espérer y reposer. 

Au premier rang des écrivains illustres qui l’exposaient aux yeux 
de tous, figurent les grands tragiques athéniens. 

Sophocle met en scéne Electre pleurant le sort d’Oreste, mort sur 
une terre étrangére*. En méme temps que lui, Euripide peint aux 
yeux des Grecs les douleurs de Polynice exilé : 


« Etre privé de sa patrie, dit Jocaste 4 son fils , est-ce un grand 
mal ? 

« Trés-grand, et plus grand méme & souffrir qu’on ne_ saurait 
l’exprimer. | 

« L’espérance, dit-on, soutient l’exilé. 

« Son regard est souriant, mais le mal s’éternise. 

« La patrie, je le vois, est chére 4 tous les cceurs. 

« Plus chére que tu ne saurais le dire’. » 


Ainsi parlent Jocaste et le prince; et, plus tard, quand Polynice 
est frappé mortellement, sa derniére pensée le reporte vers le sol 
natal : « 0 ma mére, 6 ma sceur, dit-il, ensevelissez-moi dans ma 
patrie. Apaisez la cité irritée contre moi, et qu’au moins je sois re- 
couvert, aprés ma mort, par la terre qui m’a vu nailre®. » 


1 Plutarch. Phoc. in fine. 

* Rhodiaca, Orat. XXXI, éd. de Paris, p. 336. 

3 Voir ci-dessus, p. 314, note 8. 

4 Diog. Laert. Anazag. Arcesil., II, 10; V. 354. Cic. Teseul. I, 43. 

5 Pausan. Messen. 22. Plutarch, Orat. vite. Antiphon. 

6 Electr. Vers 864 et suivants. 

7 Eurip. Phenisse, vers 387 et suivants. 

® Vers 1447 et suivants. Veir encore l'Anthologie grecque, Sepulchratia, n° 259. 





LE DETACHEMENT DE LA PATRIE. 315 


Contre ceux qui répétaient le triste adage « la vraie patrie est le 
liea qui nous donne les biens matériels, » l’orateur Lysias trouvait 
des accents émus et indignés. « Les hommes qui, nés citoyens, 
voient la patrie dans chaque lieu of l'on rencontre le bien-ttre, la 
salisfaction des besoins de la vie et l’abondance, ceux-la, disait-il, 
seront insouciants du bien public et ne songeront qu’a leur propre 
intérét. Pour eux, la patrie, c est leur fortune et non pas leur 
cité'. » 

Voila pour les Grees du cinquiéme siécle, et les Ages suivants 
montrent quel peu d'action avait exercé la doctrine du cosmopo- 
litisme. | 

Par deux fois, Diogéne Laerce rapporte que l’exil fut reproché 
comme une honte au philosophe de Sinope*. De méme qu’autrefois 
Anaxagore®, le célébre cynique répond par un trait de sophiste; 
mais je doute que l'ingénieuse réplique de ce « citoyen du monde » 
ait pu faire admettre que la condamnation, le malheur et le deuil 
fussent pour ceux-l4 méme qui demeuraient au sein de leur cité na- 
tale. La vérité n’est pas dans une semblable argutie et je la reconnais 
moins dans les consolations imaginées par Jes philosophes, que dans 
les plaintes de ceux qu’ils trouvent pleurant le malheur de mourir 
a Pétranger’. 

« Je repose bien Join dela terre d’Italie, écrivait-on plus tard sur 
une tombe, je repose Join de ma patrie et celaest, pour moi, encore 
plus amer que la mort *. » De longues années se passent, et le poéte 
Diodore rappelle la triste fin de Thémistocle « enseveli, dit-il, dans 
une terre étrangére, sous une pierre qui n’est pas athénienne °. » 

Deux fois encore, aprés l’ére chrétienne, Plutarque constate que 
exil est regardé et reproché comme un opprobre. C’est, 4 ses yeux, 
un préjugé qu’il repousse comme indigne du sage’; mais si grand 
que puisse étre l’effort de ce clair et charmant esprit, avec quelque 
soin qu’il s’appuie de l’opinion des anciens philosophes, le coeur de 
"homme gardera le nuble don que lui a fait le Créateur, et la patrie 
lui demeurera éternellement chére et sacrée. 

Un traité attribué 4 Lucien qui, d’ailleurs, raillait, comme on le 
sail, le cosmopolitisme de Diogéne *, résume en quelques lignes les 


' Advers. Philon. (Orat. Altici, éd. Reiske, t. V, p. 872.) 
* Diogen. Laert. Diogen. VI, 49. 

* Diogen. Laert. Anaxag. II, 10. 

4 Diogen. Laert. Anaxag. Il, 8. 

* Anthol. greca. Sepulchralia, n° 715. 

* Anthol. greca. Sepulchralia, n° 14, 

” De Ezilio, t. VIll, p. 566 et 394. 

* Vilarum auctio. § 8 et 9. 





516 LE DETACHEMENT DE LA PATRIE. 


protestations des Grecs contre cette froide doctrine. « Les jeune gens 
aiment leur pays, mais les vieillards, dont l’esprit est plus mir, 
ressentent cette affection plus vivement encore. Chacun deux 
souhaite et s’efforce de venir mourir dans sa patrie; il aspire 4 con- 
fier ses restes au sol qui l’a nourri, a reposer dans le sépulcre de ses 
péres. C’est en effet une immense malheur qued’expirer et de laisser 
ses ossements sur une terre lointaine. Chacun s’empresse de retour- 
ner dans ses foyers, comme Ulysse, l’insulaire, qui dédaigne une vie 
de plaisirs et refuse méme l'immortalité pour étre enseveli dans 
cette chére Ithaque dont la fumée lui semble plus brillante que le feu 
qui luit chez }’étranger *. » 


II 


Ce ne sera pas, pour ainsi dire, entiérement quitter la Gréce que 
d’examiner au méme point de vue le sentiment d’un Israélite d’A- 
lexandrie. 

Philon recommande au sage de répondre a qui le menacera de 
Vexil: « L’univers est ma patrie *, » 

C'est le philosophe hellénisant qui parle ici, et non pas le Juif; 
chez ses fréresen religion, comme chez les Grecs, le sentiment public 
repoussait ia doctrine du cosmopolitisme. 

La tradilion méme en faisait une loi. Jacob et Joseph n’avaient-ils 
pas ordonné que leurs ossements fussent rapportés d’Egypte dans le 
pays de Chanaan *? 

Prés de deux siécles avant le Christ, un prétre indigne, Jason, 
mourut a létranger. « Ce fut 1a, dit le livre des Machabées, une juste 
punition de l’homme qui, lui-méme, avait exilé tant de malheu- 
reux *. » 

Aux yeux des Juifs, ainsi que pour les Grecs, c’était donc un su- 
préme malheur que d’étre enseveli hors de la terre natale. Nous en 
relrouvons plus tard une autre preuve. Quand Titus assiégea Jéru- 
salem, un généreux désespoir mit les armes aux mains de tous. 
Hommes et femmes montrérent, dans la défense, un méme acharne- — 


1 Patrie encomium, § 8,9, 414,12. . 

? Liber quisquis virtuti studet. Ed. Mangey, t. Il, p. 468. 
3 Genes., xivit, 29, 50; 1, 24. 

4 Il Machab. v, 9. 





LE DETACHEMENT DE LA PATRIE. 317 


ment; il s’'agissait de périr ou de garder le sol paternel. « S'il leur 
fallait devoir I’ abandonner, écrit Tacite, la vie devenait pour eux plus 
insupportable que la mort’. » 


Il 


Cependant que disparaissait la Gréce, une autre nation a grandi. 
Avec les arts, les sciences des vaincus, leur philosophie. a pénétré 
chez la race viclorieuse, et la vieille doctrine du cosmopolitisme 
tentera quelques pas sur la terre romaine. 

Cicéron est le premier Latin qui répéte et approuve le mot attribué a 
Socrate, ainsi que lefameux adage : Patria est .ubicumque est bene. 
L’exil, dit-il en commentant les paroles des philosophes grecs, l’exil 
n’est rien pour le sage qui ne peut étre frappé qu’injustement; et d’ail- 
leurs, quel cas faire d'une ville d’ot l’on chasse les honnétes gens? 
Ceux-la ne sauraient étre exilés, car il n'est point de lieu ot la 
vertu nail place °. 

Le méme mépris de l’exil reparait dans ces vers des Fastes ou le 
poéte nous montre Carmenta s’efforcgant de consoler son fils banni 
de l’Arcadie : . oe 


Omne solum forti patria est, ut piscibus sequor, 
Ut volucri vacuo quidquid in orbe patet?. 


1 4 


Mais ici influence des Grecs est peut-étre marquée mieux encore, 
car ces vers élégants ne sont rien autre chose qu’une imitation du 
distique d’Euripide : « Le ciel dans toule son, étendue s’ouvre de- 
vant oiseau de ad de méme la terre tout entiére est la patrie 
de homme de cceur *. 

Cest aussi sous la nein influerice que parle Sénaque; élevé par 
un maitre de l’école d’Alexandrie *. 

Dans sa Consolatio ad Helviam, le philosophe, banni de Rome, 
réunil et rapporte tous les arguments imaginés par les Grecs, depuis 
les plus anciens jusqu’a Plutarque, pour enseigner le mépris de 
Vexil. Cen’est, dit-il, qu’un de ces changements de lieu qu ‘acceptent 


' Hist. V, 45. Voir encore, pour ne rien négliger, un passage du livre attribué 4 
Hégésippe, De bello judaico et urbis Hieros. excidio, |. IV, c. 12. (Bibl. vet. Pa- 
frum. Lugd., t. V, p. 1177.) 

* Tuscul. V, 37; Pro Hilone, 37. 

> Ovid. Fast., I, 393. 

*Stob. Serm. 38. Ed. Gaisford, t. II, p. 88. 

* Epist. XLIX. 


318 LE DETACHEMENT DE LA PATRIE. 


si facilement les hommes '; il suffit aux bannis d’emporter avec eux 
leurs vertus * ; ce n’est point un malheur que d’étre privé de sa pa- 
trie ; le sage la retrouve partout *. Puis, pour répondre a objection 
qui reparaissait sur toules les lévres, Senéqueajoute que la honte ne 
s’altache pas toujours a l’exilé *. 

Je n’aurai point 4 faire delongs efforts pour montrer combien peu 
l’opinion acceplait ces spécieuses réveries. 

Les trois hommes que je viens de citer, Cicéron, Ovide et Sénéque 
seront les premiers 4 m’en fournir les preuves. 

En vain, dansla Consolatio ad Helviam, l'orgueil du stoicien se 
raidit contre une affliction trop réelle. La tradition d’école qui le 
soutient d’abord s'évanouira devantla prolongation du mal. A celui- 
la méme, qui fut ’honneur de Rome par ses nobles écrits comme par 
sa mort, l’exil arrachera des cris de faiblesse et de douleur. Sénéque 
ne trouvera, pour en exprimer les angoisses, d’autres expressions 
que celles des légendes funéraires. « Le bannissement, dit-il, c’est 
le tombeau. O terre de Corse, sois douce aux exilés ensevelis dans 
ton sein: sois légére aux cendres de ces malheureux descen- 
dus vivants dans le sépulcre’. Le coin ou je suis enterré, dit-il 
ailleurs, a vu souvent la clémence impériale venir exhumer et rendre 
4 Ja lumiére du jour des infortunés sur lesquels s’accumulaient des 
années de miséres °. » Aussi baise-t-il les pieds de Claude qu’il sap- 
plie. Pour consoler de la perte d’un fils ’homme puissant dont il 
implore l’appui, il veut, dit-il, verser avec lui ce que Dexil luia 
laissé de larmes 7. 

Que le coeur d’Ovide n’ait pas parlé, dans les vers ow il reproduitle 
distique d’Euripide, je n’en veux d’autres preuves que ses écrits 
mémes : la page immortelle des Tristes ot le poéte peint le déchire- 
ment de son départ pour l’exil*; le passage des Pontiques ou il sé 
crie: « Souvent j’implore le trépas ; souvent aussi je le supplie de 
m’épargner, afin que la terre des Sarmates ne recouvre pas mes res 
tes’. » C’est encore lui qui parle, et bien lui-méme, lorsque, fa 
contant la douleur d’Ariane abandonnée, il lui met 4 la bouche cette 
plainte : « Mon 4me infortunée s’envolera sous un ciel étranger™. » 


1C. VI. 

2 C. VIL. 

3 C. Xx. 

4C. XI. 

5 Eptgrammata, I. Cf. Philon, In Flaccum, § 19. 
6 Consol. ad Polyb., c. 32. 

7 Consol. ad Polyb., c. 21. 

8 Trist. 1, 3. 

® |. Pont. II, 59. 

10 Heroid. X, 121. 





LE DETACHEMENT DE LA PATRIE. 319 


Cicéron, que j'ai nommé d’abord, n’est pas plus fidéle aux doctri- 
nes qu’étalent ses traités d’apparat. Sa vraie pensée se montre dans 
une lettre familiére ou, sollicitant Marcellus exilé de faire appel ala 
clémence de César, il lui expose que son éloignement méme peut le 
désigner 4 la proscription et mettre son existence en péril: « Quant 
4 moj, lui dit-il, si la mort me menacait, j’aimerais mieux |’attendre 
dans ma patrie, dans ma maison, que sur une terre lointaine et 
étrangére. Telle est également la pensée de tous ceux qui t’aiment'.» 

Les textes se présentent en foule 4 qui veut connailre la for- 
tune qu'obtint, chez les hommes de race latine, la doctrine du cos- 
mopolitisme. : 

Nous ne voyons partout que sinislres paroles sur le malheur d’é- 
treexilé, d’étre enseveli hors de sa patrie, que veeux pour échapper 
aces cruelles miséres. Ici, c’est une plainté sur le sort de Caton dont 
Rome n'a pas recu les cendres*; 14, une imprécation contre Anni- 
hal que les dieux ont poussé au dela des Alpes, afin, dit le poéte, 
qu'un sol ennemi se refermét sur ses os ; ailleurs, c’est une femme 
redoutant d’étre ensevelie dans la contrée ot elle est retenue cap- 
live; ce sont des soldats tremblant 4 la pensée de périr sur une terre 
lomtaine>. Dans la Thébaide de Stace, un vieillard s’écrie : « Puissé- 
jé, un jour, reposer dans le pays de mes ancétres’. » Lorsque Sé- 
néque, banni de Rome, s’efforce de persuader 4 sa mére Helvia que 
Vexil n’a pas d’amertume, c’est, dit-il, contre le sentiment commun 
qu'il invoque les ‘consolations de la philosophie*. Chez les paiens du 
(roisiéme siécle, ainsi que l’attestent en méme temps et les Actes de 
saint Pionius et l'histoire de saint Cyprien, vivre ou mourir hors de 
son pays est regardé comme un cruel malheur °. : 

Une fable que rapporte Macrobe fait voir combien la tradition s’ac- 
cordait, sur ce point, avec l’opinion commune. « Hercule, dit-il, 
aprés avoir triomphé de Géryon, et ramenant en vainqueur, 4 tra- 
vers I'Ttalie, les troupeaux qu'il lui avait enlevés, jela dans le Tibre, 
du haut du pont que nous nommons maintenant Sublicius, des figu- 
res d’'homme en nombre égal a celui des compagnons qu'il avait 
perdus dans son voyage. Il voulait que le courant du fleuve, char- 
riant dans le mer ccs simulacres, les rendit a la terre paternelle, 4 
défaut des corps de ceux qui n’étaient plus’. » 

‘ Epist. 1V, 7. Voir encore le discours Pro Milone, c. 38. 

* Burmann, Anthol., t. 1, p. 402. 

* Sil. Ital. Punic., 11,573; IV,71; X, 545. 

4 ill, 212, 

5 Consol. ad Helviam, c. 5 in fine. 

© Acta S. Pionii, § 18. (Ruinart, Acta sincera, éd. de 1713, p. 149); Pontius, 


Vita S. Cypriani, c. 14. 
’ Saturnal. 1, 14. 


320 LE DETACHEMENT DE LA PATRIE. 


Comme les aulres textes de l’antiquité paienne, les inscriptions 
témoignent de l'atlachement a la patrie. La mention de la mort a 
Vétranger s’y trouve fréquemment, en effet, parmi les plaintes sur 
le sortdes défunts!; souvent aussiles marbres des idolitres mention- 
nent la translation de cendres pieusement rapportées sur la terre 
paternelle*. Etre ramenés, aprés la mort, dans le pays qui vous a w 
naitre, tel était le commun désir de ceux qu'elle venait surprendre 
loin de leur foyer. Aussi lorsque Octave dénonca au sénat le testa- 
ment élrange déposé par Antoine aux mains des Vestales, signala- 
t-il surtout 4 Pindignation Ja volonté qu’exprimait son rival d'étre 
transporté en Egypte, quand bien méme il viendrait 4 mourir dans 
Sa patrie®. - . 

Chez les Romains, ainsi que chez les Grecs, une loi ancienne im- 
pose aux bannis, comme une peine supréme, de n’étre point enseve- 
lis dans leur pays’. Rappelée par le jurisconsulte Marcien et admise 
trois siécles plus tard dans le Digeste*, cette disposition prouve, par 
sa reproduction méme, que le cours des lemps n’avail rien fait ga- 
gner dans les esprits 4 la doctrine du cosmopolitisme. 
 Ainsi devait sc montrer l’inanité de cet orgueil philosophique qui 
avait fait dire 4 Sénéque, niant les douleurs d’un exil qui devail le 
désespérer un jour: « Les sages cassent le plus souvent les décisions 
de }’opinion vulgaire®. » 


IV 


Parmi les anciens philosophes, un seul semble avoir entrevu le 
point par lequel les ames généreuses pouvaienlt étre accessibles 4 la 
doctrine de loublidu sol natal. Au milieu de ces froides maximes 
qu’ils se plaisaient 4 répéter, se dégage une parole singuliére par le 
temps ov elle fut prononcée, et que l’on dirait inspirée par un in- 
stinct de prescience. 

A quelqu’un qui lui reprochait d’oublier son pays, de se désinté- 


1 Boldetti, Osservazioni, p. 444 ; Bertoli, Le Antichita d Aquileja, p. 198 ; Henry, 
Recherches sur les antiquités des Basses-Alpes, p. 33; Lersch, Central Museum, Il, 
p. 41; Canat, Inscriptions antiques de Chdlon-sur-Saéne, p. 51. 

* Gruter, 578, 1; Passionei, Iscriz. ant, p. 74, n° 51; Neigebaur, Dacien, p. 471; 
Comarmond, Musée lapid. de Lyon, p. 555; Léon Renier, Inscr. de I Alg., n* 1169. 

3 Plutarch. Marc. Anton. §58 ; Cf. Dio Cass., L, c.3 et 4. 

4 Cic. Pro Milone, 38. 

& Dig., 1. 2, De Cadaveribus punitorum, L. XLVIII, tit. 13. 

6 Consol. ad Helviam, c. Y. 





LE DETACHEMENT DE LA PATRIE, 324 


resser des affaires publiques, Anaxagore répondit, en montrant le 
ciel: « Pensez mieux de moi; j’ai grand souci de ma patrie'. » 

Tel me semble étre le seul point de contact entre la pensée de 
détachement formulée par la philosophie et celle que devait inspirer 
le chrislianisme. | 

Le début d’une lettre adressée par un paien 4 saint Augustin, fera 
ressortir, tout d’abord, Ja profonde dissemblance des deux doctri- 
nes. « Je t’ai écouté volontiers, écrit Nectarius au saint évéque, 
lorsque tu nous invitais & honorer, 4 servir le Dieu supréme: j'ai ac- 
cueilli avec joie tes paroles, quand tu nous persuadais de lever les 
yeux vers la patrie céleste ;:car tu ne parlais pas, si je t’ai compris, 
d'une cité enceinte de murs, ni de celle que les dissertations des phi- 
losophes nous disent étre commune 4 tous, el qui comprend tout 
runivers. Tu nous désignais celle que le grand Dieu habite, et avec 
lui les Ames des justes, celle ot toutes les lois aspirent et tendent: 
par des routes, par des sentiers divers, celle que les paroles ne sau- 
raient définir, mais qu’il pourrait nous étre donné d’entrevoir par 
la pensée*. » 

Dés le premier siécle, !'Epitre a Diognéte avait tracé ce portrait du 
fidéle: « Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par 
le pays, ni par le langage, ni par les meeurs. Ils sont, selon que l'a 
voulu le sort, répandus dans les cités des Grecs comme dans celles 
des barbares, et suivant, pour le vétement, pour les choses del exis- 
tence matérielle, les usages de leurs compatriotes, ils offrent, 4 nos 
yeux, le spectacle incroyable et merveilleux de leur facon de vivre. 
llshabitent leur patrie, mais comme des étrangers. Toute région 
tlrangére leur est une patrie, toute patrie une région élrangére®. » 

- Pour Tertullien qui, plus tard, appuiera sur cette pensée’, le 
christianisme, c’est la vérité, étrangére en ce monde, et qui voit, 
dans le ciel, sa patrie, son espérance et sa gloire’. 

Ce ne sont pas la de vaines doctrines, et que I’on puisse oublier, 
comme le fit Sénéque; les fidéles les proclament au prix de leur 
sang. En voyant sainte Sabine amenée, & Smyrne, devant le tribunal, 
un paien lui crie : « Ne pouvais-tu donc mourir dans ta patrie? 
— Qu’appelles-tu ma patrie? » réplique la martyre *. Comme elle, 
devant le proconsul, les autres saints oublieront leur pays natal, et 
lorsque, suivant la régle, au début de l’interrogatoire, le magistrat 


‘ Diog. Laert. Anazag., Il, 7. 

2S. August. Epist. CIll, § 2 (Augustino Nectarius). 

> Epist. ad Diognet., c. 5. 

* Apolog. 58. 

5 Apolog. 1. 

§ Acta S. Pionti, § 18. (Ruinart, Acta sincera, p. 149.) 





322 LE DETACHEMENT DE LA PATRIE, 


les sollicitera de répondre sur ce point, ils opposeront ou le silence, 
ou celte seule parole : « Je suis chrétien'. » « Celui-la qui répond 
« ainsi, dit saint Chrysostome, a tout déclaré & la fois, patrie, pro- 
« fession, famille; le fidéle n’appartient 4 aucune cilé de la terre, 
« mais 4 la Jérusalem céleste. « L’apdtre l’a dit : notre mére, c'est 
« la libre Jérusalem d’en haut*. » 

Ainsi parlait, en Orient, vers la fin du quatriéme siécle, J’illustre 
évéque d’Antioche. Cent ans aprés, dans le fond du Norique, un 
apdtre du Christ, saint Séverin, faisait entendre les mémes ensei- 
gnements. 

On cherchait, sans oser le lui demander, dans quel pays était né 
cet homme, si grand devant Dieu. 

Un prétre italien, Pirménius, se hasarda pourtant un jour a par- 
ler, comme au nom de tous. — « Maitre vénéré, lui dit-il, quelle 
est la contrée d’ou le Seigneur a daigné tirer, pour ]’envoyer & nous, 
une si grande Jumiére? — Séverin répondit d’abord avec enjoue- 
ment : — Situ me prends pour un esclave fugitif, hate-toi donc de 
préparer de l’argent pour le prix de mon rachat, lorsque l'on vien- 
dra me réclamer. — Puis il ajouta d’un air grave : — Que sert-il au 
serviteur de Dieu de dire son pays ou sa descendance. Mieux vaut se 
taire, pour éviter tout mouvement de vain orgueil. Puissé-je, quant 
4 moi, m'y soustraire, en faisant le bien avcc l'aide du Christ, afin 
de mériter de m’asseoir 4 sa droite et d’étre inscrit au nombre des 
citoyens de la patrie d’en haut *. » 

L’une des pages les plus touchantes que nous ait laissées le saint 
évéque d’Hippone, s’inspire de la méme pensée. C’est le récit des 
derniers moments de sa mére expirant loin de son pays. 

a Ow étais-je? » dit saimte Monique sortie d'un long évanouisse- 
ment. a Puis nous voyant accablés de douleur, elle ajouta : — Vous 
ensevelirez ici volre mére. Je gardais le silence et je retenais mes 
larmes. Mon frére dit alors quelques mots comme pour faire com- 
prendre que la mort semblerait moins amére dans la patrie que sur 
un sol élranger. Elle entendit ; son visage devint sombre, ses yeux 
parurent reprocher 4 mon frére une pareille pensée; et, s’adressant 
a moi : — Tu vois ce qu'il dit, reprit-elle ; — puis, nous parlant a 
lous les deux : — Laissez mon corps en quelque lieu que ce soit, et 
ne vous troublez pas ; tout ce que je vous demande, c'est de vous 
souvenir de moi, 4 l’autel du Seigneur, partout ot vous vous trou- 
verez. — Quand elle m’avait dit, poursuit saint Augustin, le jour de 


‘ Voir mon Manuel d‘épigraphie chrétienne, p. 5 8. 

* Homil. in S. Lucianum, édit. Montfaucon, t. Il, p. 528. 

3 Vita S. Severini Noricorum apostoli, auctore Eugyppo. (Epist. auctoris ad Pa- 
schastum diaconum. Bolland. 8 jan.) 


LE DETACHBHENT DE LA PATRIE. 523 


Fentretien que nous edmes prés de la fenétre : — Que fais-je main- 
tenant ici-bas ? — j’avais déja compris qu'elle ne désirait pas mourir 
dans sa patrie. J’appris plus tard que, dans le temps de notre séjour 
4 Ostie, comme elle s’entretenait, un jour, avec quelques-un de mes 
amis, elle leur parlait, avec une confiance maternelle, du mépris 
de l’existence, du bonheur de mourir. Eux, s’étonnant, mon Dieu, 
de voir, dans une femme, cette vertu que vous Jui aviez donnée, lui 
demandaient si elle ne craignait pas de laisser sa dépouille loin de 
sa cité natale. Elle répondit : — Rien n’est éloigné de Dieu; je n’ai 
pas a craindre qu’a la fin des siécles, il ne me reconnaisse pas pour 
me ressusciter *. » 

A cété de ces actes de foi profonde, de cette pieuse confession de 
linanité des choses humaines, le dévouement au pays natal vivait, 
ardent et générenx, chez les fils de I’Eglise. Rien de matériel, je le 
répéte, ne se mélait pour eux au détachement de ce qui est périssa- 
ble ; nul d’entre eux n’enseignait l’oubli d'une contrée pour une autre 
contrée ; nul d’entre eux ne subordonnait, comme nous l’avons vu 
faire chez les paiens, l'amour de la patrie 4 la possession des biens 
d'ici-bas. Leur renoncement s'inspirait d’un sentiment plus haut ; 
partout ils savaient, disaient-ils, retrouver Dieu et se rapprocher du 
ciel par la priére*. 

L’'atlachement au sol paternel pouvait et devait garder sa place 
dans des coeurs nourris d'une telle pensée. L’Kglise le rappelait elle- 
méme, car au moment ou l’oubli des liens terrestres semble avoir 
fat tant de progrés dans les 4mes, saint Ambroise dil, comme au- 
trefois les plus dévoués enfants de la Gréce et de Rome: « Le ci- 
loyen doit se tenir plus heureux de conjurer les dangers de la pa- 
trie que d’échapper lui-méme a un péril*. » Savoir le pays sauvé, 
dut-on mourir pour lui, tel est le voeu d’un autre évéque *. 

Les actes répondent a ces paroles. | 

En méme temps qu'elle enseigne 4 lever les regards vers la cilé 
d‘en-haut, I’Eglise condamne et frappe les laches qui abandonnent 
les aigles romaines® ; quand viennent les jours de l’invasion, ses 
ministres s’honorent de rester au poste du péril dans les villes assié- 
gées* ou courrent au premier rang de ceux qui tentent d'arréter 


‘ 8. August. Confess. IX, 11. 

* Cf. S. August. Sermo 309 in nat. S. Cypr. mart. I, § 2. 

> De Offic. ministr. III, 3, 23. 

* Synesius, Epistola 107. 

* Concil. Arelatense, 1, n° 314, c. 3. Voir, sur ce texte, mon Manuel d’épigra- 
phie ehrétienne, p. 15. 

* S. August. Epist. 228, §8 (Honorato). 











324 LE DETACHEMENT DE LA PATRIE. 


les barbares!; et, si nous retrouvons alors chez quelques hommes 
ce triste affaissement qui avait autrefois saisi les Romains lorsque 
Varus et ses légions tombérent sous les coups des hordes garmaines’, 
ce n’est point que les pasteurs des dmes se soient épargnés pour 
montrer l’exemple. 

Au premier rang, nous voyons les évéques. N’est-ce pas Sidoine 
Apollinaire qui s’éprenant d’une piété filiale pour Ja ville des Ar- 
vernes dont il était Je pasteur, jetait le cri d’alarme, lorsque les 
Goths menagaient ses remparts? N’appelait-il pas -de toutes les forces: 
de son dme,. de son patriotisme, le retour du noble Ecdicius qui, 
nous dit-il, brisa et traversa, avec une poignée de cavaliers, les 
masses profondes des barbares qui avaient investi la place? N’est-ce 
pas lui qui, au lendemain d’un siége vaillamment soutenu, écrivait 
aun évéque de Marseille ces mots que, dans notre chére et géné 
reuse cilé, nul ne saurait lire sans quelque émotion: « Ces étran- 
gers qui bloquaient nos murailles et que nous avons souvent fait 
trembler dans leur camp, ont élé impuissants 4 nous épouvanter. 
Nous avons bravé le déndment, la flamme, le fer, l’épidémie; 
nous avons versé le sang ennemi, sans aliments pour réparer nos 
forces. Eh bien, s'il nous fallait encore, pour sauver notre indé- 
pendance, soutenir un siége, combattre, souffrir de nouveau la 
famine, nous saurions Ic faire avec joie*. » 

- Sur la terre d'Afrique, méme courage, méme exemple pour rele- 

ver les coeurs. Alors que invasion menace la Cyrénaique et que les 
soldats tremblants se cachent dans les montagnes, les prétres sou-: 
lévent les paysans et les ménent de léglise au combat. Le diacre 
Faustus saisit une pierre, tue un barbare, sempare de ses armes 
et renverse les ennemis. Synésius, l’évéque, se mulliplie ; il fait for- 
ger des lances, des épées, fabrique des arcs, demande a Séleucie 
des fléches légéres et rapides ; le tronc des oliviers sauvages lui four- 
nit des massues. « Nous n’avons pas de boucliers, dit-il, mais nos 
haches brisent ceux des barbares et la partie redevient égale. » Il 
vit sur les remparts et fait construire, pour les protéger, des ma-. 
chines de guerre. Préparer ainsi la défense ne suffit pas 4 son cou- 
rage ; 11 recommande ses enfants 4 son frére, puis monte a cheval et 
court a l’ennemi. « Le sang des Lacédémoniens, dit-il, coule dans 
mes veines et je me souviens du vieux mot de Sparte : cherche la 
mort dans la mélée et la mort te fuira’. » 


4 Synesius, Epist. 88, 107, 108, 413, 122, 125. 

* Dio. Cass. Cesar August. VI, 23. 

3 Sidon. Apoll.,1. Ill, Epist. 3. Ecdicio; 1. VII, Ep. 7, Domino Papz Graeco 
* Synesius, Epist, 88, 108, 143, 124, 125, 132. 





LE DETACIEMENT DE LA PATRIE. 395 


V 


Voila ce que, chez les anciens, j’ai pu retrouver jusqu’d cette 
heure, sur les attaques dirigées contre l’attachement a la patrie, sur 
la persistance de ce saint amour. 

Itn’a pas fléchi devant les lecons de ces illustres philosophes dont 
les doctrines eurent, parmi les paiens, un retentissement si vaste. 
Iln’a pas fléchi, dans les temps de trouble et de défaillance ot croula 
lédifice de la grandeur romaine. Dieu n’avait pas voulu permettre 
que ce sentiment, |’un des plus nobles qu’il edt placés en nous, put 
disparaitre de nos cceurs. 

Si l'heure n’en était pas venue, si la ruine du monde ancien 
n'a pu entrainer cette autre ruine, si le détachement de la pa- 
trie n’a pu alors s‘accomplir dans les Ames, l’épreuve est faile et — 
ceux-la qui le voudront exalter 4 leur tour passeront oubliés et dé- 
daignés comme le sophiste inconnu qui le premier osa penser et 
dire: « Notre véritable patrie est le lieu o& nous trouvons le bien- 
étre. » 

Avoir su conserver intact, au milieu de tant de révolutions, a tra- 
vers fant de siécles écoulés, le trésor du patriotisme, ce fut Vhon- 
nheur des anciens, ce sera le ndétre ; nul de notre temps ne voudrait, 
ne saurait oublier la noble parole de celui quifut 4 la fois un homme 
de bien et un grand philosophe: « L’amour de fa patrie méne a la 
bonté des moeurs et la bonté des meeurs méne a l'amour de la pa- 
trie!. » 

Epvonp Le Brant. 


' Montesquieu, Esprit des lois, |. V, c. 2. 


LA QUESTION DES PELERINAGES 


LOURDES, LA SALETTE, ETC. 


Pourquoi craindre d’écrire ces mots? Pourquoi ne pas reconnaitre 
qu’il se produit au milieu de nous un grand fait, une grande mani- 
festation — puisque c’est le terme usité aujourd'hui —- une mani- 
festation et de la miséricorde de Dieu et dela piété des hommes; un 
fait (nous ne pouvons pas prévoir ]’avenir), mais un fait qui contient 
peut-étre le germe de notre guérison. 

Est-ce qu'on a peur du surnaturel? Mais aprés tout (quoique je ne 
vienne faire ici ni philosophie ni théologie), aprés tout, qui croil en 
Dieu croit au miracle. S'il y a un Dieu, il est tout-puissant; s'il est 
tout-puissant, il peut se passer des causes secondes, comme il peut 
sen servir ; il peut faire des miracles aujourd’hui, comme jadis il a 
fait le miracle de la création. Il n’est pas besoin pour cela d’étre ca- 
tholique ni d’étre chrétien; tous tant que nous sommes, chrétiens, 
paiens, mahométans, idolatres, déistes méme (quand leur déisme a 
été sérieux), tous, dans les siécles passés, nous avons cru au surna- 
turel. 

Chose étrange! on ne veut pas croire au surnaturel, et on ena 
peur. « Ilse fait un miracle a votre porte, allez-y voir. — Non. Je 
me garderai bien d’y aller, de raisonner, de discuter, d’examiner.— 
Et pourquoi? — Parce quej’ai, a priori, la conviction qu'il n’y a pas 
de miracles. — Mais alors, quel inconvénient a y regarder? Si nous 
nous trompons, vous nous détromperez... » Mais non; au fond, 
cette conviclion négative dont vous vous vantez, vous la sentez si 
faible que vous avez toujours peur pour elle : le moindre examen, 
Je moindre fait la troublerait; vous ne voulez pas la risquer 4 une 
telle épreuve. Allez, vous croyez au surnaturel plus que yous ne vou- 
lez y croire. 


LA QUESTION DES PELERINAGES. 327 


Du reste, je ne viens pas discuter des fails sur lesquels l'Eglise 
peut ne s’étre pas encore définitivement et canoniquement pronon- 
cée, mais que les témoignages les plus graves, les incidents les plus 
propres 4 amener la lumiére, la décision épiscopale enfin — et une 
décision précédée d'un long examen et d'une attention circonspecte 
— recommandent a notre conviction. En pareille matiére, on peut 
le dire, PEglise est plus défiante que la raison humaine. Ce que, 
comme catholiques, nous ne sommes peut-étre pas encore obligés 
de croire, comme hommes raisonnables, depuis longtemps nous le 
croyons. 

Mais ce n'est pas sur ce cétéde la question que je veux m’arréter. 
Ce que je voudrais surtout examiner aujourd’hui, c’est, a cdlé et a la 
suite de l’ceuvre de Dieu, l’ceuvre des hommes; aprés la manifesta- 
tion de la toute-puissance, la manifestation de la foi. Au milieu des 
douleurs et des hontes des derniéres années, dans cette grande et 
humiliante défaillance de notre pays, nous n’avions pas eu de peine, 
nous chrétiens, 4 reconnailre les causes du mal et a proposer le re- 
méde. Le mal, depuis longtemps, était manifeste pour nous; nous 
savions bien que tous les sentiments élevés qui peuvent habiter le 
ceur de l’homme se tiennent Ics uns les autres, et, par leur racine, 
liennent 4 Dieu; nous savions que l’on n’ébranle pas la foi en Dieu 
sans ébranler plus ou moins tout ce qui est honneur, loyauté, jus- 
tice, vertu, amour de la famille, amour de la patrie; nous savions 
cela, et nous l’avions redit mille fois. Et, connaissant le mal, nous 
connatssions aussi le reméde. Le reméde, c’était le retour a ce Dieu 
qu’on avait abandonné; c’était l'aftluence autour de ces autels depuis 
longtemps désertés : le reméde, c’élait la France croyante; par suite, 
la France généreuse, forte, équitable, plus capable et d’obéissance et 
de liberté, et de monarchie, et de répub!ique ; c’était le patriotisme 
renaissant par la foi. Mais ce reméde, on n’en voulait pas ; le malade, 
accablé, mais non instruit par ses souffrances, au lieu de la coupe 
amére qui devait le guérir, reprenait la coupe emmiellée qui !’avait 
déja empoisonné. Nous attendions la lumiére, la raison, le réveil ; 
et la lumiére ne se levait pas pour notre pauvre pays, et Ja raison 
ne revenait pas a cette téte égarée, et cet endormi ne se réveillait pas. 
Serait-ce aujourd hui le réveil ? 

Voyez! il y a une France révolutionnaire. Celle-la court aux ha- 
rangues d'un tribun qui hier était roi, et qui prétend étre roi de- 
main (car, en général, on ne préche la république que pour é¢tre roi 
de la république). La, c’est la haine, c’est la folie, c'est livresse qui 
domine; on ne réve que révolution, destruction, pillage. Pas une 
idée, je ne dirai pas saine et vraie, mais seulement nette et précise; 
a vrai dire, pas une idée; des mots, rien que des mots, plus ou moins 


528 LA QUESTION DES PELERINAGES. 


sonores el rédondants en certaines bouches, chez la plupart vulgai- 
res et avinés. On prétend étre républicain, et ce qu’on déteste le plus, 
c'est la liberté. On prétend étre l’avenir, et on n’évoque autre chose 
que le hideux passé de 1793. On prétend... Non, on ne prétend plus 
étre patriote; car on a déclaré que « Vive la France! » est un cri 
sédilieux ; et, en face de l’invasion étrangére, on s'est empressé de 
ne pas la combattre; on s'est empressé au contraire, de dénoncer, 
de calomnier, d’insulter, de combattre, d’assassiner ceux qui la 
combattaient. 

A coté de cette France révolutionnaire, il y a aussi une France in- 
_différente; oui, c’est triste 4 dire, une France indifférente, en face 
des désastres et des humiliations qui ‘pésent sur nous; ure France 
que les Prussiens en Lorraine et en Champagne, M. Gambetta a Gre- 
noble, et 4 Paris l’insurrection encore palpitante, ne génent pas au- 
trement dans leurs affaires et n’attristent pas autrement dans leurs 
plaisirs ; unc France et un Paris qui se montrent, aVheure qu'il est, 
aussi {utiles et dévergondés que le fut jamats la France et le Paris de 
empire; qui ont repris tous leurs spectacles, tous leurs bals pu- 
blics, tous leurs cafés chantants; qui vont faire achever, pour leur 
satisfaction, le Nouvel Opéra, ce chef-d’ceuvre de folie et de mauvais 
gout. Voyez-vous? disent-ils, le passé est passé. Nos maisons se relévent, 
nos rues sont repavées, nos murailles sont reblanchies a Ja chaux; 
plus de trace bientét ni des obus prussiens ni du pétrole révolution- 
naire; le pétrole, mais est-ce qu'il a jamais cxisté? Les Prussiens! 
la Commune! qu’est-ce que cela? Histoire ancienne, légende, fable! 
peu importe. Ne voyez-vous pas qu'on recommence a gagner de 
l’argent et 4 se donner du plaisir? Cela durera plus ou moins de 
temps, mais profitons-en. Qu’il y ait eu des malheurs, des guerres 
civiles, des incendies, des massacres, c’est possible, mais c’est fini; 
embrassons-nous ; les victimes sont enterrées, oublions-les et am- 
nistions les assassins; que personne ne prononce une parole de 
deuil, de regret, d’indignation, d’inquiétude... jusqu’au jour ot le 
tonnerre tombera el nous écrasera de nouveau. 

Mais, grace 4 Dieu, ni celte haine, ni cette indifférence ne sont le 
lot de tous. A cété de la France révolutionnaire ct de la France in- 
souciante, il y a une autre France. Il y a, 4 des degrés divers, une 
France sincérement conservatrice, nonnéte, chrétienne, catholique; 
el, celle-la, ce m’est une joie et une espérance de la voir se 1 éveiller. 
Celle-14 n’est ni la France des clubs ni la France des cafés chantants. 
Elle, c'est une mére, une Rachel, qui, dans sa demeure désolée, 
pleurait ses enfants tombés sous le fer de l’ennemi et ne voulait pas 
étre consolée parce qu’ils n’étaient plus ; cette France-la portait si- 
lencieusement le deuil de son honneur amoindri et de son territoire 





LA QUESTION DES PELERINAGES, 529 


mutilé : elle priait, elle priait tout bas, comme il arrive trop sou- 
vent quand nul ne pric autour de nous. Mais, ces derniers jours 
venus, elle a trouvé qu’elle avait quelque chose de plus a faire. 
ll est des moments ot le deuil doit étre public et of la priére doit 
parler tout haut. Quand la France anti-chrétienne, pour employer le 
langage du jour, s’affirme si bruyamment ailleurs, la France chré- 
lienne, elle aussi, n’a-t-elle pas le droit de s'affirmer? On lui con- 
teste ce droit, je le sais bien; mais elle l’a et elle le garde. Elle 
laisse d'autres aller, s’ils le veulent, vénérer saint Garibaldi dans 
ces provinces ou il a fait tant de bien aux Prussiens et tant de mal 3 
la France. Elle va, elle, librement, modestement, sans bruyants ap- 
pels, sans fumulle, mais aussi sans dissimulation et sans honte, ado- 
rer Dieu et prier Marie en des lieux ow il a plu 4 Dieu de donner aux 
hommes, par la bouche